Là-bas

Chapitre 2

 

Durtal avait cessé, depuis près de deux années, de fréquenter lemonde des lettres; les livres d’abord, puis les racontars desjournaux, les souvenirs des uns, les mémoires des autres,s’évertuaient à représenter ce monde comme le diocèse del’intelligence, comme le plus spirituel des patriciats. A les encroire, l’esprit fusait en baguettes d’artifices et les repartiesles plus stimulantes crépitaient dans ces réunions. Durtals’expliquait mal la persistance de cette antienne, car il jugeait,par expérience, que les littérateurs se divisaient, à l’heureactuelle, en deux groupes, le premier composé de cupides bourgeois,le second d’abominables mufles.

Les uns, en effet, étaient les gens choyés du public, tarés parconséquent, mais arrivés; affamés de considération ils singeaientle haut négoce, se délectaient aux dîners de gala, donnaient dessoirées en habit noir, ne parlaient que de droits d’auteurs etd’éditions, s’entretenaient de pièces de théâtre, faisaient sonnerl’argent.

Les autres clapotaient en troupe dans les bas-fonds. C’était laracaille des estaminets, le résidu des brasseries. Tout ens’exécrant, ils se criaient leurs oeuvres, publiaient leur génie,s’extravasaient sur les banquettes et, gorgés de bière, rendaientdu fiel.

Aucun milieu autre n’existait. Il devenait singulièrement rare,le coin intime où l’on pouvait, à quelques artistes, causer àl’aise, sans promiscuités de cabarets et de salons, sansarrière-pensée de traîtrises et de dols, où l’on pouvait nes’occuper que d’art, à l’abri des femmes!

Dans ce monde des lettres, en somme, aucune aristocratie d’âme;aucune vue qui fût effarante, aucune pente d’esprit qui fût etrapide et secrète. C’était la conversation habituelle de la rue duSentier ou de la rue Cujas.

Sachant, par expérience aussi, qu’aucune amitié n’est possibleavec des cormorans, toujours à l’affût d’une proie à dépecer, ilavait rompu des relations qui l’eussent obligé à devenir oufripouille ou dupe.

Puis, à vrai dire, il n’y avait plus rien qui le liât à sesconfrères; jadis, alors qu’il acceptait les déficits dunaturalisme, ses nouvelles étoupées, ses romans sans portes et sansfenêtres, il pouvait encore discuter d’esthétique avec eux, maismaintenant!

Au fond, prétendait Des Hermies, il y a toujours eu entre toi etles autres réalistes une telle différence d’idées qu’un accordpéremptoire ne pouvait durer; tu exècres ton temps et euxl’adorent; tout est là. Fatalement, tu devais, un jour, fuir ceterritoire américain de l’art et chercher, au loin, une région plusaérée et moins plane.

Dans tous tes livres, tu es constamment tombé à bras raccourcissur cette queue de siècle; mais dame, on se lasse à la longue detaper sur du mou qui s’affaisse et se relève; tu devais reprendrehaleine et t’asseoir dans une autre époque, en attendant d’ydécouvrir un sujet à traiter qui te plût. Cela explique bienfacilement ton désarroi spirituel pendant des mois et cette santéqui t’est subitement revenue lorsque tu t’es emballé sur Gilles deRais.

Et c’était vrai, Des Hermies avait vu juste. Le jour où Durtals’était plongé dans l’effrayante et délicieuse fin du Moyen Age, ils’était senti renaître. Il commença de vivre dans le pacifiantmépris des alentours, s’organisa une existence loin du brouhaha deslettres, se cloîtra mentalement, pour tout dire, dans le château deTiffauges auprès de Barbe-bleue et il vécut en parfait accord,presque en coquetterie, avec ce monstre.

L’histoire supplanta chez lui le roman dont l’affabulation,ficelée dans des chapitres, empaquetée à la grosse, forcémentbanale et convenue, le blessait. Et cependant, l’histoire nesemblait être qu’un pis aller, car il ne croyait pas à la réalitéde cette science; les événements, se disait-il, ne sont pour unhomme de talent qu’un tremplin d’idées et de style, puisque tous semitigent ou s’aggravent, suivant les besoins d’une cause ou selonle tempérament de l’écrivain qui les manie.

