Là-bas

Chapitre 14

 

Il conserva de cette scène une horreur alarmée de la chair quitient l’âme en laisse et s’oppose aux scissions tentées. Ellen’entendait décidément point que l’on se passât d’elle afin devaquer au loin à d’inexauçables voeux, qu’elle ne pouvait subirqu’en se taisant. Pour la première fois peut-être, au souvenir deces turpitudes, il comprit bien le sens maintenant désert de cemot: la « chasteté » – et il en savoura l’ancienne et délicateampleur.

De même qu’un homme qui a trop bu, la veille, songe, lelendemain, à des diètes de boissons fortes, de même il songeait, cejour-là, à des affections épurées, loin d’un lit.

Il ruminait ces pensées, quand des Hermies entra.

Ils causèrent des défixions amoureuses. Etonné tout à la foispar la langueur et par l’âpreté de Durtal, des Hermies s’écria:

– Nous serions-nous livré, hier, mon ami, à de succulentsexcès?

Avec la plus décisive mauvaise foi, Durtal secoua la tête.

– Alors, reprit des Hermies, tu es supérieur et inhumain! Aimersans espoir, à blanc, ce serait parfait, s’il ne fallait pascompter avec les intempéries de sa cervelle; la chasteté, sansdessein pieux, n’a point de raison d’être, à moins que les sens nedéfaillent, mais cela devient alors une question corporelle que lesempiriques résolvent plus ou moins mal; en somme, tout, ici-bas,aboutit à l’acte que tu réprouves. Le coeur qui est réputé lapartie noble de l’homme a la même forme que le pénis qui en est,soi-disant, la partie vile; c’est très symbolique, car tout amourde coeur finit par l’organe qui lui ressemble. L’imaginationhumaine, lorsqu’elle se mêle d’animer des êtres d’artifice, en estréduite à reproduire les mouvements des animaux qui se propagent.Vois les machines, le jeu des pistons dans les cylindres; ce sontdes Juliette en fonte des Roméo d’acier; les expressions humainesne différent pas du tout du va-et-vient de nos machines. C’est uneloi qu’il faut aduler si l’on n’est, ni impuissant, ni saint; or,tu n’es ni l’un, ni l’autre, je pense; ou bien alors si, pour desmotifs inconcevables, tu désires vivre avec une aiguillette nouée,suis la recette d’un vieil occultiste du seizième siècle, leNapolitain Piperno; il affirme, celui-là, que quiconque mange de laverveine ne peut approcher une femme pendant sept jours; achètes-enun pot, broute-le, et nous verrons.

Durtal se mit à rire. – Il y aurait peut-être un moyen terme: nejamais faire acte de chair avec celle que l’on aime et, pour avoirla paix, fréquenter, quand on ne peut faire autrement, celles quel’on n’aime pas. On conjurerait sans doute ainsi, dans une certainemesure, les dégoûts possibles.

– Non; l’on s’imaginerait quand même que l’on éprouverait avecla femme dont on raffole des délices charnelles absolumentdifférentes de celles que l’on ressent avec les autres et çafinirait encore mal! Puis les femmes auxquelles on ne serait pointindifférent n’ont pas l’esprit assez charitable et assez discretpour admirer la sagesse de cet égoïsme, car enfin c’est cela! -Mais, dis donc, si tu enfilais tes bottines; six heures vont sonneret le boeuf de la maman Carhaix ne peut attendre.

Il était déjà sorti de la marmite, couché sur un lit de légumes,dans un plat, lorsqu’ils arrivèrent. Carhaix, enfoui dans unfauteuil, lisait son bréviaire.

– Quoi de neuf? dit-il, en fermant son livre.

– Mais rien, la politique ne nous intéresse pas et les réclamesaméricaines du général Boulanger vous lassent autant que nous, jesuppose; d’autre part, les histoires des journaux sont encore plusque d’habitude troubles ou nulles; – prends garde, toi, tu vas tebrûler, reprit des Hermies, s’adressant à Durtal qui s’apprêtait àavaler une cuillerée de soupe.

