Là-bas

Chapitre 4

 

Ça avance, Durtal?

– Oui, j’ai terminé la première partie de l’existence de Gillesde Rais; j’ai le plus rapidement possible noté ses exploits et sesvertus.

– Ce qui manque d’intérêt, fit des Hermies.

– Évidemment, puisque le nom de Gilles ne subsiste, depuisquatre siècles, que grâce à l’énormité des vices qu’il symbolise; -maintenant, j’arrive aux crimes. La grande difficulté, vois-tu,c’est d’expliquer comment cet homme, qui fut brave capitaine et bonchrétien, devint subitement sacrilège et sadique, cruel etlâche.

– Le fait est qu’il n’y a point, que je sache, de volte d’âmeaussi brusque!

– C’est bien pour cela que ses biographes s’étonnent de cetteféerie spirituelle, de cette transmutation d’âme opérée par un coupde baguette, comme au théâtre; il y a eu certainement desinfiltrations de vices dont les traces sont perdues, desenlisements de péchés invisibles, ignorés par les chroniques. Ensomme, si nous récapitulons les pièces qui nous furent transmises,nous trouvons ceci:

Gilles de Rais, dont l’enfance est inconnue, naquit vers 1404,sur les confins de la Bretagne et de l’Anjou, dans le château deMachecoul. Son père meurt à la fin d’octobre 1415; sa mère seremarie presque aussitôt avec un sieur d’Estouville et l’abandonne,lui et René de Rais, son autre frère; il passe sous la tutelle deson aïeul, Jean de Craon, seigneur de Champtocé et de La Suze, »homme viel et ancien et de moult grand âge », disent les textes. Iln’est ni surveillé, ni dirigé par ce vieillard débonnaire etdistrait qui se débarrasse de lui, en le mariant à Catherine deThouars, le 30 du mois de novembre 1420.

L’on constate sa présence à la cour du Dauphin, cinq ans après;ses contemporains le représentent comme un homme nerveux etrobuste, d’une beauté capiteuse, d’une élégance rare. Lesrenseignements font défaut sur le rôle qu’il joue dans cette cour,mais on peut aisément les suppléer, en se figurant l’arrivée deGilles, qui était le plus riche des barons de France, chez un roipauvre.

A ce moment, en effet, Charles VII est aux abois; il est sansargent, dénué de prestige et son autorité reste telle; c’est àpeine si les villes qui longent la Loire lui obéissent; lasituation de la France, exténuée par les massacres, déjà ravagée,quelques années auparavant, par la peste, est horrible. Elle estscarifiée jusqu’au sang, vidée jusqu’aux moelles par l’Angleterrequi, semblable à ce poulpe fabuleux, le Kraken, émerge de la mer etlance, au-dessus du détroit, sur la Bretagne, la Normandie, unepartie de la Picardie, l’Ile-de-france, tout le Nord, le Centrejusqu’à Orléans, ses tentacules dont les ventouses ne laissentplus, en se soulevant, que des villes taries, que des campagnesmortes.

Les appels de Charles réclamant des subsides, inventant desexactions, pressant l’impôt, sont inutiles. Les cités saccagées,les champs abandonnés et peuplés de loups ne peuvent secourir unRoi dont la légitimité même est douteuse. Il s’éplore, gueuse à laronde, vainement, des sous. A Chinon, dans sa petite cour, c’est unréseau d’intrigues que dénouent, çà et là, des meurtres. Las d’êtretraqués, vaguement à l’abri derrière la Loire, Charles et sespartisans finissent par se consoler, dans d’exubérantes débauches,des désastres qui se rapprochent; dans cette royauté au jour lejour, alors que des razzias ou des emprunts rendent la chèreopulente et l’ivresse large, l’oubli se fait de ces qui-vivepermanents et de ces sursauts et l’on nargue les lendemains, ensablant les gobelets et en brassant les filles.

Que pouvait-on attendre, du reste, d’un roi somnolent et déjàfané, – issu d’une mère infâme et d’un père fol?