Quant aux documents qui les étayent, c’est pis encore! Car aucund’eux n’est irréductible et tous sont révisables. S’ils ne sont pasapocryphes, d’autres, non moins certains, se déterrent plus tardqui les controuvent, en attendant qu’eux-mêmes soient démonétiséspar l’exhumation d’archives non moins sûres.

A l’heure actuelle, dans le raclage têtu des vieux cartons,l’histoire ne sert plus qu’à étancher les soifs littéraires deshobereaux qui préparent ces rillettes de tiroirs auxquellesl’Institut décerne, en salivant, ses médailles d’honneur et sesgrands prix.

Pour Durtal, l’histoire était donc le plus solennel desmensonges, le plus enfantin des leurres. L’antique Clio ne pouvaitêtre représentée, selon lui, qu’avec une tête de sphinx, parée defavoris en nageoire et coiffée d’un bourrelet de mioche. La vérité,c’est que l’exactitude est impossible, se disait-il; commentpénétrer dans les événements du Moyen Age, alors que personne n’estseulement à même d’expliquer les épisodes les plus récents, lesdessous de la Révolution, les pilotis de la Commune, par exemple?Il ne reste donc qu’à se fabriquer sa vision, s’imaginer avecsoi-même les créatures d’un autre temps, s’incarner en elles,endosser, si l’on peut, l’apparence de leur défroque, se forgerenfin, avec des détails adroitement triés, de fallacieux ensembles.C’est ce que Michelet a fait, en somme; et bien que cette vieilleénervée ait singulièrement vagabondé dans les hors-d’oeuvre,s’arrêtant devant des riens, délirant doucement en des anecdotesqu’elle enflait et déclarait immenses, dès que ses accès desentiment et ses crises de chauvinisme brouillaient la possibilitéde ses présomptions, alitaient la santé de ses conjectures, elleétait néanmoins la seule, en France, qui eût plané au-dessus dessiècles et plongé de haut dans l’obscur défilé des vieuxrécits.

Hystérique et bavarde, impudente et intime, son histoire deFrance était cependant, à certains endroits, soulevée par le ventdu large; ses personnages vivaient, sortaient de ces limbes où lesinhument les cinéraires anas de ses confrères; peu importait dèslors que Michelet eût été le moins véridique des historiens,puisqu’il en était le plus personnel et le plus artiste. Quant auxautres, ils furetaient maintenant dans les paperasses, se bornaientà piquer sur leurs plaques de liège des faits divers. A la suite deM. Taine, ils gommaient des notes, les collaient les unes à lasuite des autres, ne gardaient, bien entendu, que celles quipouvaient soutenir la fantaisie de leurs contes. Ces gens-là sedéfendaient de toute imagination, de tout enthousiasme,prétendaient ne rien inventer, ce qui était vrai, mais ils n’enmaquillaient pas moins, par la sélection de leurs documents,l’histoire. Et puis, comme leur système était simple! On découvraitque tel événement s’était passé en France dans quelques communes etl’on concluait aussitôt que tout le pays pensait, vivait de tellefaçon, à tel jour de telle année, à telle heure.

Ils étaient non moins que Michelet de valeureux faussaires, maisils n’avaient ni son empan, ni ses visions; c’étaient les petitsmerciers de l’histoire, des camelots, des notulateurs quipointillaient sans donner un ensemble, comme font maintenant lespeintres qui punaisent les tons, comme les décadents qui cuisinentdes hachis de mots! Et c’est bien autre chose encore lorsqu’ils’agit des biographes, se disait Durtal. Ceux-là, ce sont lesépileuses. Des gens ont écrit des livres pour démontrer queThéodora était chaste et que Jan Steen ne buvait point. Un autre aépucé Villon, s’est efforcé de démontrer que la grosse Margot de laballade n’était pas une femme mais bien l’enseigne d’un cabaret;pour un peu, il représentait le poète ainsi qu’un homme bégueule etcontinent, judicieux et probe. On eût dit qu’en écrivant leursmonographies, ces historiens appréhendaient de se déshonorer entouchant à des écrivains ou à des peintres dont la vie avait étécahotée par des bourrasques. Ils eussent sans doute désiré qu’ilsfussent des bourgeois comme eux; le tout équipé d’ailleurs à l’aidede ces fameuses pièces que l’on épluche, que l’on détorque, quel’on trie.