– Le fait est que ce bouillon médullaire et savamment doré estune fournaise liquide! – Mais, à propos de nouvelles, quedites-vous donc qu’il n’y en a point de pressantes? Et ce procès del’étonnant abbé Boudes, qui va s’engager devant les assises del’Aveyron! Après avoir tenté d’empoisonner son curé dans le vin dusacrifice, et avoir épuisé tous les autres crimes, telsqu’avortements, viols, attentats à la pudeur, faux, vols qualifiéset usures, il a fini par s’approprier le tronc des âmes dupurgatoire et il a mis au clou le ciboire, le calice, tous lesinstruments du culte! Il me semble qu’il n’est pas mal!

Carhaix leva les yeux au ciel.

– S’il n’est pas condamné, ce sera un prêtre de plus pour Paris,dit des Hermies.

– Pourquoi?

Pourquoi? Mais parce que tous les ecclésiastiques qui ont faillien province ou qui ont eut de sérieux démêlés avec l’ordinaire,sont envoyés ici où ils sont moins en vue, presque perdus dans lefoule; ils font partie de la corporation de ces abbés qu’on nomme »les prêtres habitués ».

– Qu’est-ce? demanda Durtal.

– Ce sont les prêtres attachés à une paroisse. Tu sais qu’en susdu curé ou du desservant, des vicaires, du clergé en pied, il y adans chaque église des prêtres adjoints ou suppléants, ce sontceux-là. Ils font le gros ouvrage, célèbrent les messesmatutinales, quand tout le monde dort, ou les messes tardives quandtout le monde digère. Ce sont ceux aussi qui se lèvent, la nuit,pour porter les sacrements aux pauvres, qui veillent les cadavresdes dévots riches, attrapent, dans les enterrements, des courantsd’air sous les porches, les coups de soleil, au cimetière, ou lespaquets de neige et de pluie devant les fosses. Ils écopent lescorvées; moyennant cinq ou dix francs, ils remplacent encore descollègues mieux appointés que leur service ennuie; ce sont des gensen disgrâce, pour la plupart; on les attache, pour s’endébarrasser, à une église et on les surveille, en attendant qu’onleur retire leur celebret ou qu’on les interdise. C’est te direaussi que les paroisses de province évacuent sur la ville lesprêtres qui, pour un motif ou pour un autre, ont cessé deplaire.

– Bien; mais alors les vicaires et les autres abbés titulaires,qu’est-ce qu’ils font, s’ils se déchargent ainsi de leurs tâchessur le dos des autres?

– Ils font l’ouvrage élégant et facile, celui qui ne réclameaucune charité, aucun effort! Ils confessent les ouailles àfalbalas, préparent au catéchisme les mômes propres, prêchent,jouent les rôles en vedette dans les cérémonies où, pour aguicherles fidèles, l’on déploie de théâtrales pompes! A Paris, en sus desprêtres habitués, le clergé se divise ainsi: les prêtres hommes dumonde et à l’aise; ceux-là, on les place à la Madeleine, àSaint-roch, dans les églises dont la clientèle est riche, ils sontchoyés, dînent en ville, passent leur vie dans les salons, nepansent que les âmes agenouillées dans de la dentelle; et lesautres qui sont de bons employés de bureau, pour la plupart, maisqui n’ont ni l’éducation, ni la fortune nécessaires pour assisterles défaillances des désoeuvrées, ceux-là vivent plus à l’écart etne fréquentent que les petits bourgeois; ils se consolent de leurvulgarité entre eux en jouant aux cartes ou en lâchant volontiersdes lieux communs et des farces scatologiques au dessert!

