Là-bas

Chapitre 16

 

Quand je songe, se dit Durtal, le lendemain, qu’au lit, à cemoment, où la plus pertinace volonté succombe, j’ai tenu bon, j’airefusé de céder aux instances de Hyacinthe voulant prendre pied iciet qu’après le déclin charnel, à cet instant où l’homme diminué sereprend, je l’ai suppliée, moi-même, de continuer ses visites,c’est à n’y rien comprendre! Au fond, je n’avais pas arrêté laferme résolution d’en finir avec elle; et puis je ne pouvaiscependant la congédier comme une fille, reprit-il, pour sejustifier l’incohérence de ce revirement. J’espérais aussi avoirdes renseignements sur le chanoine. Oh mais, à ce propos, je ne latiens pas quitte, il faudra qu’elle se décide à parler, à ne pasrépondre par des monosyllabes ou des phrases en garde, ainsiqu’hier!

Au fait, qu’a-t-elle pu faire avec cet abbé qui a été sonconfesseur et qui, de son aveu même, l’a lancée dans l’incubat?Elle a été sa maîtresse, cela est sûr; et combien, parmi ces autresecclésiastiques qu’elle a fréquentés ont été ses amants aussi? Carelle l’a confessé, dans un cri, ce sont ces gens là qu’elle aime!Ah! Si l’on fréquentait le monde clérical, l’on apprendrait sansdoute de curieuses particularités sur son mari et sur elle; c’esttout de même étrange, Chantelouve qui joue un singulier rôle dansce ménage, s’est acquis une déplorable réputation et, elle, pas.Jamais je n’ai ouï parler de ses frasques; mais non, que je suisbête! Ce n’est pas étrange; son mari ne s’est pas confiné dans lescercles religieux et mondains; il se frotte aux gens de lettres,s’expose par conséquent à toutes les médisances, tandis qu’elle, sielle prend un amant, elle le choisit, certainement, dans dessociétés pieuses où aucun de ceux que je connais ne serait reçu; etpuis, les abbés sont des gens discrets; mais comment expliqueralors qu’elle vienne ici? Par ce fait bien simple qu’elle aprobablement eu une indigestion de soutaniers et qu’elle m’a requispour faire un intérim de bas noirs. Je lui sers de haltelaïque!

C’est égal, elle est tout de même bien singulière, et plus je lavois, moins je la comprends. Il y a en elle trois êtresdistincts:

D’abord, la femme assise ou debout que j’ai connue dans sonsalon, réservée, presque hautaine, devenue bonne fille dansl’intimité, affectueuse, tendre même.

Puis, la femme couchée, complètement changée d’allures et devoix, une fille, crachant de la boue, perdant toute vergogne.

Enfin, la troisième que j’ai aperçue hier, une impitoyablemâtine, une femme vraiment satanique, vraiment rosse.

Comment tout cela s’amalgame et s’allie? Je l’ignore; parl’hypocrisie sans doute; et encore non, elle est souvent d’unefranchise qui déconcerte; ce sont peut-être, il est vrai, desmoments de détente ou d’oubli. Au fond, à quoi bon essayer decomprendre le caractère de cette dévote lubrique! En somme, ce queje pouvais appréhender ne se réalise point; elle ne me demande pasde la sortir, ne me force pas à dîner chez elle, ne me réclameaucune prébende, n’exige aucune compromission d’aventurière plus oumoins louche. Je ne trouverai jamais mieux. – Oui, mais c’est quemaintenant, je préférerais ne rien trouver; il me suffirait trèsbien de déposer entre des mains mercenaires mes pétitionscharnelles; et alors, pour vingt francs, j’achèterais de plusstudieuses crises! Car, il n’y a pas à dire, seules, les fillessavent cuisiner les petits plats des sens!

– Ce qui est bizarre, se dit-il, soudain, après un silence deréflexions, c’est que, toutes proportions gardées, Gilles de Raisse divise comme elle en trois êtres qui diffèrent.

