Fromont jeune et Risler aîné

Chapitre 2HISTOIRE DE LA PETITE CHÈBE. TROIS MÉNAGES SUR UN PALIER

À Paris, pour les ménages pauvres, à l’étroit dans leursappartements trop petits, le palier commun est comme une pièce deplus, un agrandissement du logis. C’est par là que l’été un peud’air arrive du dehors, là que les femmes causent, que les enfantsjouent.

Quand la petite Chèbe faisait trop de train à la maison, sa mèrelui disait : « Tiens ! tu m’ennuies… va jouer sur lecarré. » Et l’enfant y courait bien vite. Ce palier, audernier étage d’une ancienne maison où l’on n’avait pas ménagél’espace, formait comme un grand couloir, haut de plafond, protégédu côté de l’escalier par la rampe en fer forgé, éclairé par unelarge fenêtre d’où l’on voyait des toits, des cours, d’autresfenêtres, et plus loin le jardin de l’usine Fromont apparaissantcomme un coin vert dans l’intervalle des vieux murs gigantesques.Tout cela n’avait rien de bien gai, mais l’enfant se plaisait làbeaucoup mieux que chez elle. Leur intérieur était si triste,surtout quand il pleuvait et que Ferdinand ne sortait pas.

Cerveau toujours fumant d’idées nouvelles, qui par malheurn’aboutissaient jamais, Ferdinand Chèbe était un de ces bourgeoisparesseux et à projets comme il y en a tant à Paris. Sa femme,qu’il avait d’abord éblouie, s’était vite aperçue de sa nullité etavait fini par supporter patiemment et du même air ses rêves defortune continuels et les déconvenues qui suivaientimmédiatement.

Des quatre-vingt mille francs de dot apportés par elle etgaspillés par lui dans des entremises ridicules, il ne leur restaitqu’une petite rente qui les posait encore vis-à-vis des voisins,comme le cachemire de madame Chèbe, sauvé de tous les naufrages,ses dentelles de noces, et deux boutons en brillants, très petits,très modestes, que Sidonie suppliait parfois sa mère de lui montrerau fond du tiroir de commode, dans un antique écrin de veloursblanc, où le nom du bijoutier s’effaçait en lettres dorées vieillesde trente ans C’était là l’unique luxe de ce pauvre logis derentiers.

Longtemps, bien longtemps, M. Chèbe avait cherché une placequi lui permit de mettre quelque chose au bout de leurs petitesrentes. Mais cette place, il ne la cherchait que dans ce qu’ilappelait le commerce debout, sa santé s’opposant à touteoccupation assise.

Il paraît, en effet, qu’aux premiers temps de son mariage, alorsqu’il était dans les grandes affaires et qu’il avait à lui uncheval et un tilbury pour les courses de la maison, le petit hommeavait fait un jour une chute de voiture considérable. Cette chute,dont il parlait à tout propos, servait d’excuse à sa paresse.

On ne restait pas cinq minutes avec M. Chèbe sans qu’ilvous dit d’un ton confidentiel : « Vous connaissezl’accident arrivé au duc d’Orléans ?… » Et il ajoutait entapant sur son crâne déplumé : « Le pareil m’est arrivédans ma jeunesse ».

Depuis cette fameuse chute, tout travail de bureau lui donnaitdes éblouissements, et il s’était vu fatalement relégué dans lecommerce debout. C’est ainsi qu’il avait été tour à tourcourtier en vins, en librairie, en truffes, en horlogerie, et biend’autres choses encore. Malheureusement, il se lassait, ne trouvaitjamais sa position suffisante pour un ancien commerçant à tilbury,et, petit à petit, à force de juger toute occupation au-dessous delui, il était devenu vieux, incapable, un véritable oisif prenantle goût de la flâne, un badaud.

On a beaucoup reproché aux artistes leurs bizarreries, leurscaprices de nature, cette horreur du convenu qui les jette dans dessentiers à côté ; mais qui dira jamais toutes les fantaisiesridicules, toutes les excentricités niaises dont un bourgeoisinoccupé peut arriver à combler le vide de sa vie ?M. Chèbe se faisait certaines lois de sorties, de promenades.Tout le temps qu’on construisit le boulevard Sébastopol, il allaitvoir deux fois par jour si « ça avançait ».

