Fromont jeune et Risler aîné

Chapitre 2RÉVÉLATIONS

– Eh ! voilà Sigismond… Comment ça va-t-il, pèreSigismond ? Et les affaires !… Ça marche-t-il bien chezvous ?

Le vieux caissier souriait d’un air bon enfant, distribuait despoignées de mains au patron, à sa femme, à son frère, et tout enparlant, regardait curieusement autour de lui. C’était dans unefabrique de papiers peints du faubourg Saint-Antoine, chez cespetits Prochasson, dont la concurrence commençait à devenirredoutable. Ces anciens commis de la maison Fromont, établis à leurcompte, avaient débuté très petitement et étaient arrivés peu à peuà se faire une position sur la place. L’oncle Fromont les avaitlongtemps soutenus de son crédit, de son argent ; ce quimettait entre les deux maisons des relations amicales et une fin decompte dix ou quinze mille francs, – qu’on avait négligé de réglerdéfinitivement, parce qu’on savait qu’avec les Prochasson l’argentse trouvait en bonnes mains.

L’aspect de la fabrique était rassurant en effet. Les cheminéessecouaient fièrement leurs panaches. Au bruit sourd du travail, onsentait les ateliers pleins et actifs. Les bâtiments étaient bienaménagés, les vitrages clairs ; tout avait un aspectd’entrain, de bonne humeur, de discipline, et derrière le grillagede la caisse, la femme d’un des frères, simplement mise, lescheveux lisses, un air d’autorité sur son jeune visage, étaitassise attentive et recueillie dans un long alignement dechiffres.

En lui-même le vieux Sigismond songeait amèrement auxdifférences qui existaient entre la maison Fromont, si opulentejadis, ne vivant plus que sur son ancienne réputation, et laprospérité toujours croissante de l’installation qu’il avait sousles yeux. Son regard fureteur allait aux moindres coins, cherchantle défaut, le point à critiquer ; et comme il ne trouvaitrien, cela lui serrait le cœur, donnait à son sourire quelque chosede faux et de troublé.

Ce qui l’embarrassait surtout, c’était la façon dont il s’yprendrait pour réclamer l’argent de ses patrons, sans laisser voirla gêne de sa caisse. Le pauvre homme avait un air dégagé,insouciant, qui faisait vraiment de la peine… Les affaires allaientbien… très bien… Il passait dans le quartier par hasard, et ilavait eu l’idée d’entrer un peu… C’est tout naturel, n’est-cepas ? On aime à voir les vieux amis…

Mais, ces préambules, ces circuits de plus en plus larges nel’amenaient pas où il voulait : au contraire, ilsl’éloignaient de son idée, et croyant voir de l’étonnement dans lesyeux des gens qui l’écoutaient, il acheva de s’égarer, bégaya,perdit la tête, puis en dernière ressource prit son chapeau et fitmine de s’en aller. À la porte il se ravisa subitement :

– Ah ! au fait, puisque je suis là.

Et il avait un petit clignement d’yeux qu’il croyait malin etqui n’était que navrant.

– Puisque je suis là, si nous liquidions un peu ce vieuxcompte.

Les deux frères, la jeune femme assise au comptoir seregardèrent une seconde, sans comprendre :

– Des comptes ? Quels comptes donc ?

Puis tous les trois se mirent à rire en même temps, et de boncœur, comme d’une plaisanterie un peu forte du vieux caissier.Sacré père Planus, va !… C’est qu’il riait, lui aussi, levieux ! Il riait sans en avoir envie, pour faire comme lesautres. Enfin, on s’expliqua. Fromont jeune était venu lui-même,six mois auparavant, chercher l’argent resté entre leurs mains.Sigismond se sentit fléchir. Il eut pourtant assez de courage pourrépondre :

– Tiens ! c’est vrai. Je l’avais oublié… Ah !décidément, Sigismond Planus se fait vieux… Je baisse, mes enfants,je baisse…

Et le brave homme s’en alla en essuyant ses yeux, où perlaientencore de grosses larmes de cette bonne partie de rire qu’il venaitde faire. Derrière lui les jeunes gens se regardèrent en hochant latête. Ils avaient compris.