– Oh! tout ce que tu diras sur Charles VII ne vaudra pas sonportrait peint par Foucquet, au Louvre. Je me suis souvent arrêtédevant cette honteuse gueule où je démêlais un groin de goret, desyeux d’usurier de campagne, des lèvres dolentes et papelardes, dansun teint de chantre. Il semble que Foucquet ait représenté unmauvais prêtre enrhumé et qui a le vin triste! – on devine que cetype dégraissé et recuit, moins salace, plus prudemment cruel, plusopiniâtre et plus fouine, donnera celui de son fils et successeur,le Roi Louis XI. Il est l’homme, d’ailleurs, qui fit assassinerJean Sans Peur et qui abandonna Jeanne d’Arc; cela suffit pourqu’on le juge!

– Oui. Eh bien, Gilles de Rais, qui avait levé à ses frais destroupes, fut certainement reçu, à bras ouverts, dans cette cour.Sans doute qu’il défraya des tournois et des banquets, qu’il futvigilamment tapé par les courtisans, qu’il prêta au Roid’imposantes sommes. Mais, en dépit des succès qu’il obtint, il neparaît pas avoir sombré comme Charles VII dans l’égoïsme soucieuxdes paillardises; nous en retrouvons presque aussitôt dans l’Anjouet dans le Maine qu’il défend contre les Anglais. Il y fut « bon ethardy capitaine », affirment les chroniques, ce qui n’empêchequ’écrasé par le nombre, il dut s’enfuir. Les armées anglaises serejoignaient, inondaient le pays, s’étendaient de plus en plus,envahissaient le Centre. Le Roi songeait à se replier dans le Midi,à lâcher la France; ce fut à ce moment que parut Jeanne d’Arc.

Gilles retourne alors près de Charles, qui lui confie la gardeet la défense de la Pucelle. Il la suit partout, l’assiste dans lesbatailles, sous les murs de Paris même, se tient auprès d’elle àReims, le jour du sacre, où, à cause de sa valeur, dit Monstrelet,le Roi le nomme Maréchal de France à vingt-cinq ans! – Mâtin,interrompit Des Hermies, ils allaient vite à cette époque; aprèscela, ils étaient peut-être moins obtus et moins gourdes que lesbadernes chamarrées de notre temps!

– Oh! Mais il ne faut pas confondre. Le titre de Maréchal deFrance n’était pas alors ce qu’il fut dans la suite, sous le règnede François Ier, ce qu’il devint depuis l’Empereur Napoléon,surtout.

Quelle fut la conduite de Gilles de Rais envers Jeanne d’Arc?Les renseignements font défaut. M. Vallet De Viriville l’accuse detrahison, sans aucune preuve. M. L’abbé Bossard prétend, aucontraire, qu’il lui fut dévoué et qu’il veilla loyalement sur elleet il étaie son opinion de raisons plausibles.

Ce qui est certain, c’est que voilà un homme dont l’âme étaitsaturée d’idées mystiques – toute son histoire le prouve. – Il vitaux côtés de cette extraordinaire garçonne dont les aventuressemblent attester qu’une intervention divine est dans lesévénements d’ici-bas possible. Il assiste à ce miracle d’unepaysanne domptant une cour de chenapans et de bandits, ranimant unRoi lâche et qui veut fuir. Il assiste à cet incroyable épisoded’une vierge menant paître, ainsi que de dociles ouailles, les LaHire et les Xaintrailles, les Beaumanoir et les Chabannes, lesDunois et les Gaucourt, tous ces vieux fauves qui bêlent à sa voixet portent lainage. Lui-même broute sans doute comme eux l’herbeblanche des prêches, communie, le matin des batailles, révèreJeanne telle qu’une sainte.

Il voit enfin que la Pucelle tient ses promesses. Elle a faitlever le siège d’Orléans, sacrer le Roi à Reims et maintenant elledéclare, elle-même, que sa mission est terminée, demande en grâcequ’on la laisse retourner chez elle.

Il y a gros à parier que, dans un semblable milieu, lemysticisme de Gilles s’est exalté; nous nous trouvons donc enprésence d’un homme dont l’âme est mi-partie reître et mi-partiemoine; d’autre…

– Pardon de t’interrompre, mais c’est que je ne suis pas aussisûr que toi que l’intervention de Jeanne d’Arc ait été bonne pourla France.

– Hein?

