Là-bas

Chapitre 3

 

Durtal était dans la situation d’un grand nombre de célibatairesqui font nettoyer leur ménage par un concierge. Ceux-là seulspeuvent savoir combien des lampes d’un faible tonnage absorbent depleines burettes d’huile et combien une bouteille de cognac pâlitet s’épuise, sans diminuer. Ils savent aussi que le lit d’abordhospitalier se fait insociable, tant le concierge respecte sesmoindres plis; ils apprennent enfin qu’il faut se résigner àtoujours nettoyer son verre si l’on a soif, à toujours réédifierson feu, si l’on a froid.

Le concierge de Durtal était un vieillard à moustaches, dont lachaude haleine exhalait le puissant arome du trois-six. C’était unhomme indolent et placide qui opposait une incontinence d’inertieaux objurgations de Durtal déclarant que son ménage devait êtreterminé, tous les matins, à la même heure.

Les menaces, les suppressions de pourboires, les injures, lesprières avaient échoué; le père Rateau soulevait sa casquette, segrattait les cheveux, promettait, sur un ton ému, de s’amender et,le lendemain, venait plus tard.

Quel animal! gémissait Durtal, ce jour-là. Il regardait samontre, au moment où une clef tournait dans la serrure, et une foisde plus, il constatait que le concierge arrivait, dansl’après-midi, après trois heures.

Il allait falloir subir le vacarme de cet homme qui, somnolentet pacifique dans sa loge, devenait terrible, un balai au poing.Des allures martiales, des instincts guerriers se révélaientsubitement chez ce sédentaire assoupi, dès l’aube, dans la tièdevapeur des mirotons. Il se muait en un insurgé qui montait àl’assaut du lit, chambardait les chaises, jonglait avec les cadres,bouleversait les tables, cognait le pot à eau et la cuvette,traînait, ainsi que des vaincus par les cheveux, les brodequins deDurtal par leurs lacets, enlevait le logis comme une barricade,plantait, en guise de drapeau, son torchon dans un nuage de poudre,sur les meubles morts.

Durtal se réfugiait alors dans celles de ses pièces qu’iln’attaquait point; ce jour-là, il dut abandonner son cabinet detravail dans lequel Rateau commençait la lutte et s’enfuir dans sachambre à coucher. De là, il apercevait encore, par la portièrelaissée ouverte, le dos de l’ennemi qui, un plumeau au-dessus de latête, coiffé comme d’une couronne de Mohican, entamait la danse duscalp, autour d’une table.

Si je savais seulement l’heure à laquelle monte cette buse, ceque je m’arrangerais pour être sorti! Se disait-il, en grinçant desdents, car maintenant Rateau empoignait ses outils de frotteur etratissait le parquet et sautait à cloche-pied et patinait sur unebrosse, en rugissant.

Victorieux, en nage, il apparut dans le cadre de la porte ets’avança pour réduire la chambre où se trouvait Durtal. Celui-cidut rentrer dans le cabinet pacifié, avec son chat qui, crispé parce bruit, suivait son maître, pas à pas, et revenait, en sefrottant le long de ses jambes, dans les pièces, à mesure qu’ellesétaient libres.

Des Hermies sonna sur ces entrefaites. – Je mets mes bottines etnous filons, s’écria Durtal. Tiens, – il passa la main sur la tableet la ramena gantée d’une mitaine grise – regarde, cette brute-làsecoue tout, se bat contre on ne sait quoi et le résultat le voici:il y a encore plus de poussière qu’avant lorsqu’il est parti!

– Bah, fit Des Hermies; mais c’est très bon, la poussière. Outrequ’elle a un goût de très ancien biscuit et une odeur fanée de trèsvieux livre, elle est le velours fluide des choses, la pluie finemais sèche, qui anémie les teintes excessives et les tons bruts.Elle est aussi la pelure d’abandon, le voile d’oubli. Qui donc peutla détester sinon certaines personnes au sort lamentable desquellestu devrais quelquefois penser?