Personne ne connaissait mieux que lui les magasins en renom, lesspécialités ; et bien souvent madame Chèbe, impatientée devoir aux vitres la tête niaise de son mari pendant qu’ellereprisait activement le linge de la maison, se débarrassait de luien l’envoyant là-bas… « Tu sais bien, là-bas, au coin de larue Chose, où l’on vend de si bonnes brioches. Ça nous fera undessert pour dîner. »

Et le mari s’en allait, prenait le boulevard, flânait auxboutiques, attendait l’omnibus, passait la moitié de la journéedehors pour deux brioches de trois sous qu’il rapportaittriomphalement en s’épongeant le front.

M. Chèbe adorait l’été, les dimanches, les grandes coursesà pied dans la poussière de Clamart ou de Romainville, le train desfêtes, de la foule. Il était de ceux qui allaient contempler touteune semaine avant le 15 août les lampions noirs, les ifs, leséchafaudages. Et sa femme ne s’en plaignait pas. Au moins ellen’avait plus là cet éternel geigneur rôdant des journées entièresautour de sa chaise avec des projets d’entreprises gigantesques,des combinaisons ratées d’avance, des retours sur le passé, la ragede ne pas gagner d’argent.

Elle non plus, n’en gagnait pas, la pauvre femme ; maiselle savait si bien l’épargner, sa merveilleuse économie suppléaittellement à tout, que jamais la misère, voisine de cette grandegêne, n’était parvenue à entrer dans ces trois chambres toujourspropres, à détruire les effets soigneusement reprisés, les vieuxmeubles cachés sous leurs housses.

En face de la porte des Chèbe, dont le bouton de cuivre luisaitbourgeoisement sur le carré, il s’en ouvrait deux autres pluspetites.

Sur la première, une carte de visite fixée par quatre clous,selon l’habitude des artistes industriels, portait le nom de« Risler, dessinateur de fabrique ». L’autreavait une petite plaque de cuir bouilli et cette suscription enlettres dorées :

MESDAMES DELOBELLE

OISEAUX ET MOUCHES POUR MODES.

La porte des Delobelle était souvent ouverte et montrait unegrande pièce carrelée où deux femmes, la mère et la fille presqueune enfant, aussi pâles, aussi fatiguées l’une que l’autre,travaillaient à un de ces mille petits métiers fantaisistes dont secompose ce qu’on appelle l’article de Paris.

C’était alors la mode d’orner les chapeaux, les robes de balavec ces jolies bestioles de l’Amérique du Sud, aux couleurs debijoux, aux reflets de pierres précieuses. Les dames Delobelleavaient cette spécialité.

Une maison de gros, à qui les envois arrivaient directement desAntilles, leur adressait, sans les ouvrir, de longues caisseslégères, dont le couvercle en s’arrachant laissait monter une odeurfade, une poussière d’arsenic, où luisaient les mouches empilées,piquées d’avance, les oiseaux serrés les uns contre les autres, lesailes retenues par une bande de papier fin. Il fallait monter toutcela, faire trembler les mouches sur des fils de laiton, ébourifferles plumes des colibris, les lustrer, réparer d’un fil de soie labrisure d’une patte de corail, mettre à la place des yeux éteintsdeux perles brillantes, rendre à l’insecte ou à l’oiseau sonattitude de grâce et de vie.

La mère préparait l’ouvrage sous la direction de sa fille ;car Désirée, toute jeune encore, avait un goût exquis, desinventions de fée, et personne ne savait comme elle appliquer deuxyeux de perles sur ces petites têtes d’oiseaux, déployer leursailes engourdies.

Boiteuse depuis l’enfance, par suite d’un accident qui n’avaitnui en rien à la grâce de son visage régulier et fin, DésiréeDelobelle devait à son immobilité presque forcée, à sa paressecontinuelle de sortir, une certaine aristocratie de teint, desmains plus blanches. Toujours coquettement coiffée, elle passaitses journées au fond d’un grand fauteuil, devant sa table encombréede gravures de modes, d’oiseaux de toutes les couleurs, trouvantdans l’élégance capricieuse et mondaine de son métier l’oubli de sapropre détresse et comme une revanche de sa vie disgraciée.

