Là-bas

Chapitre 13

 

Il recommença, comme l’autre soir, à nettoyer son logement, à yinstaller un désordre méthodique, à glisser un coussin sous le fauxdésarroi du fauteuil; puis il força les feux, pour chauffer lespièces.

Mais il manquait d’impatience; cette silencieuse promesse qu’ilavait obtenue, que Mme Chantelouve ne le laisserait plus pantelant,ce soir, le modérait; maintenant que son incertitude avait prisfin, il ne vibrait plus avec cette acuité presque douloureuse quelui avait jusqu’alors suscitée l’attente enfiévrée de cette femme;il s’engourdit à tisonner des braises dans l’âtre; son esprit étaitencore rempli d’elle, mais elle s’y tenait immobile et muette; toutau plus, lorsque sa pensée bougea, songea-t-il à la question desavoir comment il s’y prendrait pour ne pas se vautrer, le momentvenu, d’une façon ignoble. Cette question qui l’avait tantpréoccupé, l’avant-veille, le laissait encore gêné mais inerte. Ilne cherchait plus à la résoudre, s’en remettait au hasard, sedisait qu’il était bien inutile de dresser des plans, puisquepresque toujours les stratégies les mieux combinées avortent.

Puis il se révolta contre lui-même, s’accusa de veulerie, marchapour secouer cette torpeur qu’il attribuait aux effluves brûlantsdu feu. Ah çà, est-ce qu’à force d’avoir attendu, ses souhaitsétaient taris ou las? Mais non, car il aspirait au moment où ilpourrait pétrir cette femme! Il cru trouver l’explication de sonpeu d’entrain, dans l’inévitable souci d’une première empreinte. Cene sera vraiment exquis, ce soir, qu’après celle-là, se dit-il; lecôté grotesque ne sera plus; la connaissance charnelle sera faite;je pourrai reprendre Hyacinthe, sans avoir la sollicitude inavouéede ses formes, l’inquiétude de ma tenue, l’embarras de mes gestes.Je voudrais bien, finit-il par se dire, en être à cetinstant-là!

Le chat, assis sur la table, dressa tout à coup les oreilles,fixa de ses yeux noirs la porte et déguerpit; la sonnette tinta;Durtal s’en fut ouvrir.

Son costume lui plut; elle portait, sous les fourrures qu’ilenleva, une robe prune si foncée qu’elle paraissait noire, une robed’étoffe épaisse et souple qui la délinéait, serrait ses bras,fuselait sa taille, accentuait le ressaut des hanches, tendait surle corset bombé.

– Vous êtes charmante, dit-il, en lui baisant passionnément lespoignets; et il se plut à accélérer avec ses lèvres le battement dupouls.

Elle ne soufflait mot, très agitée et un peu pâle.

Il s’assit en face d’elle; elle le regardait de ses yeuxmystérieux, mal éveillés. Lui se sentait repris tout entier; iloubliait ses raisonnements et ses craintes, s’affolait à s’enfoncerdans l’eau de ses prunelles, à scruter le vague sourire de cettedouloureuse bouche.

Il enlaça ses doigts dans les siens; et, pour la première fois,il l’appela tout bas de son nom d’Hyacinthe.

Elle l’écoutait, la poitrine soulevée, les mains en fièvre;puis, d’une voix suppliante:

– Je vous en prie, renonçons à cela; le désir seul est bon. Oh,je suis lucide, allez; j’ai pensé à cela tout le long du chemin. Jel’ai quitté, ce soir, affreusement triste. Si vous saviez ce que jesens… je suis allée aujourd’hui à l’église et j’ai eu peur, je mesuis cachée, lorsque j’ai aperçu mon confesseur…

Ces plaintes, il les connaissait déjà, et il se disait: turaconteras ce que tu voudras, mais tu la danseras, ce soir; et,tout haut, il lui répondait par monosyllabes, en continuant del’investir.

Il se leva, pensant qu’elle ferait de même ou qu’il pourraitmieux, si elle restait assise, atteindre, en se penchant, sabouche.

– Vos lèvres! Vos lèvres d’hier! fit-il, alors qu’il s’approchade son visage et elle les avança, debout. Ils restèrent enlacésmais comme ses mains à lui, furetaient, elle recula.

– Songez au ridicule, dit-elle, à voix basse, il va falloir sedéshabiller, se mettre en chemise, et la sotte scène de la montéedans le lit! Il évita de se prononcer, essayant de lui fairedoucement comprendre par une pliante étreinte qu’elle pouvaits’épargner ces embarras; mais il comprit, à son tour, en sentant lataille qui se roidissait sous ses doigts, qu’elle ne voulaitabsolument pas s’abandonner devant le feu, dans son salon, là.