L’étourdissement du coup reçu avait été si terrible, que lecaissier, une fois dehors, fut obligé de s’asseoir sur un banc.Voilà donc pourquoi Georges ne prenait plus d’argent à la caisse.Il faisait ses rentrées lui-même. Ce qui s’était passé chez lesProchasson avait dû se passer partout ailleurs. Il était donc bieninutile de s’exposer à des humiliations nouvelles. Oui ; maisl’échéance, l’échéance !… Cette idée lui redonna des forces.Il essuya son front plein de sueur et se remit en route pour tenterencore une démarche chez un de leurs clients du faubourg.Seulement, cette fois, il prit ses précautions ; et du seuil,sans même entrer, il cria au caissier :

– Bonjour, père chose… Un petit renseignement, je vousprie…

Il tenait la porte entr’ouverte, la main crispée sur lebouton.

– À quelle époque avons-nous donc réglé notre dernièrefacture ? J’ai oublié de l’inscrire.

Oh ! il y avait longtemps, bien longtemps que leur factureétait réglée. Le reçu de Fromont jeune portait la date deseptembre. Il y avait cinq mois. La porte se referma vivement. Etde deux ! Évidemment ce serait partout la même chose.

« Ah ! monsieur Chorche, monsieur Chorche… »murmurait le pauvre Sigismond, et pendant qu’il continuait sonpèlerinage, le dos voûté, les jambes tremblantes, la voiture demadame Fromont jeune passa tout près de lui, se dirigeant vers lagare d’Orléans, mais Claire ne vit pas le vieux Planus, pas plusque tout à l’heure, en sortant de chez elle, elle n’avait vu lalongue redingote de M. Chèbe et le chapeau gibus de l’illustreDelobelle, encore deux martyrs de l’échéance, tourner chacun d’unbout le coin de la rue des Vieilles-Haudriettes, avec la fabriqueet le porte-monnaie de Risler pour objectif La jeune femme étaitbien trop préoccupée, de la démarche qu’elle avait à faire pourregarder dans la rue.

Pensez donc ! C’était effrayant. Aller demander cent millefrancs à M. Gardinois, un homme qui se vantait de n’avoiremprunté ni prêté un sou dans sa vie, qui racontait à tout proposqu’une seule fois, ayant été obligé de demander quarante francs àson père pour s’acheter une culotte, il lui avait rendu cesquarante francs par petites sommes. Pour tout le monde, même pourses enfants, le vieux Gardinois suivait ces traditions de rapacitéque la terre, la terre dure et souvent ingrate à ceux qui lacultivent, semble inculquer à tous les paysans. De sa fortunecolossale, le bonhomme comprenait que, lui vivant, rien ne passât àsa famille.

– Ils trouveront mon bien quand je serai mort, disait-ilsouvent.

Partant de son principe, il avait marié sa fille, madame Fromontla mère, sans la moindre dot, et plus tard il ne pardonna pas à songendre d’avoir fait fortune sans aucun secours de sa part. Carc’était encore une des particularités de cette nature aussivaniteuse qu’intéressée, de vouloir que chacun eût besoin de lui,s’inclinât devant son argent. Quand les Fromont se réjouissaient ensa présence de l’heureuse tournure que leurs affaires commençaientà prendre, son petit œil bleu, matois et fin souriait ironiquementet il avait un « tout ça se verra au bout » dontl’intonation faisait frissonner. Parfois aussi, le soir, à Savigny,alors que le parc, les avenues, les ardoises bleues du château, lesbriques roses des écuries, les étangs, les pièces d’eauresplendissaient, baignés de la gloire dorée d’un beau soleilcouchant, cet étrange parvenu, après un regard circulaire, disaittout haut devant ses enfants : – Ce qui me console de mourirun jour, c’est que personne dans la famille ne sera assez richepour garder un château qui coûte cinquante mille francs d’entretienpar an.