Elle songeait que toutes ces petites ailes allaient s’envoler desa table immobile pour entreprendre de vrais voyages autour dumonde parisien, étinceler dans les fêtes, sous les lustres ;et rien qu’à la façon dont elle plantait ses mouches et sesoiseaux, on aurait pu deviner la tournure de ses pensées. Dans lesjours d’abattement, de tristesse, les becs effilés se tendaient enavant, les ailes s’ouvraient toutes grandes, comme pour prendre unélan furieux loin, bien loin des logements au cinquième, des poêlesde fonte, des privations, de la misère. D’autres fois, quand elleétait contente, ses bestioles vous avaient un air enchanté devivre, bien l’air crâne et mutin d’un petit caprice de mode…

Heureuse ou malheureuse. Désirée travaillait toujours avec lamême ardeur. Depuis l’aube jusque bien avant dans la nuit, la tableétait chargée d’ouvrage. Au dernier rayon du jour, quand la clochedes fabriques sonnait tout autour dans les cours voisines, madameDelobelle allumait la lampe, et, après un repas plus que léger, onse remettait au travail.

Ces deux femmes infatigables avaient un but, une idée fixe quiles empêchait de sentir le poids des veilles forcées. C’était lagloire dramatique de l’illustre Delobelle.

Depuis qu’il avait quitté les théâtres de province pour venirjouer la comédie à Paris, Delobelle attendait qu’un directeurintelligent, ce directeur idéal et providentiel qui découvre lesgénies, vînt le chercher pour lui offrir un rôle à sa taille.Peut-être aurait-il pu, surtout au commencement, trouver un emploimédiocre dans un théâtre de troisième ordre, mais Delobelle nevoulait pas se galvauder.

Il aimait mieux attendre, lutter, comme il disait !… Etvoici de quelle façon il entendait la lutte.

Le matin dans sa chambre, souvent même dans son lit, ilrepassait des rôles de son ancien répertoire, et les damesDelobelle frissonnaient en entendant résonner derrière la cloisondes tirades d’Antony ou du Médecin des enfants,déclamées par une voix ronflante, qui se mêlait aux mille bruits demétiers de la grande ruche parisienne. Puis, après le déjeuner, lecomédien sortait jusqu’à la nuit, allait faire « sonboulevard », c’est-à-dire se promener à tout petits pas entrele Château-d’Eau et la Madeleine, le cure-dent au coin de labouche, le chapeau un peu incliné, toujours ganté, brossé,reluisant.

Cette question de la tenue avait pour lui beaucoup d’importance.C’était une de ses plus grandes chances de réussite, l’appât pourle directeur, ce fameux directeur intelligent, à qui l’idée neserait jamais venue d’engager un homme râpé, mal mis.

Aussi les dames Delobelle veillaient soigneusement à ce que rienne lui manquât : et vous pensez s’il en fallait des oiseaux etdes mouches pour arriver à nipper un gaillard de cettecarrure ! Le comédien trouvait cela très naturel.

Dans sa pensée, les efforts, les privations de sa femme et de safille ne s’adressaient pas à lui positivement, mais à ce géniemystérieux et inconnu dont il se considérait en quelque sorte commele dépositaire.

Entre le ménage Chèbe et le ménage Delobelle il y avait unecertaine analogie de position. Seulement, chez les Delobelle,c’était moins triste. Les autres sentaient leur vie de petitsrentiers rivée autour d’eux, sans horizon, toujours pareille ;tandis que, dans la famille du comédien, l’espoir et l’illusionouvraient partout des vues superbes.

Les Chèbe étaient comme des gens logés dans une impasse. LesDelobelle habitaient une petite rue sale, noire, sans jour ni air,mais où devait passer prochainement un grand boulevard. Puis madameChèbe ne croyait plus à son mari, tandis que par la vertu de ceseul mot magique « l’art ! » sa voisine n’avaitjamais douté du sien.

Et cependant, depuis des années et des années, M. Delobelleprenait inutilement le vermout avec des agents dramatiques,l’absinthe avec des chefs de claque, le bitter avec desvaudevillistes, des dramaturges, le fameux machin auteur deplusieurs grandes machines. Les engagements ne venaient toujourspas. Si bien que, sans jouer une fois la comédie, le pauvre hommeavait glissé des jeunes premiers : aux grands premiers rôles,puis aux financiers, puis aux pères nobles, puis aux ganaches…

Il s’y tenait ! À deux ou trois reprises, on lui avaitprocuré le moyen de gagner sa vie en essayant de le placer commegérant d’un cercle ou d’un café, surveillant dans de grandsmagasins, aux Phares de la Bastille, au Colosse deRhodes. Il suffisait pour cela d’avoir de bonnes manières,Delobelle n’en manquait pas, grands dieux !… Ce qui n’empêchepas qu’à toutes les propositions qu’on lui faisait, le grand hommeopposait un refus héroïque.