T’imagines-tu, en effet, la vie des gens qui demeurent à Paris,dans un passage. Tiens, figure-toi un phtisique qui crache le sanget s’étrangle dans une chambre située à un premier étage sous lesvitres en dos d’âne d’un passage, celui des Panoramas, par exemple.La fenêtre est ouverte, il monte de la poussière saturée de tabacrefroidi et de sueur tiède. Le malheureux étouffe, supplie qu’onlui donne de l’air; l’on se précipite sur la croisée… et on lareferme car comment l’aider à respirer, si l’on ne le soustrait pasà la pulvérulence du passage, en l’isolant?

Hein, cette poussière qui stimule les hémoptysies et les touxest moins bénigne que celle dont tu te plains? – Mais, tu es prêt,nous descendons?

– Et quelle rue prenons-nous? demanda Durtal.

Des Hermies ne répondit point. Ils quittèrent la rue du Regardoù demeurait Durtal, descendirent la rue du Cherche-midi jusqu’à laCroix-rouge.

– Allons jusqu’à la place Saint-Sulpice, dit des Hermies, etaprès un silence:

En fait de poussière, considérée alors comme rappel des origineset souvenance des fins, sais-tu qu’après notre mort, nos charognessont dépecées par des vers différents, suivant qu’elles sont obèsesou qu’elles sont maigres? Dans les cadavres des gens gras, l’ontrouve une sorte de larves, les rhizophages; dans les cadavres desgens secs, l’on ne découvre que des phoras. Ceux-là sont évidemmentles aristos de la vermine, les vers ascétiques qui méprisent lesrepas plantureux, dédaignent le carnage des copieuses mamelles etle ragoût des bons gros ventres. Dire qu’il n’y a même pasd’égalité parfaite dans la façon dont les larves préparent lapoudre mortuaire de chacun de nous!

A propos, c’est ici que nous nous arrêtons, mon cher. Ilsétaient arrivés au coin de la rue Férou et de la place. Durtal levale nez et sur un porche ouvert dans le flanc de l’égliseSaint-Sulpice, il lut cette pancarte: on peut visiter lestours.

– Montons, fit Des Hermies.

– Pourquoi faire? Par ce temps!

Et Durtal désigna du doigt des nuages noirs qui fuyaient, telsque des fumées d’usines, dans un firmament limoneux, si bas, queles tuyaux en fer-blanc des cheminées semblaient entrer dedans etle créneler, au-dessus des toits, d’entailles claires.

– Outre que je n’ai pas envie de tenter l’escalade d’une sériedésordonnée de marches, que veux-tu examiner là-haut? Il bruine etla nuit tombe; non, par exemple!

– Qu’est-ce que cela te fait de te promener là ou autre part?Viens, je t’assure que tu verras des choses dont tu ne te doutesguère.

– Enfin, tu as un but?

– Oui.

– Il fallait donc le dire! – Et, à la suite de Des Hermies, ils’engouffra sous le porche; un petit fumignon d’essence, pendu à unclou, éclairait, au fond du caveau, une porte. C’était l’entrée destours.

Longtemps ils grimpèrent dans les ténèbres d’un escalier en pasde vis. Durtal se demandait si le gardien n’avait pas délaissé sonposte, quand une lueur rougeoya sur le tournant du mur et ils seheurtèrent, en pivotant, contre un quinquet, devant une porte.

Des Hermies tira un cordon de sonnette; la porte disparut. Ilsavaient au-dessus d’eux, à la hauteur de la tête, sur des marches,les pieds éclairés d’une personne perdue dans l’ombre.

– Tiens, c’est vous, monsieur Des Hermies; – et décrivant un arcde cercle, un corps de femme âgée se pencha dans la lumière. – Ah!Bien, c’est Louis qui sera content de vous voir!

– Et il est là? fit Des Hermies qui serra la main de cettefemme.

– Il est dans la tour; mais vous ne vous reposez pas un peu?

– Non, en descendant, si vous le voulez bien.

– Alors, montez jusqu’à ce que vous aperceviez une porte àclaire-voie, oh! Que je suis bête, vous le savez aussi bien quemoi!