Pourtant, avec cette tendresse de regain que les grands-pères,même les plus secs, trouvent au fond de leur cœur, le vieuxGardinois aurait volontiers choyé sa petite-fille. Mais Claire,tout enfant, avait eu une invincible antipathie pour la dureté decœur, l’égoïsme glorieux de l’ancien paysan. Puis, quandl’affection ne met pas de liens entre ceux que les différencesd’éducation séparent, l’antipathie s’accroît de mille nuances. Aumoment du mariage de Claire avec Georges, le bonhomme avait dit àmadame Fromont :

– Si ta fille veut, elle aura de moi un cadeauprincier ; mais il faut qu’elle le demande.

Et Claire n’avait rien eu, n’ayant rien voulu demander. Quelsupplice de venir, trois ans après cela, implorer cent mille francsde la générosité jadis dédaignée, de venir s’humilier, affronterles sermons sans fin, les ricanements bêtes, le tout assaisonné deplaisanteries berrichonnes, de mots de terroir, de ces dictonsjustes en général, trouvés par des esprits courts mais logiques, etqui blessent dans leur patois trivial, comme l’injure d’uninférieur.

Pauvre Claire ! Son mari, son père allaient être humiliésen elle-même. Il faudrait avouer l’insuccès de l’un, la débâcle decette maison que l’autre avait fondée et dont il était si fier deson vivant. Cette idée qu’elle allait avoir à défendre tout cequ’elle aimait le plus au monde, faisait sa force et en même tempssa faiblesse…

Il était onze heures quand elle arriva à Savigny. Comme ellen’avait prévenu personne de sa visite, la voiture du château ne setrouvait pas à la gare et elle dut faire le chemin à pied.

Le froid était vif, la route dure et sèche La bise sifflaitlibrement dans les plaines arides et sur la rivière, où elles’abattait sans obstacle à travers les arbres, les taillisdéfeuillés. Sous le ciel bas, le château apparaissait déroulant salongue ligne de petits murs et de haies qui le séparaient deschamps environnants. Les ardoises de la toiture étaient sombrescomme le ciel qu’elles reflétaient ; et toute cette magnifiquerésidence d’été transformée par l’hiver, âpre, muette, sans unefeuille à ses arbres ni un pigeon sur ses toits, semblait n’avoirgardé de vivant que le frissonnement humide de ses pièces d’eau etla plainte des grands peupliers, qui s’abaissaient l’un versl’autre, en secouant les nids de pies embroussaillés dans leurfaîte.

De loin, Claire trouvait à la maison de sa jeunesse un airrevêche et triste. Il lui semblait que Savigny la regardait veniravec le visage froid, aristocratique, qu’il avait pour les passantsdu grand chemin arrêtés aux fers de lance de ses grilles. – Ô cruelvisage des choses ! – Et pourtant non, pas si cruel. Car, avecson aspect de maison fermée, Savigny semblait lui dire« Va-t’en… n’entre pas… » Et si elle avait voulul’écouter, Claire renonçant à son projet de parler au grand-père,serait retournée bien vite à Paris pour garder le repos de sa vie.Mais elle ne comprit pas, la pauvre enfant, et déjà le grandterre-neuve qui l’avait reconnue, arrivait en bondissant parmi lesfeuilles mortes et soufflait à la porte d’entrée.

– Bonjour, Françoise… où est bon papa ? demanda lajeune femme à la jardinière qui venait lui ouvrir, humble, fausse,tremblante comme tous les domestiques du château quand ils sesentaient sous l’œil du maître.

Bon papa était dans son bureau, un petit pavillon indépendant dugrand corps de logis, où il passait ses journées à paperasser dansdes cartons, des casiers, des gros livres à dos verts, avec cettefolie de bureaucratie qui lui venait de son ignorance première etde l’impression fantastique que lui avait faite autrefois l’étudede notaire de son village.

En ce moment, il était enfermé là en compagnie de son garde, uneespèce d’espion de campagne, dénonciateur gagé qui le tenait aucourant de tout ce qui se passait et se disait dans le petit pays.C’était le favori du maître. Il s’appelait Fouinat et avait bien latête aplatie, fûtée et sanguinaire de son nom.

En voyant entrer sa petite-fille, pâle et tremblante sous sesfourrures, le vieux comprit qu’il se passait quelque chose de graveet d’insolite, et fit un signe au Fouinat qui disparut, se faufiladans l’entrebâillement de la porte, comme s’il entrait dans lamuraille même.