– Je n’ai pas le droit de renoncer au théâtre !…disait-il.

Dans la bouche de ce pauvre diable, qui n’avait pas mis lespieds sur les planches depuis des années, c’était irrésistiblementcomique. Mais on n’avait plus envie de rire quand on voyait safemme et sa fille avaler nuit et jour de la poussière d’arsenic etqu’on les entendait répéter énergiquement en cassant leursaiguilles sur le laiton des petits oiseaux :

– Non ! non ! monsieur Delobelle n’a pas le droitde renoncer au théâtre.

Heureux homme, à qui ses yeux à fleur de tête, toujours souriantd’un air de condescendance, son habitude de régner dans les dramesavaient fait pour toute la vie cette position exceptionnelle d’unroi-enfant gâté et admiré ! Lorsqu’il sortait de chez lui, lesboutiquiers de la rue des Francs-Bourgeois, avec cette prédilectiondes Parisiens pour tout ce qui louche au théâtre, le saluaientrespectueusement. Il était toujours si bien mis ! Et puis sibon, si complaisant… Quand on pense que tous les samedis soirs,lui, Ruy-Blas, Antony, Raphaël des Filles de marbre,Andrès des Pirates de la Savane, s’en allait, un carton demodiste sous le bras, rapporter l’ouvrage de ses femmes dans unemaison de fleurs de la rue Saint-Denis…

Eh bien ! même en s’acquittant d’une commission pareille,ce diantre d’homme avait tant de noblesse, de dignité naturelle,que la demoiselle chargée de vérifier le compte Delobelle étaittrès embarrassée pour remettre à un gentleman aussi irréprochablela petite semaine laborieusement gagnée.

Ces soirs-là, par exemple, le comédien ne rentrait pas dînerchez lui. Ces dames étaient prévenues. Il rencontrait toujours surle boulevard un vieux camarade, un déveinard comme lui, il y en atant dans ce sacré métier, à qui il payait le restaurant, le café…Puis, très fidèlement, et on lui on savait gré, il rapportait lereste de l’argent à la maison, quelquefois un bouquet à sa femme,un petit cadeau pour Désirée, un rien, une bêtise. Quevoulez-vous ? Ce sont là les habitudes du théâtre. On a sivite fait dans les mélodrames de jeter une poignée de louis par lafenêtre : « Tiens ! drôle, prends cette bourse et vadire à ta maîtresse que je l’attends. »

Aussi, malgré leur grand courage, et quoique leur métier fûtassez lucratif, les dames Delobelle se trouvaient souvent gênées,surtout aux époques de morte-saison pour l’article de Paris.Heureusement le bon Risler était là, toujours prêt à obliger sesamis.

Guillaume Risler, le troisième locataire du carré, habitait avecson frère Frantz, plus jeune que lui d’une quinzaine d’années. Cesdeux Suisses, grands, blonds, forts, colorés, apportaient dansl’air étouffé de la sombre maison ouvrière des mines de campagne etde santé. L’aîné était dessinateur à la fabrique Fromont et payaitles mois de collège de son frère, qui suivait les cours de Chaptal,en attendant d’entrer à l’École centrale.

En arrivant à Paris, tout embarrassé de l’installation de sonpetit ménage, Guillaume avait trouvé dans le voisinage des damesChèbe et Delobelle des conseils, des renseignements, une aideindispensable à ce garçon naïf, timide, un peu lourd, gêné par sonaccent et par son air étrangers. Au bout de quelque temps devoisinage et de services mutuels, les frères Risler faisaientpartie des deux familles.

Aux jours de fête, leurs couverts étaient toujours mis dans l’unou l’autre endroit, et c’était un grand contentement pour ces deuxdépatriés de trouver en ces pauvres ménages, si modestes, si gênésqu’ils fussent, un coin de tendresse et de vie familiale. Lesappointements du dessinateur, très habile dans son métier, luipermettaient de rendre service aux Delobelle au moment du terme,d’arriver chez les Chèbe en grand oncle, toujours chargé desurprises, de cadeaux, si bien que la petite, dès qu’ellel’apercevait, courait à ses poches, grimpait sur ses genoux.