– Oui, écoute un peu. Tu sais que les défenseurs de Charles VIIétaient, pour la plupart, des pandours du Midi, c’est-à-dire despillards ardents et féroces, exécrés même des populations qu’ilsvenaient défendre. Cette guerre de Cent ans ç’a été, en somme, laguerre du Sud contre le Nord. L’Angleterre, à cette époque, c’étaitla Normandie qui l’avait autrefois conquise et dont elle avaitconservé et le sang, et les coutumes, et la langue. A supposer queJeanne d’Arc ait continué ses travaux de couture auprès de sa mère,Charles VII était dépossédé et la guerre prenait fin. LesPlantagenets régnaient sur l’Angleterre et sur la France qui neformaient du reste, dans les temps préhistoriques, alors que laManche n’existait point, qu’un seul et même territoire, qu’uneseule et même souche. Il y aurait eu ainsi un unique et puissantroyaume du Nord, s’étendant jusqu’aux provinces de la langue d’oc,englobant tous les gens dont les goûts, dont les instincts, dontles moeurs étaient pareils.

Au contraire, le sacre du Valois à Reims a fait une France sanscohésion, une France absurde. Il a dispersé les élémentssemblables, cousu les nationalités les plus réfractaires, les racesles plus hostiles. Il nous a dotés, et pour longtemps, hélas! Deces êtres au brou de noix et aux yeux vernis, de ces broyeurs dechocolat et mâcheurs d’ail, qui ne sont pas du tout des Français,mais bien des Espagnols ou des Italiens. En un mot, sans Jeanned’Arc, la France n’appartenait plus à cette lignée de gensfanfarons et bruyants, éventés et perfides, à cette sacrée racelatine que le diable emporte!

Durtal leva les épaules.

– Dis donc, fit-il, en riant: tu sors des idées qui me prouventque tu t’intéresses à ta patrie; ce dont je ne me doutaisguère.

– Sans doute, répondit des Hermies, en rallumant sa cigarette.Je suis de l’avis du vieux poète d’Esternod: « Ma patrie, c’est oùje suis bien. » – Et je ne suis bien, moi, qu’avec des gens du Nord!Mais voyons, je t’ai interrompu; revenons à nos moutons; où enétais-tu?

– Je ne sais plus. – Si, tiens, je disais que la Pucelle avaitaccompli sa tâche. Eh bien, une question se pose; que devient, quefait Gilles, après qu’elle fut capturée, après sa mort? – Nul ne lesait. Tout au plus signale-t-on sa présence dans les environs deRouen, au moment où le procès s’instruit; mais de là à conclure,comme certains de ses biographes, qu’il voulait tenter de sauverJeanne d’Arc, il y a loin!

Toujours est-il qu’après avoir perdu ses traces nous leretrouvons enfermé, à vingt-six ans, dans le château deTiffauges.

La vieille culotte de fer, le soudard qui étaient en luidisparaissent. En même temps que les méfaits vont commencer,l’artiste et le lettré se développent en Gilles, s’extravasent,l’incitent même, sous l’impulsion d’un mysticisme qui se retourne,aux plus savantes des cruautés, aux plus délicats des crimes.

Car il est presque isolé dans son temps, ce baron de Rais! Alorsque ses pairs sont de simples brutes, lui, veut des raffinementséperdus d’art, rêve de littérature térébrante et lointaine, composemême un traité sur l’art d’évoquer les démons, adore la musiqued’Eglise, ne veut s’entourer que d’objets introuvables, que dechoses rares.

Il était latiniste érudit, causeur spirituel, ami généreux etsûr. Il possédait une bibliothèque extraordinaire pour ce temps oùla lecture se confine dans la théologie et les vies de Saints. Nousavons la description de quelques-uns de ses manuscrits: Suétone,Valère-Maxime, d’un Ovide sur parchemin, couvert de cuir rouge avecfermoir de vermeil et clef.

Ces livres, il en raffolait, les emportait, partout, avec lui,dans ses voyages; il s’était attaché un peintre nommé Thomas quiles enluminait de lettres ornées et de miniatures, tandis quelui-même peignait des émaux qu’un spécialiste, découvert àgrand’peine, enchâssait dans les plats orfévris de ses reliures.Ses goûts d’ameublement étaient solennels et bizarres; il se pâmaitdevant les étoffes abbatiales, devant les soies voluptueuses,devant les ténèbres dorées des vieux brocarts. Il aimait les repasstudieusement épicés, les vins ardents, assombris par les aromates;il rêvait de bijoux insolites, de métaux effarants, de pierresfolles. Il était le Des Esseintes quinzième siècle!