– Qué que t’as, petite ?… te voilà touteperlutée, demanda le grand-père, assis derrière sonimmense bureau.

Perluté, dans le dictionnaire berrichon, signifietroublé, affolé, retourné, et s’appliquait parfaitement à Claire.Sa course rapide à l’air froid de la plaine, l’effort qu’elle avaitfait d’être là, donnaient à son visage, moins posé qu’àl’ordinaire, une expression inaccoutumée. Sans qu’il l’y eûtengagée le moins du monde, elle vint l’embrasser et s’asseoirdevant le feu, où des bûches, entourées de mousse sèche, des pommesde pin ramassées aux allées du parc, brûlaient avec des éclats devie, des frémissements de sève. Elle ne prit même pas le temps desecouer le grésil qui emperlait sa voilette et parla tout de suite,fidèle à sa résolution de dire, dès en entrant, le motif de savisite, avant de s’être laissé impressionner par l’atmosphère decrainte et de respect qui environnait le grand-père, en faisait unesorte de dieu redoutable.

Il lui en fallut du courage pour ne pas se troubler, pour ne pass’interrompre devant ce regard clair qui la fixait, animé dès lespremiers mots d’une joie méchante, devant cette bouche féroce dontles coins arrêtés semblaient clos par le mutisme voulu,l’entêtement, la négation de toute sensibilité. Elle alla d’untrait jusqu’au bout, respectueuse sans humilité, cachant sonémotion, assurant sa voix à force de vérité dans son récit.Vraiment, à les voir ainsi l’un en face de l’autre, lui froid,tranquille, allongé dans son fauteuil, les mains dans les poches deson gilet de molleton gris, elle attentive aux moindres motsqu’elle prononçait, comme si chacun eût eu le pouvoir de lacondamner ou de l’absoudre, jamais on n’aurait dit une enfantdevant son grand-père ; mais bien une prévenue devant son juged’instruction.

Sa pensée à lui était toute à la joie, à l’orgueil de sontriomphe. Les voilà donc enfin vaincus, ces fiérots deFromont ! On en avait donc encore besoin de ce vieuxGardinois ! La vanité, sa passion dominante, débordait malgrélui dans toute son attitude. Quand elle eut fini, il prit la paroleà son tour, commença naturellement par des « j’en étais sûr…je l’avais dit… je savais bien que tout ça se verrait aubout… » et continua sur le même ton banal et blessant, pourterminer en déclarant que, « vu ses principes bien connus dansla famille », il ne prêterait pas un sou.

Alors Claire parla de son enfant, du nom de son mari, qui étaiten même temps le nom de son père et que la faillite allaitdéshonorer. Le vieux resta aussi froid, aussi implacable, etprofita de son humiliation pour l’humilier encore davantage, car ilétait de cette race de bons campagnards qui, lorsque l’ennemi esttombé, ne le quittent jamais sans lui laisser les clous de leurssouliers marqués sur la figure.

– Tout ce que je peux te dire, petite, c’est que Savignyvous est ouvert… Que ton mari vienne ici. J’ai justement besoind’un secrétaire. Eh bien, Georges tiendra mes écritures avec douzecents francs par an et la pâtée à tout le monde… Offre-lui cela dema part, et arrivez…

Elle se leva indignée. Elle était venue comme sa fille et il larecevait comme une mendiante. Dieu merci ! ils n’en étaientpas encore là.

– Tu crois ? fit M. Gardinois avec un petitclignotement d’yeux féroce.

Frémissante, Claire marcha vers la porte, sans répondre. Levieux la retint d’un geste.

– Prends garde, tu ne sais pas ce que tu refuses… C’estdans ton intérêt, tu m’entends bien, que je te proposais de fairevenir ton mari ici… Tu ne sais pas la vie qu’il mène là-bas… Tu nele sais pas, bien sûr, sans cela tu ne viendrais pas me demandermon argent pour qu’il passe où a passé le tien… Ah ! c’est queje suis au courant, moi, des affaires de ton homme. J’ai ma policeà Paris et même à Asnières, comme à Savigny… Je sais ce qu’il faitde ses nuits et de ses journées, ce paroissien-là ; et je neveux pas que mes écus aillent dans les endroits où il va. Ça n’estpas assez propre pour de l’argent honorablement gagné.