– Voyons, des Hermies, dit Carthaix, vous allez trop loin; carenfin j’ai la prétention, moi aussi, de connaître les prêtres, etce sont, à Paris même, de braves gens qui font leur devoir, ensomme. Ils sont couverts d’opprobres et de crachats, ils sontaccusés par toute une racaille de vices immondes! Mais il faudraitpourtant le dire à la fin, les abbés Boudes, les chanoines Docresont, Dieu merci, des exceptions; et, hors Paris, à la campagne,par exemple, il y a dans le clergé de véritables saints!

– Les prêtres sataniques sont peut-être en effet relativementrares et les luxures du clergé et les gredineries de l’épiscopatsont évidemment exagérées par une presse ignoble; mais ce n’est pascela, moi, que je leur reproche. S’ils n’étaient pas que joueurs etlibertins, mais ils sont tièdes, ils sont indolents, ils sontimbéciles, ils sont médiocres! Ils commettent le péché contre leSaint Esprit, le seul que l’exorable ne pardonne pas!

– Ils sont de leur temps, fit Durtal. Tu ne peux cependantexiger que l’on retrouve, dans le bain-marie des séminaires, l’âmedu Moyen Age!

– Puis, reprit Carhaix, notre ami oublie qu’il existe des ordresmonastiques impeccables, les Chartreux, par exemple…

– Oui, et les Trappistes et les Franciscains; mais ce sont desordres cloîtrés qui vivent à l’abri d’un siècle infâme; prenez, aucontraire, celui de Saint Dominique qui est une société salonnière.C’est lui qui fournit les Monsabré et les Didon, c’est toutdire!

– Ce sont les hussards de la religion, les anciens et joyeuxlanciers, les régiments chic et pimpants du Pape, tandis que lesbons Capucins, ce sont les pauvres tringlots des âmes, ditDurtal.

– S’ils aimaient seulement les cloches! s’écria Carhaix, enhochant la tête; tiens, passe-nous le Coulommiers, dit-il, à safemme qui enlevait le saladier et les assiettes.

Des Hermies remplissait les verres; ils mangèrent, en silence,le fromage.

– Dis donc, reprit Durtal en s’adressant à des Hermies, sais-tusi une femme qui reçoit la visite des incubes a nécessairement lecorps froid? Autrement dit, est-ce une présomption sérieused’incubat, comme jadis l’impossibilité qu’éprouvaient les sorcièresde verser des larmes servait à l’inquisition de preuve pour lesconvaincre de maléfice et de magie.

– Oui, je puis te répondre. Autrefois, les femmes atteintesd’incubat avaient les chairs frigides, même au mois d’août; leslivres des spécialistes l’attestent; mais maintenant la plupart descréatures qui subissent ou appellent les amoureuses larves, ont, aucontraire, la peau brûlante et sèche; cette transformation n’estpas encore générale mais elle tend à le devenir. Je me rappellefort bien que le Dr Johannès, celui dont Gévingey t’a parlé, étaitsouvent obligé, au moment où il tentait de délivrer la malade, deramener le corps à sa température normale avec des lotionsd’hydriodate de potasse étendu d’eau.

– Ah! fit Durtal, qui songeait à Mme Chantelouve.

– Vous ne savez pas ce qu’est devenu le Dr Johannès? questionnaCarhaix.

– Il vit très retiré à Lyon; il continue, je crois, ses cures devénéfices et il prêche la bienheureuse venue du Paraclet.

– Enfin, quel est ce docteur? demanda Durtal.

– C’est un très intelligent et un très savant prêtre. Il a étésupérieur de communauté et il a dirigé, à Paris même, la seulerevue qui ait jamais été mystique. Il fut aussi un théologienconsulté, un maître reconnu de la jurisprudence divine; puis il eutde navrants débats avec la curie du pape à Rome, et avec leCardinal Archevêque de Paris. Ses exorcismes, ses luttes, contreles incubes qu’il allait combattre dans les couvents de femmes, leperdirent.