Le dimanche, il emmenait tout le monde au théâtre ; etpresque tous les soirs il allait avec M. Chèbe et Delobelledans une brasserie de la rue Blondel où il les régalait de bière etde prachtels salés. La bière et le prachtel,c’était son vice. Pour lui il n’avait pas de plus grand bonheur qued’être assis devant une chope entre ses deux amis et de les écoutercauser, en ne se mêlant que par un gros rire ou un hochement detête à leur conversation, en général un long débordement deplaintes contre la société.

Une timidité d’enfant, des germanismes de langage toujoursconservés dans cette vie de travail absorbant, le gênaient beaucouppour exprimer ses idées. En outre, ses amis lui imposaient. Ilsavaient en face de lui l’immense supériorité de l’homme qui ne faitrien sur celui qui travaille ; et M. Chèbe, moinsgénéreux que Delobelle, ne se gênait pas pour la lui faire sentir.Il le prenait de très haut, M. Chèbe ! Pour lui, un hommetravaillant comme Risler, dix heures par jour, était incapable, ensortant de là, d’exprimer une opinion intelligente. Quelquefois ledessinateur, arrivant harassé de la fabrique, se préparait à passerla nuit pour des travaux pressés. Il fallait voir l’air scandaliséde M. Chèbe.

« Ce n’est pas à moi qu’on ferait faire un métierpareil ! » disait-il en se rengorgeant ; et ilajoutait en regardant Risler bien en face avec l’œil inquisiteurd’un médecin en visite : « Vous, quand vous aurez eu unebonne attaque… »

Delobelle n’était pas aussi féroce, mais il le prenait encore deplus haut :

Le cèdre ne voit pas une rose à sabase.

Delobelle ne voyait pas Risler à ses pieds.

Quand par hasard il daignait s’apercevoir de sa présence, legrand homme avait une certaine façon de se pencher vers lui pourl’écouter, de sourire à ses paroles comme à celles d’unenfant ; ou bien il s’amusait à l’éblouir avec des histoiresd’actrices, lui donnait des leçons de tenue, des adresses defournisseurs, ne comprenant pas qu’un homme qui gagnait tantd’argent fût toujours mis comme un pion d’école primaire. Le bonRisler, convaincu de son infériorité, essayait de se fairepardonner par une foule d’attentions, de petits soins, obligé àtoutes les délicatesses, n’est-ce pas ? puisque c’était luil’éternel bienfaiteur.

Entre ces trois ménages vivant sur le même carré, la petiteChèbe mettait le trait d’union de ses allées et venuesperpétuelles.

À toute heure du jour, elle se glissait dans l’atelier des damesDelobelle, s’amusait de leur travail, regardait toutes cesbestioles, et déjà plus coquette que joueuse, si dans le voyage unemouche avait perdu une de ses ailes, un colibri son collier deduvet, elle essayait de se faire une parure de ces débris, depiquer cette note vive dans les frisons de ses cheveux fins.Désirée et sa mère riaient de la voir se hausser sur la pointe dupied jusqu’à la vieille glace ternie, avec des minauderies, desfrétillements. Puis, quand elle avait assez de sa propreadmiration, l’enfant, de toute la force de ses petits doigts,rouvrait la porte, et, gravement, la tête droite, de peur dedéranger sa coiffure, allait frapper chez les Risler.

Il n’y avait là dans la journée que Frantz l’écolier, penché surses livres de classe, faisant son devoir bien raisonnablement.Sidonie entrait ; adieu l’étude ! Il fallait tout quitterpour recevoir cette belle madame coiffée d’un colibri, censé uneprincesse qui viendrait lui rendre visite au collège Chaptal pourle demander en mariage au directeur. C’était vraiment singulier devoir ce grand garçon, poussé trop vite, jouer avec cette fillettede huit ans, se rapetisser à ses caprices, l’adorer en lui cédant,tellement que, plus tard, lorsqu’il en devint tout à fait amoureux,personne n’aurait pu dire à quelle époque cela avait commencé.