– Allons, dit-elle, en se dégageant, vous le voulez!

Il s’effaça pour la laisser pénétrer dans l’autre chambre et,voyant qu’elle désirait être seule, il tira le rideau qui séparait,au lieu de porte, les deux pièces.

Il s’assit de nouveau au coin de la cheminée et il réfléchit.Peut-être aurait-il dû défaire le lit et ne pas lui laisser cesoin, mais c’eût été sans doute trop souligné et trop direct. Ah!et cette bouillotte! Il la prit, se rendit, sans entrer dans lachambre à coucher, dans le cabinet de toilette et il la posa sur laconsole, puis, en un tour de main, il aligna sur les rayons, laboîte à poudre de riz, les odeurs et les peignes et, revenu dansson cabinet de travail, il écouta.

Elle faisait le moins de bruit possible, marchait, ainsi quedans une chambre de mort, sur la pointe des pieds et elle soufflales bougies, ne voulant plus sans doute être éclairée que par lesbraises roses de l’âtre.

Il se sentait positivement anéanti; l’impression irritante deslèvres, des yeux d’Hyacinthe était loin! Elle n’était plus qu’unefemme se dévêtant comme une autre, chez un homme. Des souvenirs descènes semblables l’accablèrent; il se rappela des filles qui,elles aussi, glissaient sur le tapis pour ne pas être entendues,demeuraient immobiles, honteuses, pendant une seconde, alorsqu’elles cognaient le pot à eau et la cuvette. Et puis, à quoi boncela? Maintenant qu’elle se livrait, il ne la désirait plus! Ladésillusion lui vint avant même qu’il ne fût assouvi et non plusaprès, comme de coutume. Sa détresse d’âme fut telle qu’il faillitpleurer.

Le chat effaré filait sous le rideau, courait d’une pièce àl’autre; il finit par s’installer auprès de son maître et sauta surses genoux. Tout en le caressant, Durtal se disait:

Elle avait décidément raison lorsqu’elle ne voulait pas. Ce seragrotesque et atroce; j’ai eu tort d’insister, mais non, c’est de safaute en somme, elle souhaitait d’en arriver là, puisqu’elle estvenue. Et alors, quelle sottise de refréner ainsi les élans par desretards! Elle est réellement maladroite; tout à l’heure, alors queje l’embrassais, que je la convoitais tant, c’eût été fructueuxpeut-être, mais maintenant! Et puis, j’ai l’air de quoi? D’un jeunemarié qui attend, d’un béjaune! Mon Dieu, que c’est donc bête! -Voyons, reprit-il, tendant l’oreille, ne percevant plus aucunbruit, elle est couchée; il faut pourtant que je la rejoigne.

C’est sans doute à cause de son corset qu’elle tenait à sedéharnacher; eh bien alors, il ne fallait pas en mettre!Conclut-il, lorsque tirant la portière, il pénétra dans lachambre.

Mme Chantelouve était enfouie, sous l’édredon, la boucheentr’ouverte et les yeux fermés; mais il s’aperçut qu’elleregardait au travers de la grille blonde de ses cils. Il s’assitsur le bord de le couche; elle se recroquevilla, la couvertureremontée sous le menton.

– Vous avez froid, mon amie?

– Non.

Et elle ouvrit tout grands des yeux qui crépitèrent. Il sedéshabilla, jetant un coup d’oeil sur le visage d’Hyacinthe; ils’effaçait dans l’ombre et parfois s’éclairait de feux rouges,suivant le revif des bûches qui se consumaient dans leur cendre.Lestement, il se glissa dans les draps.

Il serrait une morte, un corps si froid qu’il glaçait le sien;mais les lèvres de la femme brûlaient et lui mangeaientsilencieusement la face. Il demeura abasourdi, étreint par ce corpsenroulé autour du sien, et souple comme une liane et dur! Il nepouvait plus ni bouger, ni parler, car des baisers lui couraientsur la figure. Il parvint pourtant à se dégager et, de son brasdevenu libre, il la chercha; alors subitement, tandis qu’elle luidévorait la bouche, il eut une détente de nerfs et, naturellement,sans profit, il déserta.

– Je vous déteste! fit-elle.

– Pourquoi?

– Je vous déteste!

Il eut envie de répondre: – Et moi donc! – Il était exaspéré etil eût donné tout ce qu’il possédait pour qu’elle se rhabillât etpartît!