– Mais oui… mais oui… a tout à l’heure; que je vous présente, enpassant, mon ami Durtal.

Durtal s’inclina, ahuri, dans l’ombre. – Ah! monsieur, Louis quidésirait tant faire votre connaissance, comme cela se trouve!

– Où me mène-t-il? se disait Durtal qui tâtonnait de nouveau,derrière son ami, dans le noir, suivant les courtes lueurs jailliesdes barbacanes, retombant dans la nuit, rencontrant, au moment oùil se perdait, des filets de jour.

Cette ascension ne finissait pas. Ils aboutirent enfin à laporte à barreaux, poussée contre. Ils entrèrent, se trouvèrent surun rebord de bois, au-dessus du vide, sur la margelle en planched’un double puits; l’un, creusé sous leurs pieds, l’autre élevéau-dessus d’eux.

Des Hermies, qui paraissait être là dedans chez lui montra, d’ungeste, les deux abîmes.

Durtal regarda.

Il était au milieu d’une tour qu’emplissaient, du haut en bas,des madriers énormes en forme d’x, des poutres assemblées, frettéespar des barres, boulonnées par des rivets, réunies par des visgrosses comme le poing. Durtal ne voyait personne. Il tourna sur laconsole, le long du mur, se dirigea vers la lumière qui pénétraitpar les auvents inclinés des abat-sons.

Penché sur le précipice, il discernait maintenant, sous sesjambes, de formidables cloches pendues à des sommiers de chêneblindés de fer, des cloches au vase de métal sombre, des clochesd’un airain gras, comme huilé, qui absorbait, sans les réfracter,les rayons du jour.

Et, au-dessus de sa tête, dans l’abîme d’en haut, en sereculant, il apercevait de nouvelles batteries de cloches;celles-là, frappées dans leur fonte d’une effigie d’évêque enrelief, allumées, au dedans, à la pause, à l’endroit usé par lebattant, d’une lueur d’or.

Rien ne remuait; mais le vent claquait par les lames couchéesdes abat-sons, tourbillonnait dans la cage des bois, hurlait dansla spirale de l’escalier, s’engouffrait dans la cuve retournée descloches. Soudain, un frôlement d’air, un souffle silencieux de ventmoins aigre lui fouetta les joues. Il leva les yeux, une clocherabattait la bise, entrait en branle. Et tout à coup, elle sonna,prit son élan, et son battant, semblable à un gigantesque pilon,broya dans le bronze du mortier des sons terribles. La tourtremblait, la margelle sur laquelle il se tenait trépidait comme leplancher d’un train; un grondement, continuel, énorme, roulaitbrisé par le fracassant éclat des coups.

Il avait beau explorer le plafond de la tour, il ne découvraitpersonne; il finit pourtant par entrevoir une jambe lancée dans levide qui culbutait l’une des deux pédales de bois attachées au basde chaque cloche, et, se couchant presque sur les madriers, ilaperçut enfin le sonneur, retenu par les mains à deux crampons defer, se balançant au-dessus du gouffre, les yeux au ciel.

Durtal fut stupéfié, car jamais il n’avait vu une telle pâleuret une si déconcertante face. Cet homme n’avait pas le ton decierge des convalescences, ni le ton mat des parfumeuses auxquellesles odeurs ont décoloré le derme; ce n’était pas encore la chairpoussiéreuse, tournée au gris, des porphyriseurs des tabacs qu’onprise; c’était le teint livide exsangue des prisonniers au MoyenAge, le teint maintenant ignoré de l’homme interné jusqu’à sa mortdans un cachot pluvieux, dans un noir in-pace, sans air.

L’oeil était bleu, proéminent, en boule, l’oeil à larmes desmystiques, mais il était singulièrement contredit par une moustacheen chiendent sec de Kaiserlick; cet homme était tout à la foisdolent et militaire, presque indéfinissable.

Il lança un dernier coup de pied sur la pédale de sa cloche et,d’un recul de reins, reprit son équilibre. Il s’essuya le front,sourit à Des Hermies. – Ah bien, dit-il, vous étiez là!