D’abord le soudard brave et pieux.

Puis l’artiste raffiné et criminel.

Enfin, le pêcheur qui se repent, le mystique.

Il est tout en volte-face d’excès, celui-là! A contempler lepanorama de sa vie, l’on découvre en face de chacun de ses vicesune vertu qui le contredit; mais aucune route visible ne lesrejoint.

Il fut d’un orgueil orageux, d’une superbe immense et lorsque lacontrition s’empara de lui, il tomba à genoux devant le peuple etil eut les larmes, l’humilité d’un Saint.

Sa férocité dépassa les limites du loyer humain, et cependant ilfut charitable et il adora ses amis qu’il soigna, tel qu’un frère,dès que le démon les meurtrit.

Impétueux dans ses souhaits et néanmoins patient; brave dans lesbatailles, lâche devant l’au-delà, il fut despotique et violent,faible pourtant lorsque les louanges de ses parasites s’étoffèrent.Il est tantôt sur les cimes, tantôt dans les bas-fonds, jamais dansla plaine parcourue, dans les pampas de l’âme. Ses aveuxn’éclairent même point ces invariables antipodes. Il répond, alorsqu’on lui demande qui lui suggéra l’idée de pareils crimes: »Personne, mon imagination seule m’y a poussé; la pensée ne m’enest venue que de moi-même, de mes rêveries, de mes plaisirsjournaliers, de mes goûts pour la débauche ».

Et il s’accuse de son oisiveté, assure constamment que les repasdélicats, que les robustes breuvages ont aidé à décager chez lui lefauve.

Loin des passions médiocres, il s’exalte, tour à tour, dans lebien comme dans le mal et il plonge, tête baissée, dans lesgouffres opposés de l’âme. Il meurt à l’âge de trente-six ans, maisil avait tari le flux des joies désordonnées, le reflux desdouleurs qui rien n’apaise. Il avait adoré la mort, aimé envampire, baisé d’inimitables expressions de souffrance et d’effroiet il avait également été pressuré par d’infrangibles remords, pard’insatiables peurs. Il n’avait plus, ici-bas, rien à tenter, rienà apprendre.

– Voyons, fit Durtal qui feuilletait ses notes, je l’ai laisséau moment où l’expiation commence; ainsi que je l’ai écrit dansl’un de mes précédents chapitres, les habitants des régions quedominent les châteaux du maréchal savent maintenant quel estl’inconcevable monstre qui enlève les enfants et les égorge. Maispersonne n’ose parler. Dès qu’au tournant d’un chemin, la hautetaille du carnassier émerge, tous s’enfuient, se tapissent derrièreles haies, s’enferment dans les chaumières.

Et Gilles passe, altier et sombre, dans le désert des villagessingultueux et clos. L’impunité lui semble assurée, car quel paysanserait assez fou pour s’attaquer à un maître qui peut le fairepatibuler au moindre mot?

D’autre part, si les humbles renoncent à l’atteindre, ses pairsn’ont pas dessein de le combattre au profit de manants qu’ilsdédaignent; et son supérieur, le Duc de Bretagne, Jean V, lecaresse et le choie, afin de lui extorquer à bas prix sesterres.

Une seule puissance pouvait se lever et, au-dessus descomplicités féodales, au-dessus des intérêts humains, venger lesopprimés et les faibles, l’église. – Et ce fut elle, en effet, qui,dans la personne de Jean de Malestroit, se dressa devant le monstreet l’abattit.

Jean de Malestroit, évêque de Nantes, appartenait à une lignéeillustre. Il était proche parent de Jean V et son incomparablepiété, sa sagesse assidue, sa fougueuse charité, son infailliblescience, le faisaient vénérer par le duc même.

