Là-bas

Chapitre 12

 

Le prétexte de cette visite qui pourrait paraître étrange àChantelouve que j’ai omis de voir depuis des mois, est facile àtrouver, se disait Durtal, en s’acheminant vers la rue de Bagneux.En supposant qu’il soit chez lui, ce soir, ce qui est peu probable,car alors, que signifierait ce rendez-vous? J’aurai la ressource delui raconter que j’ai appris par des Hermies son accès de goutte etque j’ai voulu prendre de ses nouvelles.

Il monta l’escalier de la maison qu’habitait Chantelouve.C’était un vieil escalier à rampe de fer, très large, aux marchespavées de carreaux rouges et bordées de bois, il était éclairé parces antiques lampes à réflecteur que surmonte une sorte de casquede tôle peint en vert.

Cette ancienne maison sentait l’eau des tombes, mais elleexhalait aussi une odeur cléricale, dégageait ce fleur d’intimitéun peu solennel que n’ont plus les bâtisses en carton-pâte de notretemps. Elle ne semblait pas pouvoir abriter les promiscuités desappartements neufs où logent indifféremment des femmes entretenueset des ménages réguliers et placides. Elle lui plut et il jugeaqu’Hyacinthe était, en ce milieu grave, plus enviable.

Il sonna au premier étage. Une bonne l’introduisit par un longcouloir dans un salon. Il constata, d’un coup d’oeil, que depuis sadernière visite, rien n’avait changé.

C’était la même pièce grande et haute, avec des fenêtres n’enfinissant plus, une cheminée parée d’une réduction en bronze de laJeanne d’Arc de Frémiet, entre deux lampes en porcelaine du Japon,à globes. Il reconnaissait le piano à queue, la table chargéed’albums, le divan, les fauteuils forme Louis xv, en tapisseriespeintes. Devant chaque croisée, il y avait dans des potichesbleues, montées sur des pieds de faux ébène, des palmiers malades.Sur les murs, des tableaux religieux et sans accent, un portrait deChantelouve jeune, posé de trois quarts, une main appuyée sur lapile de ses oeuvres; seuls, un ancien iconostase russe en argentniellé et l’un de ces Christ en bois, sculptés au dix-septièmesiècle, par Bogard de Nancy et couché sur un lit de velours, en unancien cadre de bois doré, relevaient un peu la banalité de cetameublement de bourgeois faisant leurs Pâques, recevant des damesde charité et des prêtres.

Un grand feu flambait dans l’âtre; une très haute lampe àabat-jour de dentelle rose, éclairait la pièce.

– Ce que ça pue la sacristie! se disait Durtal, au moment où laporte s’ouvrit.

Mme Chantelouve entra, moulée dans un peignoir de molletonblanc, embaumant la frangipane. Elle serra la main de Durtal,s’assit en face de lui et il aperçut sous le peignoir des bas desoie indigo dans des petits souliers vernis, à grilles.

Ils parlèrent du temps; elle se plaignait de la persistance del’hiver, déclarait que malgré les fournaises les plus actives elledemeurait toujours grelottante et glacée et elle lui donna à tâterses mains qui étaient, en effet, froides; puis elle s’inquiéta desa santé, le trouva pâle.

– Mon ami a l’air bien triste, dit-elle.

– On le serait à moins, fit-il, désirant se rendreintéressant.

Elle ne répondit pas tout d’abord, puis:

– Hier, j’ai vu combien vous me désiriez! Mais pourquoi,pourquoi vouloir en arriver là?

Il esquissa un vague geste de dépit.

– Vous êtes tout de même singulier, reprit-elle. J’ai relu l’unde vos livres, aujourd’hui et j’y ai noté cette phrase: « il n’y ade bon que les femmes que l’on a pas », allons, avouez que vousaviez raison en l’écrivant!

– Ça dépend, je n’étais pas amoureux alors!

Elle hocha la tête. – Voyons, dit-elle, il faut que je préviennemon mari que vous êtes là.

Durtal resta silencieux, se demandant quel rôle il jouaitdécidément dans ce ménage.

Chantelouve revint avec sa femme. Il était en robe de chambre etil avait la bouche barrée par un porte-plume.

Il le déposa sur la table, et après avoir assuré Durtal que sasanté s’était tout à fait remise, il se plaignit de labeursécrasants, de fardeaux énormes. J’ai dû renoncer à mes dîners et àmes réceptions, je ne vais même plus dans le monde, dit-il, je suisattelé, du matin au soir, devant ma table.

Et à une question de Durtal s’enquérant de la nature de cestravaux, il avoua toute une série de volumes sur des vies deSaints; de l’ouvrage à la grosse, non signé, commandé pourl’exportation par une maison de Tours.