Il descendit et lorsqu’il sut le nom de Durtal, sa faces’éclaira; il lui prit la main.

– Vous pouvez dire, monsieur, que vous étiez attendu. Il y aassez longtemps que notre ami vous cache, tout en parlantconstamment de vous.

– Venez, reprit-il, d’un ton joyeux, que je vous fasse visitermon petit domaine; j’ai lu vos livres, il n’est pas possible quevous n’aimiez pas, vous aussi, les cloches; mais c’est d’un peuplus haut qu’il les faut voir. Et il sauta dans un escalier, tandisque Des Hermies poussait Durtal devant lui, fermait la marche.

Pendant que l’ascension reprenait dans la mèche à vrille:

– Mais pourquoi ne m’as-tu pas dit que ton ami Carhaix, – carc’est lui, n’est-ce pas, – était sonneur? demanda Durtal.

Des Hermies ne put répondre, car ils débouchaient, à ce moment,sous la voûte en pierre de taille de la tour et Carhaix,s’effaçant, les laissait passer. Ils se trouvaient dans une pièceronde percée au centre, à leurs pieds, d’un grand trou, cercléd’une balustrade de fer, corrodée par la cendre orangée desrouilles.

En s’approchant, l’oeil plongeait jusqu’au fond de l’abîme.C’était la vraie margelle en moellons d’un véritable puits; et cepuits semblait être en réparation, car l’échafaudage croisé despoutres qui soutenait les cloches paraissait être dressé, du hauten bas du tube, pour étayer les murs.

– Approchez sans crainte, dit Carhaix, et dites-moi, monsieur,si ce ne sont point là de belles filleules! – mais Durtall’écoutait à peine; il se sentait mal à l’aise dans ce vide, attirépar ce trou béant d’où s’échappait, en de lointaines bouffées, letintement moribond de la cloche qui oscillait sans doute encore,avant que de rentrer immobile, dans un complet repos.

Il se recula.

– Vous n’avez pas envie de visiter le haut des tours? RepritCarhaix, en désignant un escalier de fer, scellé dans la muraillemême.

– Non, ce sera pour un autre jour.

Ils redescendirent et Carhaix, maintenant silencieux, ouvrit unenouvelle porte. Ils s’avancèrent dans une immense remise quicontenait des statues colossales et cassées de saints, des apôtrespatraques et lépreux, des Saint Mathieu amputés d’une jambe etperclus d’un bras, des Saint Luc escortés d’une moitié de boeuf,des Saint Marc bancroches et privés d’une partie de barbe, desSaint Pierre érigeant des moignons dépourvus de clefs.

– Autrefois, dit Carhaix, il y avait ici une balançoire; c’étaitplein de gamines; l’on a abusé comme de tout… au crépuscule, il sepassait, pour quelques sous, des choses! Le curé a fini par faireenlever la balançoire et fermer la pièce.

– Et cela? fit Durtal, apercevant dans un coin un énormefragment de métal rond, une sorte de demi-calotte géante, veloutéede poussière, treillissée par de légères toiles semées, ainsi quedes éperviers granulés de boulettes de plomb, de corps repliésd’araignées noires.

– &Cedil;a! Ah, monsieur! – Et l’oeil perdu de Carhaix serécupéra et prit feu; ça, c’est le cerveau d’une très vieillecloche qui rendait des sons comme il n’y en a plus; celle-là,monsieur, elle sonnait du ciel!

Et subitement il s’emballa.

– Voyez-vous, Des Hermies a dû vous le dire, c’est fini, lescloches; ou plutôt c’est les sonneurs dont il n’y a plus! à l’heurequ’il est, ce sont des garçons charbonniers, des couvreurs, desmaçons, d’anciens pompiers, ramassés pour un franc sur la place,qui font la manoeuvre! Ah! Il faut les voir! Mais c’est pis quecela; si je vous racontais qu’il y a des curés qui ne se gênent paspour vous dire: racolez dans la rue des soldats; pour dix sous, ilsferont l’affaire. Oui, si bien qu’il y en a un dernièrement, àNotre-dame, je crois, qui n’a pas retiré sa jambe à temps; lacloche est revenue à toute volée dessus et l’a coupée nette, commeun rasoir.