Le feu dans la cheminée s’éteignait, n’éclairait plus.Maintenant apaisé, sur son séant, il regardait dans l’ombre; il eûtvoulu trouver sa chemise de nuit, car celle qu’il portait étaitempesée et remontait, en se cassant. Mais Hyacinthe était couchéedessus; – puis il constata que son lit était déjà saccagé et ils’affligea, car il aimait, l’hiver, à être sanglé et il prévoyait,se sachant incapable de reborder sa couche, une nuit froide.

Et soudain il fut enlacé et le corps de la femme l’étreignit ànouveau; lucide, cette fois, il s’occupa d’elle et par desouveraines caresses il la brisa. D’une voix changée, plusgutturale, plus basse, elle proférait des choses ignobles ou descris bêtes qui le gênaient, des « mon chéri », des « mon âme », des »non, vraiment, c’est trop ».

– Mais, soulevé quand même, il prit ce corps qui se tordait encraquant et il éprouva l’extraordinaire impression d’une brûlurespasmodique, dans un pansement de glace.

Ils roulèrent, accablés; lui, haletait, la tête dans l’oreiller,surpris et effrayé, jugeant ces délices exténuantes, affreuses. Ilfinit par enjamber la femme, sauta du lit, alluma les bougies.Debout sur la commode, le chat se tenait immobile, les considéraittous les deux, tour à tour. Il sentit, s’imagina sentir uneindicible moquerie dans ces prunelles noires; et, agacé, il chassala bête.

Il jeta de nouvelles bûches dans la cheminée, se vêtit, laissa àHyacinthe la chambre libre. Mais, de sa voix habituelle, ellel’appelait doucement. Il s’approcha du lit; elle se pendit à soncou, l’embrassa follement, puis laissant retomber ses bras sur lacouverture:

– La faute est commise. M’aimerez-vous mieux maintenant?

Il n’eut pas le courage de répondre. Ah oui, sa désillusionétait complète! L’assouvissement de l’après justifiaitl’inappétence de l’avant. Elle le répugnait et il se faisaithorreur! Etait-ce donc possible d’avoir tant désiré une femme pouren venir là! Il l’avait exhaussée en ses transports, il avait rêvédans ses prunelles, il ne savait quoi! Il avait voulu s’exalteravec elle, plus haut que les délires mugissants des sens, bondirhors du monde, en des joies inexplorées et supernelles! Et letremplin s’était cassé; il demeurait, les pieds dans la crotte,rivés au sol. Il n’y avait donc pas moyen de sortir de son être, des’évader de son cloaque, d’atteindre les régions où l’âme chavire,ravie, en ses abîmes?

Ah! la leçon était décisive et rude! pour une fois qu’il s’étaitemballé, quels regrets et quelle chute! Décidément, la réalité nepardonne pas qu’on la méprise; elle se venge en effondrant le rêve,en le piétinant, en le jetant en loques dans un tas de boue!

– Ne vous impatientez pas, mon ami, dit Mme Chantelouve,derrière le rideau, je suis si longue!

Grossièrement, il pensa: je voudrais que tu déguerpisses; – et,tout haut, poliment, il lui demanda si elle n’avait pas besoin deses services.

Elle était si attrayante, si mystérieuse, reprit-il. Sesprunelles qui réverbéraient, tour à tour, en même temps, descimetières et des fêtes, étaient si spacieuses, si lointaines! – Etpuis la voilà qui s’est encore dédoublée, en moins d’une heure.J’ai vu une nouvelle Hyacinthe proférant des immondices deprostituée, des bêtises de modiste en rut! – A la fin, tous cescahots de femmes, réunies en une seule, m’embêtent!

Et il conclut, après un silence de réflexion: faut-il que j’aieété assez jeune pour délirer ainsi!

On eût dit que Mme Chantelouve répercutait sa pensée carlorsqu’elle franchit la portière, elle rit nerveusement et murmura:- A mon âge, il conviendrait d’être moins folle! – Elle le regardaet bien qu’il se forçât à sourire, elle comprit.

– Vous dormirez cette nuit, dit-elle, d’une voix triste, faisantallusion à des plaintes de Durtal lui racontant jadis qu’il avaitperdu le sommeil à cause d’elle.

Il la supplia de s’asseoir, de se réchauffer; -mais elle n’avaitpas froid.

– Pourtant, malgré la tiédeur de la chambre, vous étiez glacée,dans le lit.

– Du tout, je suis ainsi; l’été et l’hiver j’ai les chairsfraîches.

Il pensa qu’au mois d’août, ce corps frigide serait sans douteagréable, mais maintenant!

Il lui offrit des bonbons qu’elle refusa et elle prit un peud’alkermès qu’il versa dans un minuscule gobelet d’argent; elle enbut une goutte à peine et, amicalement, ils discutèrent sur le goûtde ce pharmaque où elle retrouvait un arome de clou de girofle,tempéré par un fleur de cannelle noyé dans de l’eau distillée derose.