Tout cela coûtait cher, moins pourtant que cette fastueuse courqui l’entourait à Tiffauges et faisait de cette forteresse un lieuunique.

Il avait une garde de plus de deux cents hommes, chevaliers,capitaines, écuyers, pages, et tous ces gens avaient, eux-mêmes,des serviteurs magnifiquement équipés aux frais de Gilles. Le luxede sa chapelle et de sa collégiale tournait positivement à ladémence. A Tiffauges, résidait tout le clergé d’une métropole,doyen, vicaires, trésoriers, chanoines, clercs et diacres,écolâtres et enfants de choeur; le compte nous est resté dessurplis, des étoles, des aumusses, des chapeaux de choeur defin-gris doublé de menu vair. Les ornements sacerdotaux foisonnent;ici, l’on rencontre des parements d’autel en drap vermeil, descourtines de soie émeraude, une chape de velours cramoisi, violet,avec drap d’or orfrazé, une autre en drap de damas aurore, desdalmaires en satin pour diacre, des baldaquins, figurés, oiselésd’or de Chypre; là, des plats, des calices, des ciboires, martelés,pavés de cabochons, sertis de gemmes, des reliquaires parmilesquels le chef en argent de Saint Honoré, tout un amasd’incandescentes orfèvreries qu’un artiste, installé au château,cisèle suivant ses goûts.

Et tout était à l’avenant; sa table était ouverte à toutconvive; de tous les coins de France, des caravanes s’acheminaientvers ce château où les artistes, les poètes, les savants trouvaientune hospitalité princière, une aise bon enfant, des dons debienvenue et des largesses de départ.

Déjà affaiblie par les profondes saignées que lui pratiqua laguerre, sa fortune vacilla sous ces dépenses; alors, il entra dansla voie terrible des usures; il emprunta aux pires bourgeois,hypothèqua ses châteaux, aliéna ses terres; il en fut réduit àcertains moments à demander des avances sur les ornements du culte,sur ses bijoux, sur ses livres.

– Je vois avec plaisir que la façon de se ruiner au Moyen Age nediffère pas sensiblement de celle de notre temps, dit Des Hermies.Il y a cependant Monaco, les notaires et la Bourse en moins!

– Et la sorcellerie et l’alchimie en plus! Un mémoire que leshéritiers de Gilles adressèrent au roi, nous révèle que cetteimmense fortune fondit en moins de huit ans.

Un jour, ce sont les seigneuries de Confolens, de Chabannes, deChâteaumorant, de Lombert, qui sont cédées à un capitaine de gensd’armes, pour un vil prix; un autre, c’est le fief deFontaine-Milon, ce sont les terres de Grattecuisse, qu’achètel’évêque d’Angers, la forteresse de Saint-Etienne de Mer Mortequ’acquiert Guillaume Le Ferron, pour un bout de pain; un autreencore, c’est le château de Blaison et de Chemillé qu’un Guillaumede La Jumelière obtient à forfait et ne paye pas. Mais, il y en a,tiens, regarde, toute une liste de châtellenies et de forêts, desalines et de prés, dit Durtal, en déployant une longue feuille depapier sur laquelle il avait relevé, par le menu, les achats et lesventes.

Effrayée de ces folies, la famille du Maréchal supplia le Roid’intervenir; et, en effet, en 1436, Charles VII « sûr, dit-il, dumauvais gouvernement du sire de Rais », lui fit, en son grandConseil, et par lettres datées d’Amboise, défense de vendre etaliéner aucune forteresse, aucun château, aucune terre.

Cette ordonnance hâta tout simplement la ruine de l’interdit. Legrand Pince-Maille, le maître usurier du temps, Jean V, duc deBretagne, refusa de publier dans ses Etats l’édit qu’il fitnotifier, en sous-main, pourtant, à ceux de ses sujets quitraitaient avec Gilles. Personne n’osant plus acheter de domainesau Maréchal, de peur de s’attirer la haine du duc et d’encourir lacolère du Roi, Jean V demeura seul acquéreur et dès lors, il fixales prix. Tu peux penser si les biens de Gilles de Rais furentpossédés à bon compte!

Cela explique aussi la fureur de Gilles contre sa famille quiavait sollicité ces lettres patentes du Roi – et pourquoi il nes’occupa plus, durant sa vie, ni de sa femme, ni de sa fille qu’ilrelégua dans un fond de château, à Pouzauges.