Les sanglots des campagnes décimées par Gilles étaient venusjusqu’à lui; en silence, il commençait une enquête, épiait lemaréchal, décidé, dès qu’il le pourrait, à commencer la lutte.

Et Gilles commit subitement un inexplicable attentat qui permità l’évêque de marcher droit sur lui et de le frapper.

Pour réparer les avaries de sa fortune, Gilles vend saseigneurie de Saint-Étienne de Mer Morte à un sujet de Jean V,Guillaume le Ferron, qui délègue son frère Jean pour prendrepossession de ces domaines.

Quelques jours après, le maréchal réunit les deux cents hommesde sa maison militaire et il se dirige, à leur tête, surSaint-Étienne. Là, le jour de la Pentecôte, alors que le peupleréuni entend la messe, il se précipite, la jusarme au poing, dansl’église, balaie d’un geste les rangs tumultueux des fidèles et,devant le prêtre interdit, menace d’égorger Jean le Ferron quiprie. La cérémonie est interrompue, les assistants prennent lafuite. Gilles traîne le Ferron qui demande grâce jusqu’au château,ordonne qu’on baisse le pont-levis et de force il occupe la place,tandis que son prisonnier est emporté et jeté à Tiffauges, dans unfond de geôle.

Il venait du même coup de violer le coutumier de Bretagne quiinterdisait à tout baron de lever des troupes sans le consentementdu Duc, et de commettre un double sacrilège, en profanant unechapelle et en s’emparant de Jean le Ferron qui était un clerctonsuré d’Église.

L’Évêque apprend ce guet-apens et décide Jean V, qui hésitepourtant, à marcher contre le rebelle. Alors tandis qu’une armées’avance sur Saint-Étienne que Gilles abandonne pour se réfugieravec sa petite troupe dans le manoir fortifié de Machecoul, uneautre armée met le siège devant Tiffauges.

Pendant ce temps, le prélat accumule, hâte les enquêtes. Sonactivité devient extraordinaire, il délègue des commissaires et desprocureurs dans tous les villages où des enfants ont disparu.Lui-même quitte son palais de Nantes, parcourt les campagnesrecueille les dépositions des victimes. Le peuple parle enfin, lesupplie à genoux de le protéger et, soulevé par les atrocesforfaits qu’on lui révèle, l’évêque jure qu’il fera justice.

Un mois a suffi pour que tous les rapports soient terminés. Parlettres patentes, Jean de Malestroit établit publiquement »l’infamatio » de Gilles, puis, alors que les formules de laprocédure canonique sont épuisées, il lance le mandat d’arrêt.

Dans cette pièce libellée en forme de mandement et donnée àNantes, le 13 septembre en l’an du seigneur 1440, il rappelle lescrimes imputés au maréchal, puis, dans un style énergique, il sommeson diocèse de marcher contre l’assassin, de le débusquer.

« Ainsi, nous vous enjoignons à tous et à chacun de vous, enparticulier, par ces présentes lettres, de citer immédiatement etd’une manière définitive, sans compter l’un sur l’autre, sans vousreposer de ce soin sur autrui, de citer devant nous ou devantl’official de notre église cathédrale, pour le lundi de la fête del’exaltation de la Sainte-Croix, le 19 septembre, Gilles, noblebaron de Rais, soumis à notre puissance et relevant de notrejuridiction, et nous le citons, nous-même, par ces lettres, àcomparaître à notre barre pour avoir à répondre des crimes quipèsent sur lui. – Exécutez donc ces ordres et que chacun de vousles fasse exécuter. »

Et, le lendemain, le capitaine d’armes Jean Labbé, agissant aunom du Duc, et Robin Guillaumet, notaire, agissant au nom del’évêque, se présentent, escortés d’une petite troupe, devant lechâteau de Machecoul.

Que se passa-t-il dans l’âme du maréchal? Trop faible pour teniren rase campagne, il peut néanmoins se défendre derrière lesremparts qui l’abritent, et il se rend!