Et ces gens-là, ils dépensent des trente mille francs pour desbaldaquins, ils se ruinent pour des musiques, il leur faut du gazdans leur église, un tas de tra-la-la, est-ce que je sais, moi?Quant aux cloches, ils lèvent les épaules, lorsqu’on leur en parle.Savez-vous, monsieur Durtal, que nous ne sommes plus à Paris quedeux accordants, moi et le père Michel qui n’est pas marié et qu’onne peut, à cause de ses moeurs, attacher régulièrement à uneéglise. Cet homme-là, c’est un accordant qui n’a pas son pareil;mais, lui aussi, il se désintéresse; il boit et, saoul ou passaoul, il travaille et après cela, il reboit et il dort.

Ah! Oui, que c’est bien fini! – Tenez, ce matin, Monseigneur afait sa tournée pastorale en bas. A huit heures, il fallait sonnerson arrivée; les six cloches que vous avez vues ici, marchaient.Nous étions attelés à seize, dessus. Eh bien, c’était une pitié;ces gens-là ils brimballaient comme des propres à rien, ils ruaientà contre-temps, ils sonnaient la gouille!

Ils descendirent, Carhaix gardait maintenant le silence.

– Les cloches, fit-il en se retournant et en fixant Durtal deses yeux dont l’eau bleue entrait en ébullition; mais, monsieur,c’est la véritable musique de l’église, cela!

Ils débouchèrent au-dessus même du parvis, dans la grandegalerie couverte sur laquelle sont posées les tours. Alors Carhaixsourit et montra tout un jeu de minuscules clochettes, installéentre deux piliers, sur une planche. Il tirait les ficelles,agitait le frêle cliquetis des cuivres, écoutait, ravi, les yeuxhors du front, la moustache rebroussée d’un coup de lèvres, leléger saut des notes que buvait la brume.

Et subitement, il rejeta ses ficelles. C’était jadis ma toquade,dit-il, j’avais voulu former ici des élèves, mais personne ne sesoucie d’apprendre un métier qui rapporte de moins en moins, car onne sonne même plus les mariages et personne maintenant ne monte auxtours!

Au fond, reprit-il en descendant, moi, je ne peux me plaindre.Les rues d’en bas m’ennuient; ça me brouille quand je mets lespieds dehors; aussi, je ne quitte mon clocher que le matin, justepour aller chercher des seaux d’eau au bout de la place, mais mafemme s’ennuie à cette hauteur; puis, c’est terrible; la neigepénètre par toutes les meurtrières, elle s’amasse, et quelquefoisl’on gît, bloqué, quand le vent souffle en foudre!

Ils étaient arrivés devant le logement de Carhaix.

– Entrez donc, messieurs, dit la femme qui les attendait sur lepas de la porte; vous avez bien gagné un peu de repos. Et elledésigna quatre verres qu’elle avait préparés sur la table.

Le sonneur alluma une petite pipe de bruyère, tandis que DesHermies et Durtal roulaient des cigarettes.

– Vous êtes bien ici, dit Durtal, pour parler. Il se trouvaitdans une pièce énorme, taillée en pleine pierre, voûtée, éclairéeprès du plafond par une fenêtre en demi-roue. Cette pièce,carrelée, mal couverte par un méchant tapis, était très simplementmeublée d’une table ronde de salle à manger, de vieilles bergèresen velours d’Utrecht d’un bleu d’ardoise, d’un petit buffet surlequel s’entassaient des faïences bretonnes, des pichets et desplats, et en face de ce buffet en noyer verni, d’une petitebibliothèque de bois noir qui pouvait contenir une cinquantaine delivres.

– Vous regardez les bouquins, dit Carhaix qui avait suivi desyeux Durtal. Oh! monsieur, il faut être indulgent, je n’ai là quedes outils de mon métier!