Eh bien! Pour en revenir à la question que je posais tout àl’heure, à la question de savoir comment et pour quels motifsGilles quitta la cour, elle me semble s’éclairer, en partie dumoins, par ces faits mêmes.

Il est évident que depuis longtemps déjà, bien avant que leMaréchal se fût confiné dans ses chevances, Charles VII étaitassailli de plaintes par la femme et par les autres parents deGilles; d’autre part, les courtisans devaient exécrer ce jeunehomme à cause de ses richesses et de son faste; le Roi même, quiabandonna si délibérément Jeanne d’Arc quand il ne la jugea plusutile, trouvait une occasion de se venger sur Gilles des servicesqu’il avait rendus. Quand il avait besoin d’argent pour accélérerses godailles et lever ses troupes, il ne pensait point alors quele Maréchal fût trop prodigue! -maintenant qu’il le voyait à moitiéruiné, il lui reprochait ses largesses, le tenait à l’écart, ne luiménageait plus les blâmes et les menaces.

On comprend que Gilles ait quitté cette cour sans aucun regret;mais il y a autre chose encore. La lassitude d’une vie nomade, ledégoût des camps lui étaient sans doute venus; il eut certainementhâte de se recenser dans une atmosphère pacifique, près de seslivres. Il semble surtout que la passion de l’alchimie l’aitentièrement dominé et qu’il ait tout abandonné pour elle. Car ilest à remarquer que cette science qui le jeta dans la démonomanie,alors qu’il espéra créer de l’or et se sauver ainsi d’une misèrequ’il voyait poindre, il l’aima, pour elle-même, dans un temps oùil était riche. Ce fut, en effet, vers l’année 1426, au moment oùl’argent déferlait dans ses coffres, qu’il tenta, pour la premièrefois, la réussite du grand oeuvre.

Nous le retrouvons donc, penché sur des cornues, dans le châteaude Tiffauges. J’en suis là, et c’est maintenant que va commencer lasérie des crimes de magie et de sadisme meurtrier que je veuxfaire.

– Mais tout cela n’explique pas, dit Des Hermies, commentd’homme pieux, il devint soudain satanique, d’homme érudit etplacide, violeur de petits enfants, égorgeur de garçons et defilles.

– Je te l’ai déjà dit, les documents manquent pour relier lesdeux parties de cette vie si bizarrement tranchée; mais par tout ceque je viens de te narrer, tu peux déjà décider, je crois, bien desfils. Précisons, si tu veux. Cet homme était, je l’ai tout àl’heure noté, un vrai mystique. Il a vu les plus extraordinairesévénements que l’histoire ait jamais montrés. La fréquentation deJeanne d’Arc a certainement suraiguisé ses élans vers Dieu. Or, dumysticisme exalté au satanisme exaspéré, il n’y a qu’un pas. Dansl’au-delà, tout se touche. Il a transporté la furie des prièresdans le territoire des à rebours. En cela, il fut poussé, déterminépar cette troupe de prêtres sacrilèges, de manieurs de métaux etd’évocateurs de démons qui l’entourèrent à Tiffauges.

– De sorte que ce serait la Pucelle qui aurait décidé lesforfaits de Gilles?

– Oui, jusqu’à un certain point, si l’on considère qu’elleattisa une âme sans mesure, prête à tout, aussi bien à des orgiesde sainteté qu’à des outrances de crimes.

Puis, il n’y eut pas de transition; aussitôt que Jeanne futmorte, il tomba entre les mains des sorciers qui étaient les plusexquis des scélérats et les plus sagaces des lettrés. Ces gens quile fréquentèrent à Tiffauges étaient des latinistes fervents, descauseurs prodigieux, possesseurs des arcanes oubliés, détenteursdes vieux secrets. Gilles était évidemment plus fait pour vivreavec eux qu’avec les Dunois et les La Hire. Ces magiciens que tousles biographes s’accordent à représenter, à tort, selon moi, commede vulgaires parasites et de bas filous, ils étaient, en somme, lespatriciens de l’esprit au quinzième siècle! N’ayant point rencontréde place dans l’Eglise où ils n’eussent certainement accepté qu’unecharge de Cardinal ou de Pape, ils ne pouvaient, en ces tempsd’ignorance et de troubles, que se réfugier chez un grand seigneurcomme Gilles, le seul même, à cette époque, qui fût assezintelligent et assez instruit pour les comprendre.