Ah! je me souviens de la dernière fois que je le vis, comme sic’était d’hier! Je le rencontrai, rue de Grenelle, sortant del’archevêché, le jour où, après une scène qu’il me raconta, ilquitta l’église. Je revois ce prêtre, marchant avec moi, le long duboulevard désert des Invalides. Il était blême et sa voix défaitemais solennelle tremblait.

Il avait été requis et on le sommait de s’expliquer sur le casd’une épileptique qu’il disait avoir guérie, à l’aide d’unerelique, de la robe sans couture du Christ, conservée à Argenteuil.Le Cardinal, assisté de deux grands vicaires, l’écoutait,debout.

Quand il eut terminé et qu’il eut en outre fourni lesrenseignements qu’on lui réclamait sur ses cures des sortilèges, leCardinal Guibert dit:

– Vous feriez mieux d’aller à la Trappe!

Et je me rappelle, mot pour mot, sa réponse:

– Si j’ai violé, les lois de l’église, je suis prêt à subir lapeine de ma faute; si vous me croyez coupable, faites un jugementcanonique et je l’exécuterai, je le jure sur mon honneursacerdotal; mais je veux un jugement régulier, car, en droit,personne n’est tenu de se condamner soi-même, nemo se traderetenetur, dit le Corpus Juris Canonici.

Il y avait un numéro de sa revue, sur une table. Le Cardinaldésignant une page, reprit:

– C’est vous qui avez écrit cela?

– Oui, éminence.

– Ce sont des doctrines infâmes! – Et il alla, de son cabinetdans le salon voisin, criant: sortez d’ici! – Alors, Johannèss’avança jusqu’à la porte du salon et, tombant à genoux sur leseuil même de la pièce, il dit:

-Éminence, je n’ai pas voulu vous offenser; si je l’ai fait,j’en demande pardon.

Le Cardinal criait plus fort: sortez d’ici ou j’appelle!Johannès se releva et partit. – Tous mes vieux liens sont rompus,fit-il, en me quittant. – Il était si sombre que je n’eus pas lecourage de le questionner!

Il y eut un silence. Carhaix s’en fut sonner ses volées, dans latour; sa femme enleva le dessert et la nappe; des Hermies préparale café; Durtal roula, pensif, sa cigarette.

Et quand Carthaix revint, comme enveloppé dans une brume desons, il s’écria:

– Tout à l’heure, vous parliez, des Hermies, des Franciscains.Savez-vous que cet ordre devait rester si pauvre qu’il ne pouvaitposséder même une cloche? Il est vrai que cette règle s’est un peurelâchée, car elle était par trop difficile à observer et par tropdure! Maintenant, ils ont une cloche, mais une seule!

– Ainsi que la plupart des abbayes, alors.

– Non, car presque toutes en ont plusieurs, souvent trois, enl’honneur de la sainte et triple Hypostase!

– Mais voyons, le nombre des cloches est donc limité pour lesmonastères et les églises?

– C’est-à-dire qu’autrefois il l’était. Il y avait unehiérarchie pieuse des sons; les cloches d’un couvent ne devaientpoint sonner quand les cloches de l’église entraient en branle.Elles étaient les vassales, demeuraient respectueuses et fluettes,à leur rang, se taisaient, alors que la suzeraine parlait auxmasses. Ces principes consacrés, en 1590, par un canon du concilede Toulouse et confirmés par deux décrets de la congrégation desrites, ne sont plus suivis. Les observances de Saint CharlesBorromée qui voulait qu’une église cathédrale eût de cinq à septcloches, une collégiale trois et une paroissiale deux, sontabolies; aujourd’hui, les églises ont plus ou moins de cloches,suivant qu’elles sont plus ou moins riches!

Mais ce n’est pas tout de causer, où sont les petits verres?