– Oui; et, dit en riant sa femme, ce sont des Saints vraimentnégligés qu’il prépare.

Et comme Durtal réclamait du regard une explication, Chantelouveajouta, riant à son tour: – Elle dit vrai; les sujets me sontimposés et l’on dirait que l’éditeur se complaît à vouloir me fairecélébrer la crasse! J’ai à décrire les bienheureux qui sont, pourla plupart, déplorablement sales: Labre, dont la vermine et lapuanteur répugnaient les hôtes mêmes des étables; Sainte Cunégondequi délaissait par humilité son corps; Sainte Opportune qui n’usajamais d’eau et ne lava jamais son lit qu’avec ses larmes; SainteSilvie qui ne se débarbouilla jamais la face; Sainte Radegonde quine changeait jamais de cilice et couchait sur un tas de cendre; etcombien d’autres dont il me faut ceindre les têtes dépeignées d’uneauréole d’or!

– Il y a pis que cela, fit Durtal, lisez la vie de MarieAlacoque, vous y verrez que, pour se mortifier, elle ramassa avecsa langue les déjections d’une malade et suça, au doigt de piedd’un infirme, un apostume!

– Je le sais, mais j’avoue que, loin de me toucher, cessaletés-là me répugnent.

– J’aime mieux Saint Luce le martyr, dit Mme Chantelouve.Celui-là avait le corps si transparent qu’il voyait au travers desa poitrine des ordures dans son coeur; ces ordures sont pour nous,du moins, supportables. Au reste, reprit-elle, après un silence, cemanque de soins me ferait prendre en grippe les monastères et il merendrait odieux votre Moyen Age!

– Pardon, ma chère, dit le mari; mais vous commettez pourl’instant une grosse erreur: le Moyen Age n’a jamais été, commevous le croyez, une époque sordide, car on y fréquentait assidûmentles bains. A Paris, par exemple, où les établissements furentnombreux, les étuveurs parcouraient la ville, en criant que l’eauétait chaude. C’est seulement à partir de la Renaissance que lacrasse s’est implantée en France. Quand on songe que cettedélicieuse reine Margot avait le corps macéré de parfums maisjambonné tel qu’un fond de poêle! – Et Henri IV qui se flattaitd’avoir les pieds fumants et le gousset fin!

– Mon ami, faites-nous grâce, je vous prie, de ces détails, ditla femme.

Durtal regardait pendant qu’il parlait, Chantelouve. Il étaitrotond et petit, bedonnait de l’estomac, ceinturait à peine sonventre de ses deux bras. Il avait les joues rubicondes, les cheveuxlongs par derrière, très pommadés, ramenés en croissants le longdes tempes. Il portait du coton rose dans les oreilles, étaitcomplètement rasé, ressemblait à un notaire, bon vivant et pieux.Mais l’oeil, vif, fourbe, démentait cette mine joviale et confite;on devinait dans ce regard un homme d’affaires intrigant et madré,capable, sous ses abords mielleux, d’un mauvais coup.

– Ce qu’il doit avoir envie de me ficher à la porte! Se disaitDurtal, car il n’ignore certainement pas les manigances de safemme.

Mais si Chantelouve désirait se débarrasser de lui, il nedécelait guère. Les jambes croisées, les mains pliées, en un gestede prêtre, l’une sur l’autre, il paraissait s’intéresser fortmaintenant aux travaux de Durtal.

Un peu incliné, écoutant ainsi qu’au théâtre, il répliquait: -Oui, je connais la matière; j’ai lu, dans le temps un livre qui m’asemblé bien fait sur Gilles de Rais; c’était un volume de l’abbéBossard.

– C’est même l’ouvrage le plus savant et le plus complet quel’on ait écrit sur le maréchal.

– Mais, reprit, Chantelouve, il y a toujours un point que je necomprends pas; je ne puis m’expliquer pourquoi Gilles de Rais futsurnommé Barbe-bleue, car son histoire n’a aucun rapport avec leconte du bon Perrault.

– La vérité, c’est que le vrai Barbe-bleue n’est pas Gilles deRais, mais bien un roi breton appelé Cômor, dont un fragment dechâteau existe encore, depuis le sixième siècle, sur les confins dela forêt de Carnoët. La légende est simple: ce roi demanda àGuérock, comte de Vannes, la main de sa fille Triphine. Guérockrefusa parce qu’il avait ouï dire que ce roi constamment veuf,égorgeait ses femmes; enfin Saint Gildas lui promit de lui rendresa fille saine et sauve quand il la réclamerait et l’union futcélébrée.