En résumé, mysticisme naturel d’une part et fréquentationquotidienne de savants hantés par le satanisme, de l’autre. Unemisère grandissante à l’horizon et que les volontés du diablepouvaient conjurer, peut-être; une curiosité ardente, folle, pourles sciences défendues; tout cela explique que, peu à peu, à mesureque ses liaisons avec le monde des alchimistes et des sorciers seresserrent, il se jette dans l’occulte et soit mené par lui auxplus invraisemblables crimes.

Puis, au point de vue de ces égorgements d’enfants qui ne furentpoint immédiats, car Gilles ne viola et ne trucida les petitsgarçons qu’après que l’alchimie fût demeurée vaine, il ne diffèrepas bien sensiblement des barons de son temps.

Il les dépasse en faste de débauches, en opulence de meurtres etvoilà tout. Et c’est vrai cela; lis Michelet. Tu y verras que lesprinces étaient à cette époque des carnassiers redoutables. Il y alà un sire De Giac qui empoisonne sa femme, la met à califourchonsur son cheval et l’entraîne, bride abattue, pendant cinq lieues,jusqu’à ce qu’elle meure. Il y en a un autre dont j’ai perdu lenom, qui empoigne son père, le traîne nu-pieds, dans la neige, puisle jette tranquillement jusqu’à ce qu’il crève, dans une prison encontre-bas. Et combien d’autres! J’ai sans succès cherché si,pendant les batailles et les razzias, le Maréchal avait accompli desérieux méfaits. Je n’ai rien découvert, sinon un goût déclaré pourla potence; car il aimait à faire brancher tous les Françaisrelaps, surpris dans les rangs des Anglais ou dans les villes peudévouées au Roi.

Le goût de ce supplice, je le retrouverai, plus tard, au châteaude Tiffauges.

Enfin, pour terminer, ajoute à toutes ces causes un orgueilformidable, un orgueil qui l’incite à dire, pendant son procès: « Jesuis né sous une telle étoile que nul au monde n’a jamais fait etne pourra jamais faire ce que j’ai fait. »

Et, assurément, le Marquis de Sade n’est qu’un timide bourgeois,qu’un piètre fantaisie à côté de lui!

– Comme il est très difficile d’être un saint, dit Des Hermies,il reste à devenir un satanique. L’un des deux extrêmes.-l’exécration de l’impuissance, la haine du médiocre, c’estpeut-être l’une des plus indulgentes définitions du Diabolisme!

– Peut-être. – On peut avoir l’orgueil de valoir, en crimes, cequ’un saint vaut en vertus. Tout Gilles de Rais est là!

– C’est égal, c’est un rude sujet à traiter.

– Évidemment; Satan est terrible au Moyen Age, mais heureusementque les documents abondent.

– Et dans le moderne? Reprit Des Hermies qui se leva.

– Comment dans le moderne?

– Oui, dans le moderne où le satanisme sévit et se rattache parcertains fils au Moyen Age.

– Ah! çà, voyons, tu crois qu’à l’heure actuelle, on évoque leDiable, qu’on célèbre encore des messes noires?

– Oui.

– Tu en es sûr?

– Parfaitement.

– Tu me stupéfies; – mais, saperlotte, sais-tu bien, mon vieux,que si je voyais de telles choses, cela m’aiderait singulièrementpour mon travail. Sans blague, tu crois à un courant démoniaquecontemporain, tu as des preuves?

– Oui, et de cela nous causerons plus tard, car aujourd’hui, jesuis pressé. – Tiens, demain soir, chez Carhaix où nous dînons,comme tu sais. – Je viendrai te prendre. – Au revoir; en attendant,médite ce mot que tu appliquais tout à l’heure aux magiciens: »s’ils étaient entrés dans l’Eglise, ils n’auraient voulu être queCardinaux ou Papes », et songe en même temps combien est affreux leclergé de nos jours!

L’explication du diabolisme moderne est là, en grande partie, dumoins, car il n’y a pas, sans prêtre sacrilège, de satanismemûr.

– Mais enfin qu’est-ce qu’ils veulent, ces prêtres-là?

-Tout, fit des Hermies.

– Comme Gilles de Rais alors, qui demandait au Démon « science,pouvoir, richesse », tout ce que l’humanité envie, dans des cédulessignées de son propre sang!

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