La femme les apporta, serra la main de ses hôtes et s’en fut.Alors, tandis que Carhaix versait le cognac, des Hermies dit à voixbasse:

– Je n’ai pas parlé devant elle, car ces sujets la troublent etl’effraient, mais j’ai reçu une singulière visite, ce matin, cellede Gévingey qui se sauve auprès du Dr Johannès, à Lyon. Il prétendavoir été envoûté par le chanoine Docre qui serait actuellement àParis, de passage. Qu’ont-ils eu ensemble? Je l’ignore; toujoursest-il que Gévingey est dans un fichu état!

– Qu’a-t-il, au juste? demanda Durtal.

– Je n’en sais absolument rien. Je l’ai ausculté avec soin,visité sur toutes les coutures. Il se plaint de coups d’aiguillesdu côté du coeur. J’ai constaté des troubles nerveux et c’est tout;ce qui est plus inquiétant, c’est un état de dépérissementinexplicable pour un homme qui n’est ni cancéreux nidiabétique.

– Ah çà, je suppose, dit Carhaix, qu’on n’envoûte plus lespersonnes avec des images de cire et des épingles, avec la « Manie »ou la « Dagyde », comme cela s’appelait, au bon vieux temps?

– Non, ce sont des pratiques maintenant surannées et presquepartout omises. Gévingey que j’ai confessé, ce matin, m’a racontéde quelles extraordinaires recettes se sert l’affreux chanoine. Cesont là, paraît-il, les secrets irrévélés de la magie moderne.

– Ah! mais voilà qui m’intéresse, fit Durtal.

– Je me borne, bien entendu, à répéter ce qui me fut dit, repritdes Hermies, en allumant sa cigarette.

Eh bien! Docre possède dans des cages, et il les emporte envoyage, des souris blanches. Il les nourrit d’hosties qu’ilconsacre et de pâtes qu’il imprégne de poisons savamment dosés.Lorsque ces malheureuses bêtes sont saturées, il les prend, lestient au-dessus d’un calice, et, avec un instrument très aigu illes perce de part en part. Le sang coule dans le vase et ill’emploie comme je vous l’expliquerai tout à l’heure, pour frapperses ennemis de mort. D’autres fois, il opère sur des poulets, surdes cochons d’Inde, mais, dans ce cas il use non point du sang,mais bien de la graisse de ces animaux devenus ainsi destabernacles exécrés et vénéneux.

D’autres fois encore, il se sert d’une recette inventée par lasociété satanique des Ré-théurgistes Optimates dont je t’ai déjàparlé, et il apprête un hachis composé de farine, de viande, depain eucharistique, de mercure, de semence animale, de sang humain,d’acétate de morphine et d’huile d’aspic.

Enfin, et selon Gévingey, cette dernière ordure serait pluspérilleuse encore; il gave des poissons saintes espèces et detoxiques habilement gradués; ces toxiques sont choisis parmi ceuxqui détraquent le cerveau ou tuent dans des attaques tétaniquesl’homme dont les pores les absorbent. Puis, lorsque ces poissonssont bien imbibés de ces substances scellées par le sacrilège,Docre les retire de l’eau, les laisse pourrir, les distille, et ilen extrait une huile essentielle dont une goutte suffit à rendrefou!

Cette goutte s’emploie, paraît-il, à l’extérieur. De même quedans les Treize de Balzac, c’est en touchant les cheveux, qu’ondétermine la démence ou que l’on empoisonne.

– Bigre! fit Durtal, j’ai bien peur qu’une larme de cette huilene soit tombée sur le cerveau du pauvre Gévingey!

– Ce qui est capiteux dans cette histoire, c’est moins labizarrerie de ces pharmacopées diaboliques, que l’état d’âme decelui qui les invente et les manie. Songez que cela se passe àl’époque actuelle, à deux pas de nous, et que ce sont des prêtresqui ont inventé ces philtres inconnus aux sorcelleries du MoyenAge!