Si choyée qu’elle fût dans ces deux intérieurs, il arrivaittoujours un moment où la petite Chèbe se sauvait à la fenêtre dupalier. C’est encore là qu’elle trouvait sa plus grandedistraction, un horizon toujours ouvert, quelque chose comme unevision de l’avenir vers laquelle elle se penchait curieusement etsans frayeur, car les enfants n’ont pas de vertige. Entre les toitsd’ardoises inclinés l’un vers l’autre, le grand mur de la fabrique,les cimes des platanes du jardin, les ateliers vitrés luiapparaissaient comme une terre promise, le pays de ses rêves. Cettemaison Fromont était pour elle le dernier mot de la richesse.

La place qu’elle tenait dans tout ce coin du Marais, enveloppé àcertaines heures de sa fumée et de son train d’usine,l’enthousiasme de Risler, ses récits fabuleux sur la fortune, labonté, l’habileté de son patron, avaient éveillé cette curiositéd’enfant ; et ce qu’on pouvait voir des bâtimentsd’habitation, les stores fins en bois découpé, le perron arrondidevant lequel se rangeaient des meubles de jardin, une grandevolière de laiton blanc qui brillait au soleil, traversée de filsdorés, le coupé bleu attelé dans la cour, étaient autant d’objetspour sa constante admiration.

Elle connaissait toutes les habitudes de la maison :l’heure à laquelle on sonnait la cloche, la sortie des ouvriers,les samedis de paye qui tenaient la petite lampe du caissierallumée bien avant dans la soirée, et les longues après-midi dudimanche, les ateliers fermés, la cheminée éteinte, ce grandsilence qui rapprochait d’elle les jeux de mademoiselle Claire,courant dans le jardin avec son cousin Georges. Par Risler, elleavait des détails.

– Montre-moi les fenêtres du salon, lui disait-elle… et lachambre de Claire ?…

Risler, enchanté de cette sympathie extraordinaire pour sa chèrefabrique, expliquait de là-haut à l’enfant la disposition desbâtiments, lui indiquait les ateliers d’impression, de dorure, defonçage, la salle de dessin où il travaillait, celle des machines àvapeur d’où montait cette immense cheminée qui noircissait tous lesmurs environnants de sa fumée active, et ne se doutait certes pasqu’une petite vie cachée sous un toit voisin mêlait ses pensées lesplus intimes à son grand halètement de travailleuseinfatigable.

Un jour enfin Sidonie pénétra dans ce paradis entrevu. MadameFromont, à qui Risler parlait souvent de la gentillesse, del’intelligence de sa petite voisine, le pria de l’amener au bald’enfants qu’elle préparait pour Noël. D’abord M. Chèberépondit par un refus très sec, Déjà, dans ce temps-là, cesFromont, dont Risler avait toujours le nom à la bouche,l’agaçaient, l’humiliaient par leur fortune. D’ailleurs ils’agissait d’un bal travesti, et M. Chèbe – qui ne vendait pasde papiers peints, lui ! – n’avait pas les moyens d’habillersa fille en sauteuse. Mais Risler insista, déclara qu’il sechargeait de tout, et sur-le-champ s’occupa de dessiner un costume.Ce fut un soir mémorable. Dans la chambre de madame Chèbe,encombrée d’étoffes, d’épingles, de menus objets de toilette,Désirée Delobelle présidait à l’attifement de Sidonie. La fillette,grandie par son jupon court en flanelle rouge rayée de noir, setenait devant la glace droite, immobile dans le rayonnement de saparure. Elle était charmante. Le corsage à croisillons de velours,lacé sur la guimpe blanche, les longues tresses admirables decheveux châtains s’échappant d’un chapeau de paille tressée, tousles détails un peu vulgaires de son costume de Suissesse étaientrehaussés par la physionomie intelligente de l’enfant et sa grâcemaniérée à l’aise parmi les couleurs vives de cet accoutrement dethéâtre.

Tout le voisinage accouru poussait des cris d’admiration.Pendant qu’on allait chercher Delobelle, la petite boiteusearrangeait les plis de la jupe, les rubans des souliers, donnait undernier coup d’œil à son ouvrage, sans quitter son aiguille,animée, elle aussi, la pauvre enfant, de l’ivresse troublante decette fête où elle n’allait pas. Le grand homme arriva. Il fitrépéter à Sidonie deux ou trois belles révérences qu’il lui avaitapprises, la façon de marcher, de se poser, de sourire la boucheouverte en rond, juste la place du petit doigt. C’était vraimentcomique de voir la précision avec laquelle l’enfant manœuvrait.