Cette école de la réhabilitation, toute-puissante aujourd’hui,exaspérait Durtal; aussi était-il bien certain de ne pas sombreravec son livre sur Gilles de Rais dans la monomanie de ces affamésde la bienséance, de ces enragés de l’honnêteté. Pas plus qu’unautre, avec ses idées sur l’histoire, il ne pouvait prétendre àpeindre un Barbe-bleue exact, mais il était sûr au moins de ne pasl’édulcorer, de ne pas l’amollir dans des bains de langue tiède, dene pas en faire ce médiocre dans le bien ou dans le mal qui plaîtaux foules. Pour prendre son élan, il possédait, en guise detremplin, une copie du mémoire au Roi des héritiers de Gilles deRais, les notes qu’il avait prises sur le procès criminel de Nantesdont plusieurs expéditions sont à Paris, des extraits de l’histoirede Charles VII, De Vallet de Viriville, enfin la notice d’ArmandGuéraut et la biographie de l’abbé Bossard. Et cela lui suffisaitpour dresser debout la formidable figure de ce satanique qui fut,au quinzième siècle, le plus artiste et le plus exquis, le pluscruel et le plus scélérat des hommes.

Une seule personne était au courant de son projet de livre, DesHermies, qu’il voyait maintenant presque tous les jours.

Il l’avait connu dans une maison des plus étranges, chezChantelouve, l’historien catholique, qui se vantait de recevoir àsa table tous les mondes. Et, en effet, c’était une fois parsemaine, l’hiver, dans son salon de la rue de Bagneux, le plusbizarre ramas de gens: des cuistres de sacristie et des poètes decaboulots, des journalistes et des actrices, des partisans de lacause de Naundorff et des placiers en sciences louches.

Cette maison était, en somme, située sur la lisière du mondeclérical qui s’y rendait un peu comme en un mauvais lieu; l’on ydînait de façon tout à la fois biscornue et fine; Chantelouve étaitcordial, d’esprit grassouillet, d’entrain pressant. Il inquiétaitbien un peu les analystes par un regard de bagne qui passaitquelquefois sous les verres fumés de son binocle, mais sa bonhomietout ecclésiastique désarmait les préventions; puis la femme, àpeine jolie mais bizarre, était très entourée; elle demeuraitcependant silencieuse, n’encourageait pas les propos assidus desvisiteurs, mais elle était, ainsi que son mari, dénuée debégueulisme; impassible, presque hautaine, elle écoutait, sansbroncher, les paradoxes les plus monstrueux, souriait, l’airabsent, les yeux perdus au loin.

Dans une de ces soirées où il fumait une cigarette, tandis quela Rousseil, récemment convertie, hurlait des stances au Christ,Durtal avait été étonné par la physionomie, par la tenue de DesHermies qui tranchaient durement sur le débraillé des défroqués etdes poètes, entassés dans le salon et la bibliothèque deChantelouve.

Au milieu de ces faces sournoises ou préparées, il apparaissaitcomme un homme singulièrement distingué, mais méfiant et rétif.Grand, fluet, très pâle, il fronçait des yeux rapprochés d’un nezfureteur et bref, des yeux qui avaient le bleu foncé de la pierredivine et son éclat sec. Ses cheveux étaient blonds, sa barbe,rasée sur les joues et taillée sous le menton en pointe, tournaitau ton du liège. Il y avait en lui d’un Norvégien maladif et d’unAnglais rêche. Vêtu d’étoffes fabriquées à Londres, il semblaitétriqué dans un complet quadrillé, de couleur morne, serré à lataille, montant très haut, cachant presque la cravate et le col.Très soigné de sa personne, il avait une manière à lui de retirerses gants et de les faire imperceptiblement claquer en les roulant;puis il s’asseyait, croisait ses longues jambes en thyrse en sepenchant tout d’un côté, à droite, retirait de sa poche gauche,collée au corps, une blague japonaise plate et gaufrée, quicontenait son papier à cigarette et son tabac.