Roger de Bricqueville, Gilles de Sillé, ses conseillershabituels, ont pris la fuite. Il reste seul avec Prélati qui essaieen vain, lui aussi, de se sauver.

Il est ainsi que Gilles chargé de chaînes. Robin Guillaumetvisite la forteresse de fond en comble. Il y découvre deschemisettes sanglantes, des os mal calcinés, des cendres quePrélati n’a pas eu le temps de précipiter dans les latrines et lesdouves.

Au milieu des malédictions, des cris d’horreur qui jaillissentautour d’eux, Gilles et ses serviteurs sont conduits à Nantes etécroués au château de la Tour Neuve.

– Tout cela, ce n’est pas, en somme, très clair, se disaitDurtal. étant donné le casse-cou que fut autrefois le maréchal,comment admettre que, sans coup férir, il livre ainsi sa tête?

Fut-il amolli, ébranlé par ses nuits de débauche, démantelé parles abjectes délices des sacrilèges, effondré, moulu par lesremords? fut-il las de vivre ainsi et se délaissa-t-il comme tantde meurtriers que le châtiment attire? Nul ne le sait. Sejugea-t-il d’un rang si élevé qu’il se crût incoercible?Espéra-t-il, enfin, désarmer le Duc, en tablant sur sa vénalité, enlui offrant une rançon de manoirs et de prés?

Tout est plausible. Il pouvait aussi savoir combien Jean V avaithésité, de peur de mécontenter la noblesse de son duché, à céderaux objurgations de l’évêque et à lever des troupes pour le traqueret le saisir.

Ce qui est certain c’est qu’aucun document ne répond à cesquestions. Encore tout cela peut-il être mis à peu près en placedans un livre, se disait-il, mais ce qui est bien autrementfastidieux et obscure, c’est, au point de vue des juridictionscriminelles, le procès même.

Aussitôt que Gilles et ses complices furent incarcérés, deuxtribunaux s’organisèrent: l’un, ecclésiastique, pour juger lescrimes qui relevaient de l’église, l’autre, civil, pour juger ceuxauquels il appartenait à l’état de connaître.

A vrai dire, le tribunal civil qui assista aux débatsecclésiastique s’effaça complètement dans cette cause; il ne fit,pour la forme, qu’une petite contre-enquête, mais il prononça lasentence de mort que l’église s’interdisait de proférer, en raisondu vieil adage « Ecclesia abhorret a sanguine ».

Les procédures ecclésiastiques durèrent un mois et huit jours;les procédures civiles quarante-huit heures. Il semble que, pour semettre à l’abri derrière l’évêque, le Duc de Bretagne aitvolontairement amoindri le rôle de la justice civile quid’ordinaire se débattait mieux contre les empiètements del’Official.

Jean de Malestroit préside les audiences; il choisit pourassesseurs les évêques du Mans, de Saint-Brieuc et de Saint-Lô;puis en sus de ces hauts dignitaires, il s’entoure d’une troupe dejuristes qui se relevaient dans les interminables séances duprocès. Les noms de la plupart d’entre eux figurent dans les piècesde procédure; ce sont: Guillaume de Montigné, avocat à la courséculière, Jean Blanchet, bachelier ès lois, Guillaume Groyguet etRobert de la Rivière, licenciés in utroque jure, Hervé Lévi,Sénéchal de Quimper. Pierre de l’Hospital, Chancelier de Bretagne,qui doit présider, après le jugement canonique, les débats civils,assiste Jean de Malestroit.

Le promoteur, qui faisait alors office de ministère public, futGuillaume Chapeiron, curé de Saint-Nicolas homme éloquent etretors; on lui adjoignit, pour alléger la fatigue des lectures,Geoffroy Pipraire, doyen de Sainte-Marie, et Jacques dePentcoetdic, official de l’église de Nantes.