Puis il se tut.

– Mon pauvre ami, fit-elle, comme je l’aimerais, s’il était plusconfiant, moins toujours sur ses gardes!

Il la pria de s’expliquer.

– Oui, je veux dire que vous ne pouvez vous oublier et vouslaisser simplement aimer. Hélas! Vous raisonnez pendant cetemps-là!

– Mais non!

Elle l’embrassa, tendrement. – Voyons, je vous aime bien tout demême. – Et il demeura surpris par la dolence émue de son regard. Ily vit une sorte de gratitude et d’effarement. – Elle n’est vraimentpas difficile à contenter, dit-il.

– A quoi songez-vous?

– A vous!

Elle soupira – puis: quelle heure est-il?

– Dix heures et demie.

– Il faut que je rentre car il m’attend. – Non, ne me ditesrien.

Elle se passa les mains sur les joues. Lui, la saisit doucementpar la taille et la baisa, la tenant ainsi enlacée, jusqu’à laporte.

– Vous reviendrez bientôt, n’est-ce pas?

– Oui… oui.

Et il rentra.

– Ouf! c’est fait, pensa-t-il; – et il éprouva des sensationsemmêlées et confuses. Sa vanité était satisfaite; son amour-proprene saignait plus; il était arrivé à ses fins, il avait possédécette femme. D’autre part, sa hantise était terminée; il reprenaitson entière liberté d’esprit; mais qui sait les tracas que luiréservait cette liaison? Puis quand même, il s’attendrit.

Au fond, que lui reprochait-il? Elle aimait comme elle pouvait;elle était, en somme, ardente, et plaintive. Ce dualisme même d’unemaîtresse dont un fond de fille sortait dans le lit, tandisqu’habillée et debout, elle était de chatteries salonnières, moinssotte, à coup sûr, que les femmes de son monde, était un pimentdélectable; ses dépenses charnelles étaient excessives et bizarres.Que voulait-il donc?

Et il s’accusa justement à la fin; c’était de sa faute à lui, sitout ratait. Il manquait d’appétit, n’était réellement tourmentéque par l’éréthisme de sa cervelle. Il était usé de corps, éliméd’âme, inapte à aimer, las de tendresses avant même qu’il ne lesreçût et si dégoûté après qu’il les avait subies! Il avait le coeuren friche et rien ne poussait. Puis, quelle maladie que celle-là:se souiller d’avance par la réflexion tous les plaisirs, se salirtout idéal dès qu’on l’atteint! Il ne pouvait plus toucher à rien,sans le gâter. Dans cette misère d’âme, tout, sauf l’art, n’étaitplus qu’une récréation plus ou moins fastidieuse, qu’une diversionplus ou moins vaine. – Ah! tout de même, la pauvre femme, j’ai peurqu’elle ne supporte avec moi, d’affreux déboires! Si elleconsentait à ne plus revenir! Mais non, elle ne mérite pas qu’on latraite de la sorte; et pris de pitié, il se jura que, la premièrefois qu’elle le visiterait, il la câlinerait et tâcherait de lapersuader que cette désillusion qu’il avait si mal cachée,n’existait pas!

Il essaya de rafistoler son lit, de reborder les couverturessaccagées, de regonfler les oreillers aplatis et il se coucha.

Il éteignit sa lampe. Dans le noir, sa détresse s’accrut. Lamort dans le coeur, il se dit: – oui, j’avais raison d’écrire qu’iln’y a de vraiment bon que les femmes que l’on n’a pas eues.

Apprendre, deux, trois ans après, alors que la femme estinaccessible, honnête et mariée, hors de Paris, hors de France;apprendre qu’elle vous aimait, alors que l’on n’aurait même pas,quand elle était là, osé le croire! C’est le rêve, cela! – Il n’y aque ces amours réelles et intangibles, ces amours faites demélancolies éloignées et de regrets qui valent! Et puis il n’y apas de chairs là dedans, pas de levain d’ordures!

S’aimer de loin et sans espoir, ne jamais s’appartenir, rêverchastement à de pâles appas, à d’impossibles baisers, à descaresses éteintes sur des fronts oubliés de mortes, ah! C’estquelque chose comme un égarement délicieux et sans retour! Tout lereste est ignoble ou vide. – Mais aussi, faut-il que l’existencesoit abominable pour que ce soit là le seul bonheur vraimentaltier, vraiment pur que le ciel concède, ici-bas, aux âmesincrédules que l’éternelle abjection de la vie effare.

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