Quelques mois après, Triphine apprit qu’en effet Cômor tuait sescompagnes, dès qu’elles devenaient enceintes. Elle était grosse,elle s’enfuit, mais fut atteinte par son mari qui lui trancha lecol. Le père éploré somma Saint Gildas de tenir sa promesse et leSaint ressuscita Triphine.

Comme vous le voyez, cette légende se rapproche beaucoup plusque l’histoire de Barbe-bleue du vieux conte arrangé parl’ingénieux Perrault. Maintenant, quant à vous dire comment etpourquoi le surnom de Barbe-bleue a émigré du roi Cômor aumaréchal, je l’ignore; cela se perd dans la nuit des âges!

– Mais, dites donc, vous devez brasser à pleins bras lesatanisme avec votre Gilles de Rais, reprit Chantelouve, après unsilence.

– Oui, ce serait même intéressant, si ces scènes n’étaient pasaussi loin de nous; ce qui serait vraiment plus alléchant et moinsdésuet, ce serait de décrire le diabolisme de nos jours!

– Sans doute, fit Chantelouve avec bonhomie.

– Car, poursuivit Durtal qui le regardait, il se passe deschoses inouïes pour l’instant! L’on m’a parlé de prêtressacrilèges, d’un certain chanoine qui renouvellerait les scènessabbatiques du Moyen Age.

Chantelouve ne broncha point. Tranquillement il déplia sesjambes et levant les yeux au plafond, il dit:

– Mon Dieu, il se peut que quelques brebis galeuses réussissentà se glisser dans le troupeau de notre clergé; mais celles-là sontsi rares qu’elles ne valent même pas qu’on s’en occupe. – et ilcoupa la conversation, en parlant d’un livre sur la fronde qu’ilvenait de lire.

Durtal comprit que Chantelouve se refusait à parler de sesrelations avec le chanoine Docre. Il garda le silence, un peuembarrassé.

– Mon ami, fit Mme Chantelouve, en s’adressant à son mari, vousavez oublié de remonter votre lampe, elle charbonne; bien que laporte soit fermée, je sens la fumée d’ici.

Il sembla que ce fût un congé qu’elle signifiait. Chantelouve seleva et, avec un vague ricanement, il s’excusa d’être obligé decontinuer son oeuvre. Il serra la main de Durtal, le pria de neplus se montrer si rare et, ramenant les pans de sa robe de chambresur son ventre, il quitta la place.

Elle le suivit des yeux, se leva, à son tour, s’en fut jusqu’àla porte, s’assura, d’un coup d’oeil, qu’elle était close, puiselle revint sur Durtal, adossé à la cheminée et, sans prononcer unmot, elle lui prit la tête entre les mains, posa les lèvres sur sabouche et l’ouvrit.

Il gémit furieusement.

Elle le regardait avec ses yeux indolents et enfumés et ilvoyait courir des étincelles d’argent à leur surface; il la tintentre ses bras, pâmée, aux écoutes; doucement, elle se dégagea ensoupirant, tandis que, gêné, il allait s’asseoir un peu loind’elle, en se crispant les mains.

Ils s’entretinrent de choses vaines; elle, vantant sa bonne quise jetterait au feu, sur son ordre; lui répondant par des gestesd’approbation et de surprise.

Puis brusquement elle se passa les doigts sur le front.

– Ah! dit-elle, je souffre cruellement quand je pense qu’il estlà, qu’il travaille! Non j’aurais trop de remords; c’est bête ceque je dis, mais s’il était un autre homme, un homme qui allât dansle monde et fît des conquêtes… ce ne serait pas la même chose.

Il l’écoutait, ennuyé par la médiocrité de ces plaintes; à lafin, se sentant tout à fait apaisé, il se rapprocha d’elle et luidit:

– Vous parliez de remords, mais que nous nous embarquions ou quenous persistions à demeurer sur la rive, est-ce que le péché n’estpas, à une nuance près, le même?

– Oui, je sais bien, mon confesseur me cause, – plus durementpar exemple, – mais un peu comme vous; eh bien, non, vous aurezbeau dire, ce n’est pas exact.

Il se mit à rire, songeant que le remords était peut-être lecondiment qui sauve l’inappétence des passions blasées, puis ilplaisanta:

– En fait de confesseur, reprit-il, si j’étais casuiste, il mesemble que je chercherais à inventer de nouveaux péchés; je ne lesuis point et pourtant, à force de chercher, je crois bien que j’enai trouvé un.

– Vous! Et riant, à son tour: puis-je le commettre?