Enfin, à côté de la juridiction épiscopale, l’église avaitinstitué, pour la répression du crime d’hérésie qui comprenaitalors le parjure, le blasphème, le sacrilège, tous les forfaits dela magie, le Tribunal extraordinaire de l’Inquisition.

Il siégea, aux côtés de Jean de Malestroit, en la redoutable etdocte personne de Jean Blouyn, de l’ordre de Saint-Dominique,délégué par le grand inquisiteur de France, Guillaume Mérici, auxfonctions de vice-inquisiteur de la ville et du diocèse deNantes.

Le Tribunal constitué, le procès s’ouvre dès le matin, car jugeset témoins doivent être, suivant la coutume du temps, à jeun. On yentend le récit des parents des victimes et Robin Guillaume,faisant fonction d’huissier, celui-là même, qui s’est emparé dumaréchal à Machecoul, donne lecture de l’assignation faite à Gillesde Rais de paraître. Il est amené et déclare dédaigneusement qu’iln’accepte par la compétence du Tribunal; mais, ainsi que le veut laprocédure canonique, le promoteur rejette aussitôt, « pour ce quepar ce moyen la correction du maléfice ne soit empêchée », ledéclinatoire comme étant nul en droit et « frivole » et il obtient dutribunal qu’on passe outre. Il commence à lire à l’inculpé leschefs de l’accusation portée contre lui; Gilles crie que lepromoteur est menteur et traître. Alors Guillaume Chapeiron étendle bras vers le Christ, jure qu’il dit la vérité et invite lemaréchal à prêter le même serment. Mais cet homme, qui n’a reculédevant aucun sacrilège, se trouble, refuse de se parjurer devantDieu et la séance se lève, dans le brouhaha des outrages que Gillesvocifère contre le Promoteur.

Ces préambules terminés, quelques jours après, les débatspublics commencent. L’acte d’accusation, dressé en forme deréquisitoire, est lu, tout haut, devant l’accusé, devant le peuplequi tremble, alors que Chapeiron énumère, un à un, patiemment, lescrimes, accuse formellement le maréchal d’avoir pollué et occis despetits enfants, d’avoir pratiqué les opérations de la sorcellerieet de la magie, d’avoir violé à Saint-Étienne de Mer Morte, lesimmunités de la Sainte-Eglise.

Puis, après un silence, il reprend son discours et, laissant decôté les meurtres, ne retenant plus alors que les crimes dont lapunition, prévue par le droit canonique, pouvait être prononcée parl’église, il demande que Gilles soit frappé de la doubleexcommunication, d’abord comme évocateur de démons, hérétique,apostat et relaps, ensuite comme sodomite et sacrilège.

Gilles qui a écouté ce réquisitoire tumultueux et serré, âpre etdense, s’exaspère. Il insulte les juges, les traite de simoniaqueset de ribauds, et il refuse de répondre aux questions qu’on luipose. Le promoteur, les assesseurs, ne se lassent point; ilsl’invitent à présenter sa défense. De nouveau, il les récuse, lesoutrage, puis lorsqu’il s’agit de les réfuter, il demeure muet.

Alors l’évêque et le vice-inquisiteur le déclarent contumace etprononcent contre lui la sentence d’excommunication qui estaussitôt rendue publique.

Ils décident en outre que les débats se poursuivront, lelendemain.

Un coup de sonnette interrompit la lecture que Durtal faisait deses notes. Et des Hermies entra.

– Je viens de voir Carhaix qui est souffrant, dit-il.

– Tiens, qu’est-ce qu’il a?

– Rien de grave, un peu de bronchite; il sera debout dans deuxjours s’il consent à rester tranquille.

– J’irai le voir, demain, dit Durtal.

– Et toi, que fais-tu, reprit des Hermies, tu travailles?

– Mais oui, je pioche le procès du noble baron de Rais. Ce seraaussi ennuyeux à écrire qu’à lire!