– Des prêtres! non, un seul, et quel prêtre! fit remarquerCarhaix.

– Du tout, Gévingey est très précis, il affirme que d’autres enusent. L’envoûtement par le sang vénénifère des souris eut lieu, en1879, à Châlons-sur-marne dans un cercle démoniaque dont lechanoine faisait, il est vrai, partie; en 1883, en Savoie, onprépara, dans un groupe d’abbés déchus, l’huile dont j’ai parlé.Comme vous le voyez, Docre n’est pas le seul qui pratique cetteabominable science; des couvents la connaissent; quelques laïquesmême la soupçonnent.

– Mais enfin, admettons que ces préparations soient réelles etsoient actives; tout cela n’explique pas comment on maléficie avecelles de près ou de loin un homme.

-Ça, c’est une autre affaire. On a le choix entre deux moyens,pour atteindre l’ennemi que l’on vise. Le premier et le moins usitéest celui-ci: le magicien se sert d’une voyante, d’une femme quis’appelle, dans ce monde-là, « un esprit volant », c’est unesomnambule qui, mise en état d’hypnotisme, peut se rendre en espritoù l’on veut qu’elle aille. Il est dès lors possible de lui faireporter, à des centaines de lieues et à la personne qu’on luidésigne, les poisons magiques. Ceux qui sont atteints par cettevoie, n’ont vu personne et ils deviennent fous ou meurent, sansmême soupçonner le vénéfice. Mais outre que ces voyantes sontrares, elles sont dangereuses, car d’autres personnes peuvent aussiles fixer en état de catalepsie et leur extirper des aveux. Celavous explique comment les gens tels que Docre ont recours au secondmoyen qui est plus sûr. Il consiste à évoquer, ainsi que dans leSpiritisme, l’esprit d’un mort et à l’envoyer frapper, avec lemaléfice préparé, la victime. Le résultat est le même, mais levéhicule change.

Voilà, conclut des Hermies, rapportées très exactement, lesconfidences que me fit, ce matin, l’ami Gévingey.

– Et le Dr Johannès guérit les gens intoxiqués de cette manière?demanda Carthaix.

– Oui, cet homme fait, et cela je le sais, d’inexplicablescures.

– Mais avec quoi?

– Gévingey parle, à ce propos, du sacrifice de gloire deMelchissédec, que le docteur célèbre. Je ne sais pas du tout cequ’est ce sacrifice; mais Gévingey nous renseignera peut-être, s’ilrevient guéri!

– C’est égal, je ne serais pas fâché de contempler, une foisdans ma vie, ce chanoine Docre, dit Durtal.

– Moi pas; car c’est l’incarnation du maudit sur la terre,s’écria Carhaix, en aidant ses amis à endosser leur paletots.

Il alluma sa lanterne et, en descendant l’escalier, comme Durtalse plaignait du froid, des Hermies se mit à rire.

– Si ta famille avait connu les secrets magiques des plantes, tune grelotterais pas ainsi, fit-il. L’on apprenait, en effet, auseizième siècle, qu’un enfant pouvait n’avoir ni chaud, ni froid,pendant toute sa vie, si on lui avait frotté les mains avec du jusd’absinthe, avant que la douzième année de sa vie se fut écoulée.C’est, tu le vois, une recette parfumée, moins dangereuse quecelles dont abuse le chanoine Docre.

Une fois en bas, et, après que Carthaix eut refermé la porte desa tour, ils hâtèrent le pas, car le vent du nord balayait laplace.

– Enfin, dit des Hermies, – Satanisme mis à part, et encore non,puisque c’est de la religion, le Satanisme, – avoue que, pour deuxmécréants de notre sorte, nous tenons des propos singulièrementpieux. J’espère que cela nous sera, là-haut, compté.

– Nous sommes peu méritants, car de quoi parler? RépliquaDurtal; les conversations qui ne traitent pas de religion ou d’artsont si basses et si vaines!

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