Claire ouvrait des yeux étonnés, agrandis par l’angoisse,sentant bien qu’un drame terrible entrait en ce moment dans sa viepar la porte basse des dénonciations. Le vieux continua enricanant :

– C’est qu’elle a de fières quenottes, cette petiteSidonie.

– Sidonie !

– Ma foi, tant pis. J’ai dit le nom… D’ailleurs, tul’aurais toujours su un jour ou l’autre… C’est même étonnant quedepuis le temps… Mais vous autres femmes, vous êtes si vaniteuses…Que l’on puisse vous tromper, c’est bien la dernière idée qui vousvienne en tête… Eh ben, oui, là. C’est Sidonie qui lui a toutcroqué, avec le consentement de son mari, du reste.

Et sans pitié il raconta à la jeune femme d’où venait l’argentde la maison d’Asnières, des chevaux, des voitures, comment étaitmeublé leur joli petit nid de l’avenue Gabriel. Il expliquait,précisait tout par le menu. On sentait, qu’ayant eu une nouvelleoccasion d’exercer sa manie d’espionnage, il en avait largementprofité ; peut-être aussi y avait-il vaguement au fond de toutcela une rage sourde contre sa petite Chèbe, le dépit d’un amoursénile resté toujours inavoué.

Claire l’écoutait sans rien dire, avec un beau sourired’incrédulité. Ce sourire excitait le vieux, éperonnait sa malice…Ah ! tu ne me crois pas… Ah ! tu veux des preuves… Et ilen donnait, les accumulait, la criblait de coups de couteau dans lecœur. Elle n’avait qu’à aller voir chez Darches, le bijoutier de larue de la Paix. Quinze jours auparavant, Georges avait acheté làune rivière en diamants de trente mille francs. C’étaient lesétrennes de Sidonie. Trente mille francs de diamants, au moment defaire faillite !

Il aurait pu parler la journée entière que Claire ne l’eût pasinterrompu. Elle sentait que le moindre effort aurait fait déborderles larmes dont ses yeux étaient remplis, et elle voulait sourireau contraire, sourire jusqu’au bout, la chère et vaillantecréature. De temps en temps seulement elle regardait du côté de laroute. Elle avait hâte de sortir, de fuir le son de cette voixméchante qui la poursuivait impitoyablement. Enfin ils’arrêta : il avait tout dit. Elle s’inclina et alla vers laporte.

– Tu t’en vas ?… Comme tu es pressée…, dit legrand-père en la suivant dehors.

Au fond, il était un peu honteux de sa férocité.

– Tu ne veux pas déjeuner avec moi ?

Elle fit non de la tête, sans la force d’uneparole.

– Attends au moins qu’on attelle… on te conduira à lagare.

Non, toujours non.

Et elle continuait à marcher avec le vieux sur ses talons.Droite, fière, elle traversa ainsi la cour toute pleine desouvenirs d’enfance, sans seulement se retourner une fois. Etpourtant, que d’échos de bons rires, que de rayons du soleil de sesjeunes années étaient restés dans le moindre petit grain de sablede cette cour.

Son arbre, son banc favori, gardaient toujours leurs mêmesplaces. Elle n’eut pas un regard pour eux, ni pour les faisans dela volière, ni même pour le grand chien Kiss qui la suivaitdocilement, attendant une caresse qu’on ne lui donna pas. Elleétait entrée comme une enfant de la maison, elle sortait enétrangère, avec des préoccupations affreuses que le moindre rappelde son passé heureux et calme n’aurait pu qu’aggraver encore.

– Adieu, grand-père.

– Adieu, alors.