Il la dévisage; elle avait l’air d’un enfant gourmand.

– Vous seule pouvez vous répondre; maintenant je dois vousavouer que ce n’est pas un péché absolument neuf, car il rentredans le district connu de la Luxure. Mais il est négligé depuis lepaganisme, mal défini, dans tous les cas.

Elle l’écoutait très attentive, enfoncée dans son fauteuil.

– Ne me faites pas languir, dit-elle; allez au fait, quel est cepéché?

– Il n’est pas facile à expliquer; je vais essayer néanmoins;dans la province de la Luxure, on relève, si je ne me trompe, lepéché ordinaire, le péché contre nature, la bestialité, ajoutons-y,n’est-ce pas, la démonialité et le sacrilège. Eh bien, il y a, ensus de tout cela, ce que j’appellerai le Pygmalionisme, qui tient,tout à la fois, de l’onanisme cérébral et de l’inceste.

Imaginez, en effet, un artiste tombant amoureux de son enfant,de son oeuvre, d’une Hérodiade, d’une Judith, d’une Hélène, d’uneJeanne d’Arc, qu’il aurait ou décrite ou peinte, et l’évoquant etfinissant par la posséder en songe! – Eh bien, cet amour est pisque l’inceste normal. Dans ce crime, en effet, le coupable ne peutjamais commettre qu’un demi-attentat, puisque sa fille n’est pasnée de sa seule substance mais bien aussi d’une autre chair. Il y adonc, logiquement, dans l’inceste, un côté quasi-naturel, une partétrangère, presque licite, tandis que, dans le Pygmalionisme, lepère viole sa fille d’âme, la seule qui soit réellement pure etbien à lui, la seule qu’il ait pu enfanter sans le concours d’unautre sang. Le délit est donc entier et complet. Puis, n’y a-t-ilpas aussi mépris de la nature, c’est-à-dire de l’oeuvre divine,puisque le sujet du péché n’est plus, ainsi que dans la bestialitémême, un être palpable et vivant, mais bien un être irréel, un êtrecréé par une projection du talent qu’on souille, un être presquecéleste, puisqu’on le rend souvent immortel, et cela par le génie,par l’artifice?

Allons plus loin encore, si vous le voulez; supposez qu’unartiste peigne un saint et qu’il s’en éprenne. Cela secompliquerait de crime contre nature et de sacrilège. Ce seraiténorme!

– Et peut-être, serait-ce exquis!

Il demeura abasourdi par ce mot; elle se leva, ouvrit la porteet appela son mari.

– Mon ami, dit-elle, Durtal a découvert un nouveau péché!

– Quant à cela, non, fit Chantelouve qui s’encadra dans lechambranle de la porte; l’édition des vertus et des vices est uneédition ne varietur. l’on ne peut inventer de nouveaux péchés, maisl’on n’en perd pas. Au fond, de quoi s’agit-il?

Durtal lui expliqua sa théorie.

– Mais, c’est tout bonnement une expression raffinée dusuccubat; ce n’est pas l’oeuvre enfantée qui s’anime, mais bien unsuccube qui en prend la nuit, les formes!

– Avouez, en tout cas, que cet hermaphrodisme cérébral, qui seféconde sans aucune aide, est au moins un péché distingué, car ilest un privilège des artistes, un vice réservé aux élus,inaccessible aux foules!

– Quel aristo de l’ordure vous faites! dit Chantelouve, enriant. – Mais je vais me replonger dans mes vies de saintes; c’estd’atmosphère plus bénigne et plus fraîche. – Sans adieu, Durtal, jevous laisse continuer avec ma femme ce petit marivaudagesatanique.

Il dit cela, le plus simplement, le plus débonnairement qu’ilput, mais une pointe d’ironie perçait.

Durtal la sentit. – Il doit se faire tard, pensa-t-il, lorsquela porte se fut refermée sur Chantelouve; il consulta sa montre,onze heures allaient sonner; il se leva pour prendre congé.

– Quand vous verrai-je? murmura-t-il, très bas.

– Chez vous, demain, à neuf heures du soir.

Il la regarda avec des yeux qui quémandaient. Elle comprit maiselle voulut le taquiner.

Elle l’embrassa, maternellement, sur le front, puis elleconsulta, de nouveau, ses yeux.

Ils demeurèrent sans doute suppliants, car elle répondit à leurimplorante question par un long baiser qui les ferma, puisdescendit jusqu’aux lèvres dont elle but le douloureux émoi.

Ensuite, elle sonna et invita sa bonne à éclairer Durtal. Ildescendit, satisfait qu’elle se fût enfin engagée à lui céderdemain.

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