– Elle a du sang de comédien dans les veines !… disaitle vieil acteur enthousiasmé, et, sans savoir pourquoi, ce granddadais de Frantz avait envie de pleurer.

Un an encore après cette heureuse soirée, on aurait pu demanderà Sidonie quelles fleurs décoraient les antichambres, la couleurdes meubles, l’air de danse que l’on jouait au moment de son entréeau bal, tant l’impression de son plaisir avait été profonde. Ellen’oublia rien, ni les costumes qui tourbillonnaient autour d’elle,ni ces rires d’enfants, ni tous ces petits pas qui se pressaientsur les parquets glissants. Un moment, assise au bord d’un grandcanapé de soie rouge, pendant qu’elle prenait sur le plateau tendudevant elle le premier sorbet de sa vie, elle songea tout à coup àl’escalier noir, au petit appartement sans air de ses parents, etcela lui fit l’effet d’un pays lointain, quitté pour toujours.

Du reste, elle fut trouvée ravissante, admirée et choyée detous. Claire Fromont, une miniature de Cauchoise tout en dentelles,la présenta à son cousin Georges, un magnifique hussard qui seretournait à chaque pas pour voir l’effet de sa sabretache.

– Tu entends, Georges, c’est mon amie. Elle viendra joueravec nous, le dimanche… Maman l’a permis.

Et dans l’expansion naïve d’une enfant heureuse, elle embrassaitla petite Chèbe de tout son cœur. Pourtant, il fallut partir…Longtemps encore, dans la rue noire où la neige fondait, dansl’escalier éteint, dans la chambre endormie où l’attendait sa mère,la lumière éclatante des salons brilla devant ses yeux éblouis.

« Était-ce beau’?… t’es-tu bien amusée ? » luidemandait tout bas madame Chèbe en défaisant une à une les agrafesdu brillant costume.

Et Sidonie, accablée de fatigue, s’endormait debout sansrépondre, commençant un beau rêve qui devait durer toute sajeunesse et lui coûter bien des larmes, Claire Fromont tint parole.Sidonie vint jouer souvent dans le beau jardin sablé, et put voirde près les stores découpés, la volière à fils d’or. Elle connuttous les coins et les recoins de l’immense fabrique, fit de grandesparties de cache-cache derrière les tables d’impression, dans lasolitude des après-midi de dimanche, Aux jours de fête, elle avaitson couvert mis à la table des enfants.

Tout le monde l’aimait, sans qu’elle témoignât jamais beaucoupd’affection à personne.

Tant qu’elle était au milieu de ce luxe, elle se sentait tendre,heureuse, comme embellie, mais rentrée chez ses parents, quand ellevoyait la fabrique à travers les vitres ternes de la fenêtre dupalier, il y avait en elle un regret, une colère inexplicables.

Et pourtant, Claire Fromont la traitait bien en amie.Quelquefois on l’emmenait au Bois, aux Tuileries, dans le fameuxcoupé bleu, ou bien à la campagne, passer toute une semaine auchâteau du grand-père Gardinois, à Savigny-sur-Orge. Grâce auxcadeaux de Risler, très fier des succès de sa petite, elle étaittoujours gentille, bien arrangée. Madame Chèbe s’en faisait unpoint d’honneur, et la jolie boiteuse était là pour mettre auservice de sa petite amie des trésors de coquetterieinutilisée.

M. Chèbe, lui, toujours hostile aux Fromont, voyait d’unmauvais œil cette intimité croissante. La vraie raison, c’est qu’onne l’invitait pas, seulement, il en donnait d’autres et disait à safemme :

– Tu ne vois donc pas que ta fille a le cœur gros quandelle revient de là-bas, qu’elle passe des heures à rêvasser à lafenêtre ?

Mais la pauvre madame Chèbe, si malheureuse depuis son mariage,en était devenue imprévoyante. Elle prétendait qu’il faut jouir duprésent par crainte de l’avenir, saisir le bonheur quand il passe,puisque souvent on n’a dans sa vie pour soutien et consolation quele souvenir d’une heureuse enfance.

Pour une fois, il se trouva que M. Chèbe eut raison.

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