Et la porte se referma brutalement sur elle. Une fois seule,elle se mit à marcher vite, vite, presque à courir. Elle nemarchait pas, elle se sauvait. Tout à coup, en arrivant au bout dumur de la propriété, elle se trouva devant cette petite porte verteentourée de glycines et de chèvrefeuilles où était la poste duchâteau. Instinctivement elle s’arrêta, frappée par un de cesréveils subits de la mémoire qui s’effectuent en nous aux heuresdécisives et remettent sous nos yeux avec une grande netteté lesmoindres actes de notre vie ayant rapport aux catastrophes ou auxjoies présentes. Était-ce le soleil oblique et rose, qui venait dese montrer subitement, rayant l’immense plaine en cet après-midid’hiver comme en août à l’heure du couchant ? Était-ce lesilence qui l’entourait, traversé seulement de ces bruits denature, harmonieux, presque semblables dans toutes lessaisons ?

Toujours est-il qu’elle se revit telle qu’elle était, à cettemême place, trois ans auparavant, un jour où elle avait mis à laposte une lettre invitant Sidonie à venir passer un mois prèsd’elle à la campagne. Quelque chose l’avertissait que tout sonmalheur datait de cette minute-là. « Ah ! si j’avais su…si j’avais su… » Et elle croyait encore sentir au bout de sesdoigts l’enveloppe satinée prête à tomber dans la boîte.

Alors, en songeant à l’enfant, naïve, espérante et heureusequ’elle était à ce moment, une indignation lui vint, à elle sidouce, contre l’injustice de la vie. Elle se demandait :« Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? »

Puis, tout à coup : « Non ! ce n’est pas vrai. Cen’est pas possible… On a menti… » Et, tout en continuant saroute vers la gare, la malheureuse cherchait à se convaincre, à sefaire une certitude. Mais elle n’y parvenait pas.

La vérité entrevue est comme ces soleils voilés qui fatiguentbien plus les yeux que les rayons les plus ardents. Dans lademi-obscurité qui entourait encore son malheur, la pauvre femme yvoyait plus clair qu’elle n’aurait voulu. Maintenant ellecomprenait, elle s’expliquait des particularités de l’existence deson mari, ses absences, ses inquiétudes, ses airs embarrassés àcertains jours, et parfois, quand il rentrait, cette abondance dedétails qu’il lui donnait sur ses courses, mettant des noms enavant comme des preuves qu’elle ne lui demandait pas. De toutes cesconjectures l’évidence de la faute se résumait pour elle. Pourtantelle se refusait encore à y croire et attendait d’être à Paris pourne plus douter.

Il n’y avait personne à la gare, une petite gare isolée ettriste où pas un voyageur ne se montre en hiver. Comme Claire étaitlà assise à attendre le train, en regardant vaguement le jardinmélancolique du chef de gare et ces débris de plantes grimpantescourant tout le long des barrières de la voie, elle sentit sur songant un souffle chaud et humide. C’était son ami Kiss qui l’avaitsuivie et qui lui rappelait leurs bonnes parties d’autrefois avecdes frétillements, des sauts contenus, une joie pleine d’humilitéterminée par un allongement de toute sa belle fourrure blanche, auxpieds de sa maîtresse, sur le carreau froid de la salle d’attente.Ces humbles caresses qui venaient la chercher comme une sympathietimide et dévouée firent éclater les sanglots qu’elle retenaitdepuis si longtemps. Mais tout à coup elle eut honte de safaiblesse. Elle se leva, renvoya le chien, le renvoya sans pitié,du geste, de la voix, en lui montrant de loin la maison, d’unvisage sévère que le pauvre Kiss ne lui connaissait pas. Ensuiteelle essuya bien vite ses yeux et sa main humides ; car letrain de Paris arrivait et elle savait que dans un moment elleaurait besoin de tout son courage.

Le premier soin de Claire en descendant de wagon fut de se faireconduire chez ce bijoutier de la rue de la Paix, qui avait, au diredu grand-père, fourni à Georges une parure de diamants. Si celaétait vrai, tout le reste le serait aussi. Sa peur d’apprendre lavérité était si grande qu’une fois là, en face de cette devantureluxueuse, elle s’arrêta n’osant pas entrer. Pour se donner unecontenance, elle paraissait très attentive à regarder les bijouxdispersés sur le velours des écrins ; et, à la voir élégantedans sa mise discrète, penchée vers ce scintillement menu etattractif, on aurait pu la prendre pour une heureuse femme en trainde choisir une parure, bien plus que pour une âme douloureuse ettroublée venant chercher là le secret de sa vie.