Il était méthodique, en garde, froid comme une corde à puitsdevant les inconnus; son attitude supérieure et avec cela gênées’ajustait à ses rires blêmes et coupés court; il suscitait desérieuses antipathies à première vue et il pouvait les justifierpar des mots vénéneux, des mutismes méprisants, des souriresrigoureux ou narquois. Il était respecté chez les Chantelouve, il yétait surtout craint, mais quand on le connaissait, on s’apercevaitque, sous le verglas de cette mine, couvait une bonté réelle, uneamitié peu expansive, mais capable d’un certain héroïsme, en touscas, sûre.

Comment vivait-il? était-il riche ou seulement à l’aise?Personne ne le savait; et lui-même, très discret envers les autres,ne parlait jamais de ses affaires; il était docteur de la Facultéde Paris, car Durtal avait vu, par hasard, son diplôme, mais ilparlait de la médecine avec un mépris immense, avouait s’être jeté,par dégoût d’une thérapeutique vaine, dans l’homéopathie qu’ilavait délaissée à son tour, pour une médecine Bolonaise qu’ildénigrait.

A certains moments, Durtal ne pouvait douter que Des Hermiesn’eût pratiqué la littérature, car il la jugeait avec la certituded’un homme du métier, démontait la stratégie des procédés,dévissait le style le plus abstrus avec l’adresse d’un expert quiconnaît, en cet art, les plus compliqués des trucs. A Durtal quilui reprochait, un jour, en riant, de cacher ses oeuvres, ilrépondait avec une certaine mélancolie: je me suis châtré l’âme àtemps d’un bas instinct, celui du plagiat. J’aurais pu faire duFlaubert aussi bien sinon mieux que tous les regrattiers qui ledébitent; mais à quoi bon? J’ai préféré phraser des médicamentsoccultes à des doses rares; ce n’est peut-être pas bien nécessaire,mais c’est moins vil!

Où il était surprenant, par exemple, c’était dans l’érudition;il se révélait prodigieux, savait tout, était au courant des plusanciens bouquins, des plus séculaires coutumes, des découvertes lesplus neuves. A force de s’acoquiner avec les extraordinaires épavesde Paris, il avait approfondi des sciences diverses et hostiles;car lui, si correct et si froid, on ne le rencontrait qu’encompagnie d’astrologues et de kabbalistes, de démonographes etd’alchimistes, de théologiens et d’inventeurs.

Las des avances faciles et des improbables bonhomies desartistes, Durtal fut séduit par cet homme aux abords rentrés, auxdétentes strictes et dures. L’excès des amitiés à fleur de peauqu’il avait subies justifiait cette attirance; ce qui était moinsexplicable, c’est qu’avec ses goûts des relations excentriques, desHermies se fût pris d’affection pour Durtal qui était, en somme, unsobre d’âme et un esprit rassis et sans outrance; mais il avaitsans doute éprouvé le besoin de se retremper, à certains moments,dans une atmosphère plus perspirable et moins chauffée; puis aucunede ces discussions littéraires qu’il aimait n’était possible avecces agités qui délibéraient infatigablement, ne pensant qu’à leurgénie, ne s’intéressant qu’à leurs découvertes, qu’à leurscience!

Comme Durtal enfin isolé chez ses confrères, des Hermies nepouvait rien attendre, ni des médecins qu’il dédaignait, ni de tousces spécialistes qu’il fréquentait.

Il y avait eu, en somme, rencontre de deux êtres dont lasituation était presque la même; mais cette liaison qui, d’abordrestreinte et longtemps demeurée sur la défensive, venait enfin dese resserrer dans le tutoiement et de s’affermir, avait été surtoutavantageuse pour Durtal. En effet, sa famille était depuislongtemps morte et ses amis de jeunesse étaient ou mariés ouperdus; depuis son départ du monde des lettres, il était réduit àla solitude la plus complète. Des Hermies dénoua son existence qui,repliée sur elle-même, s’ankylosait dans l’isolement. Il luirenouvela sa provision de sensations, lui fit faire peau neuved’amitié, l’emmena chez l’un de ses amis qu’en effet Durtal devaitaimer.

Des Hermies, qui parlait souvent de cet ami, finit par dire unjour: il faudra pourtant que je te le fasse connaître. Il aime teslivres que je lui ai prêtés et il t’attend; toi qui me reproches dene me plaire qu’avec des natures cocasses ou obscures, tu verras enCarhaix un homme presque unique. C’est le catholique intelligent etsans cafardise, le pauvre sans envie et sans haine.

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