– Et tu ne sais toujours pas quand tu auras fini ton volume!

– Non, répondit Durtal, en s’étirant. Au reste, je ne désire pasqu’il se termine. Que deviendrai-je alors? Il faudra chercher unautre sujet, retrouver la mise en train des chapitres du début siembêtants à poser; je passerai de mortelles heures d’oisiveté.Vraiment, quand j’y songe, la littérature n’a qu’une raison d’être,sauver celui qui la fait du dégoût de vivre!

– Et, charitablement, alléger la détresse des quelques-uns quiaiment encore l’art.

– Ce qu’ils sont peu!

– Et leur nombre va, en diminuant; la nouvelle génération nes’intéresse plus qu’aux jeux de hasard et aux jockeys!

– Oui, c’est exact; maintenant les hommes jouent et ne lisentplus; ce sont les femmes dites du monde qui achètent les livres etdéterminent les succès ou les fours; aussi, est-ce à la dame, commel’appelait Schopenhauer, à la petite oie, comme je la qualifieraisvolontiers, que nous sommes redevables de ces écuellées de romanstièdes et mucilagineux qu’on vante!

Ça promet, dans l’avenir, une jolie littérature, car, pourplaire aux femmes, il faut naturellement énoncer, en un stylesecouru, les idées digérées et toujours chauves.

Oh! et puis, reprit Durtal, après un silence, il vaut peut-êtremieux qu’il en soit ainsi; les rares artistes qui restent n’ontplus à s’occuper du public; ils vivent et travaillent loin dessalons, loin de la cohue des couturiers de lettres; le seul dépitqu’ils puissent honnêtement ressentir, c’est, quand leur oeuvre estimprimée, de la voir exposée aux salissantes curiosités desfoules!

– Le fait est, dit des Hermies, que c’est une véritableprostitution; la mise en vente, c’est l’acceptation desdéshonorantes familiarités du premier venu; c’est la pollution, leviol consenti, du peu qu’on vaut!

– Oui, c’est notre impénitent orgueil et aussi le besoin demisérables sous qui font qu’on ne peut garder ses manuscrits àl’abri des mufles; l’art devrait être ainsi que la femme qu’onaime, hors de portée, dans l’espace, loin; car enfin c’est avec laprière la seule éjaculation de l’âme qui soit propre! Aussi,lorsqu’un de mes livres paraît, je le délaisse avec horreur. Jem’écarte autant que possible des endroits où il bat sa retape. Jene me soucie un peu de lui, qu’après des années, alors qu’il adisparu de toutes les vitrines, qu’il est à peu près mort; c’est tedire que je ne suis pas pressé de terminer l’histoire de Gilles quimalheureusement, tout de même, s’achève; le sort qui lui estréservé me laisse indifférent et je m’en désintéresserai mêmeabsolument quand elle paraîtra!

– Dis donc, fais-tu quelque chose, ce soir?

– Non, pourquoi?

– Veux-tu que nous dînions ensemble?

– Ça va!

Et tandis que Durtal enfilait ses bottines, des Hermiesreprit:

– Ce qui me frappe encore dans le monde soi-disant littéraire dece temps c’est la qualité de son hypocrisie et de sa bassesse; ceque, par exemple, ce mot de dilettante aura servi à couvrir deturpitudes!

– Certes, car il permet les plus fructueux des ménagements; maisce qui est plus confondant, c’est que tout critique qui se ledécerne maintenant comme un éloge, ne se doute même pas qu’il sesoufflette; car enfin, tout cela se résume en un illogisme. Ledilettante n’a pas de tempérament personnel, puisqu’il n’exècrerien et qu’il aime tout; or, quiconque n’a pas de tempéramentpersonnel n’a pas de talent.

– Donc, reprit des Hermies, en mettant son chapeau, tout auteurqui se vante d’être un dilettante, avoue par cela même qu’il est unécrivain nul!

– Dame!

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