Il était trois heures de l’après-midi. En hiver, à ce moment dela journée, la rue de la Paix a une physionomie vraimentéblouissante. Entre la matinée courte et le soir vite venu,l’existence se dépêche dans ces quartiers luxueux. C’est unva-et-vient de voitures rapides, un roulement ininterrompu, et surles trottoirs une hâte coquette, un froissement de soie, defourrures. L’hiver est la vraie saison de Paris. Pour le voir beau,heureux, opulent, ce Paris du diable, il faut le regarder vivresous un ciel bas, alourdi de neige. La nature est pour ainsi direabsente du tableau. Ni vent, ni soleil. Juste assez de lumière pourque les couleurs les plus effacées, les moindres reflets prennentune valeur admirable, depuis les tons gris roux des monuments,jusqu’aux perles de jais qui constellent une toilette de femme. Lesaffiches de théâtres, de concerts, resplendissent, comme éclairéesdes splendeurs de la rampe. Les magasins ne désemplissent pas. Ilsemble que tous ces gens circulent pour des apprêts de fêtesperpétuelles. Alors, s’il y a une douleur qui se mêle à ce bruit, àce mouvement, elle en paraît bien plus affreuse. Pendant cinqminutes, Claire souffrit un martyre pire que la mort. Là-bas, surla route de Savigny, dans l’immensité des plaines désertes, sondésespoir s’éparpillait à l’air vif et semblait tenir moins deplace. Ici il l’étouffait. Les voix qui sonnaient auprès d’elle,les pas, le frôlement inconscient des promeneurs, tout augmentaitson supplice. Enfin elle entra…

– Ah ! oui, madame, parfaitement… Monsieur Fromont…Une rivière de diamants et de roses. Nous pourrions vous faire lapareille pour vingt-cinq mille francs.

C’était cinq mille francs de moins qu’à lui.

– Merci, monsieur, dit Claire… Je réfléchirai. Une glace enface d’elle, où elle vit ses yeux cerclés et sa pâleur de morte luifit peur. Elle sortit vite, en se raidissant pour ne pas tomber.Elle n’avait qu’une idée, échapper à la rue, au bruit ; seretrouver seule, bien seule, pour pouvoir se plonger, s’abîmer dansce gouffre de pensées navrantes, de choses noires quitourbillonnaient au fond de son âme. Oh ! le lâche, l’infâme…Et elle qui, cette nuit encore, le consolait, l’entourait de sesbras !

Subitement, sans savoir comment cela se faisait, elle se vitdans la cour de la fabrique. Quel chemin avait-elle pris ?Était-elle venue à pied ou en voiture ? Elle ne se rappelaitplus rien. Elle avait agi inconsciemment, comme dans un rêve. Lesentiment de la réalité lui revint, féroce et poignant, en arrivantau perron de son petit hôtel. Risler était là en train de fairemonter chez sa femme des caisses de fleurs pour la fête splendidequ’elle donnait le soir même. Avec son calme habituel, il dirigeaitles ouvriers, soutenait les hautes branches qu’ils auraient pucasser ; « Pas comme cela… Passez donc de champ… Prenezgarde au tapis… »

Cette atmosphère de plaisir et de fête, qui l’avait tant écœuréetout à l’heure, la poursuivait jusque dans sa maison. C’était tropd’ironie, à la fin ! Elle se révolta ; et pendant queRisler la saluait, affectueux et plein de respect comme toujours,elle eut sur son visage une immense expression de dégoût, et passadroit sans lui parler, sans voir la surprise qui écarquillait sesbons gros yeux.

Dès ce moment, son parti était pris. La colère, une colèred’honnêteté et de justice, allait la faire agir Elle prit à peinele temps d’entrer, d’embrasser les joues fraîches de l’enfant, etcourut à la chambre de sa mère.

– Vite, maman, habillez-vous… Nous partons… Nouspartons…

La vieille dame se leva lentement du fauteuil où elle étaitassise, très occupée à nettoyer sa chaîne de montre en entrant uneépingle entre chaque chaînon avec des précautions infinies. Claireretint un mouvement d’impatience :

– Allons, allons, vite… Préparez vos effets.

Sa voix tremblait, et la chambre de la pauvre maniaque lui parutatroce, toute reluisante de cette propreté qui peu à peu étaitdevenue une folie. C’est qu’elle se trouvait dans un de ces momentssinistres où une illusion perdue vous les fait perdre toutes, vouslaisse voir jusqu’au fond la misère humaine. Entre la mère à moitiéfolle, le mari infidèle, l’enfant trop jeune, la conscience de sonisolement lui venait pour la première fois ; mais cela nefaisait que l’affermir dans ses résolutions.

En une minute, toute la maison fut occupée aux préparatifs de cedépart si prompt, si imprévu. Claire pressait les gens bouleversés,habillait sa mère et l’enfant rieuse dans tout ce train. Ellevoulait partir avant le retour de Georges, pour qu’en arrivant iltrouvât le berceau vide et la maison déserte. Où irait-elle ?elle n’en savait rien encore. Peut-être chez une tante à Orléans,peut-être à Savigny, n’importe où. Ce qu’il fallait avant tout,c’était partir, fuir ce milieu de trahisons et de mensonges.

En ce moment elle était dans sa chambre à faire une malle, àentasser des effets. Navrante occupation. Chaque objet qu’elledéplaçait remuait en elle des mondes de pensées, de souvenirs. Il ya tant de nous-mêmes dans tout ce qui nous sert. Quelquefois leparfum d’un sachet, le dessin d’une dentelle suffisait pour luifaire venir des larmes Tout à coup, un pas lourd retentit dans lesalon dont la porte était entr’ouverte ; puis, on toussalégèrement comme pour avertir qu’il y avait quelqu’un là. Elle crutque c’était Risler ; car lui seul avait le droit d’entrer chezelle avec cette familiarité. L’idée de se retrouver devant cevisage hypocrite, ce sourire menteur l’écœurait tellement qu’ellese précipita pour fermer la porte.

– Je n’y suis pour personne.

La porte résista, et la tête carrée de Sigismond parut dansl’entre-bâillement.

– C’est moi, madame, dit-il tout bas. Je viens chercherl’argent.

– Quel argent ? demanda Claire qui ne se rappelaitplus pourquoi elle était allée à Savigny.

– Chut !… Les fonds pour mon échéance de demain,monsieur Georges, en sortant, m’avait dit que vous me lesremettriez tantôt.

– Ah ! oui…, c’est vrai… Les cent mille francs… Je neles ai pas, monsieur Planus ; je n’ai rien.

– Alors, dit le caissier avec un son de voix étrange, commes’il se parlait à lui-même, alors c’est la faillite.

Et il s’en retourna lentement. « La faillite !… »Elle s’assit, épouvantée, anéantie. Depuis quelques heures, laruine de son bonheur lui avait fait oublier celle de lamaison ; mais elle se souvenait maintenant. Ainsi son mariétait ruiné.

Tout à l’heure, en rentrant, il allait apprendre son désastre,et il apprendrait en même temps que sa femme et son enfant venaientde partir, qu’il restait seul au milieu de ce sinistre. Tout seul,lui cet être si mou, si faible, qui ne savait que pleurer, seplaindre, montrer le poing à la vie, comme un enfant. Qu’allait-ildevenir le malheureux ? Elle en avait pitié, malgré soncrime.

Puis cette idée lui vint qu’elle aurait peut-être l’air d’avoirfui devant la faillite, la misère. Georges pourrait se dire« Si j’avais été riche, elle m’aurait pardonné ! »Devait-elle lui laisser ce doute ?

À une âme généreuse et fière comme celle de Claire, il n’enfallait pas plus pour changer sa résolution. À la minute, il se fiten elle un apaisement de tous ses dégoûts, de toutes ses révolteset comme une lumière subite qui l’éclairait mieux sur son devoir.Quand on vint lui dire que l’enfant était habillée, les mallesprêtes, sa nouvelle décision était prise :

– C’est inutile, répondit-elle doucement… nous ne partonspas.

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