Durtal s’approcha; cette bibliothèque paraissait surtoutcomposée d’ouvrages sur les cloches; il lut des titres:

Sur un très antique et très mince volume en parchemin, ildéchiffra une écriture à la main, couleur de rouille: deTintinnabulis, par Jérôme Magius (1664), puis, pêle-mêle, unRecueil curieux et édifiant sur les cloches de l’église, par DomRémi Carré. Un autre Recueil édifiant et anonyme; un Traité descloches, de Jean-baptiste Thiers, curé de Champrond et de Vibraye,un pesant volume d’un architecte du nom de Blavignac, un autremoins gros intitulé: Essai sur le symbolisme de la cloche, par unprêtre du clergé paroissial, à Poitiers; une Notice de l’abbéBarraud, enfin toute une série de plaquettes, couvertes de papiergris, brochées sans couvertures imprimées et sans titres.

– Ce n’est rien, fit Carhaix avec un soupir; les meilleursmanquent: le De campanis Commentarius, d’Angelo Rocca, et le deTintinnabulo, de Pacichellius; mais dame, c’est rare, et puis c’estsi cher quand on les trouve!

Durtal embrassa d’un coup d’oeil les autres livres; c’étaientpour la plupart des ouvrages pieux: des bibles latines etfrançaises, des Imitations de Jésus-christ, la Mystique de Goerresen cinq tomes, l’histoire et la théorie du symbolisme religieux del’abbé Aubert, le dictionnaire des hérésies de Pluquet, puis desvies de Saints.

– Ah! monsieur, il n’y a pas de littérature ici, maisvoyez-vous, c’est Des Hermies qui me prête les livres quil’intéressent.

– Bavard, lui dit sa femme, laisse donc Monsieur s’asseoir. – Etelle tendit un verre plein à Durtal qui savoura le pétillementparfumé d’un véritable cidre.

En réponse à ses compliments sur la valeur de ce breuvage, ellelui raconta que ce cidre venait de Bretagne, qu’il était fabriqué àLandévennec, leur pays, par des parents.

Elle fut ravie quand Durtal lui affirma qu’il avait jadis passéune journée dans ce village.

– Oh bien, nous sommes vraiment connaissances, conclut-elle, enlui serrant la main.

Engourdi par la chaleur d’un poêle dont le tuyau zigzaguait enl’air et fuyait par un carreau de tôle substitué à l’une des vitresde la fenêtre; détendu, en quelque sorte, par cette atmosphèrelénitive que dégageaient Carhaix et cette brave femme, au visagedébile mais ouvert, aux yeux apitoyés et francs, Durtal se laissavagabonder, loin de la ville. Il se disait, regardant cette pièceintime et ces bonnes gens: si l’on pouvait, en agençant cettechambre, s’installer ici, au-dessus de Paris, un séjour balsamiqueet douillet, un havre tiède. Alors, on pourrait mener, seul, dansles nuages, là-haut, la réparante vie des solitudes et parfaire,pendant des années, son livre. Et puis, quel fabuleux bonheur ceserait que d’exister enfin, à l’écart du temps, et, alors que leraz de la sottise humaine viendrait déferler au bas des tours, defeuilleter de très vieux bouquins, sous les lueurs rabattues d’uneardente lampe!

Il se prit à sourire de la naïveté de son rêve.

– C’est égal, vous êtes joliment bien ici, dit-il, comme pourrésumer ses réflexions.

– Oh! Pas si bien que cela, fit la femme. Le logement est grand;car nous avons deux chambres à coucher aussi vastes que cette pièceet des racoins, mais c’est si incommode et c’est si froid! Et pasde cuisine! Reprit-elle, montrant sur un court palier un fourneauqu’elle avait dû installer dans l’escalier même. Puis, je deviensvieille et j’ai du mal maintenant, quand je vais aux provisions, àremonter autant de marches!

– Il n’y a même pas moyen de planter un clou dans cette cave,dit le mari; la pierre de taille les tord quand on veut lesenfoncer et les rejette; enfin, moi, je suis fait au logis, maiselle, elle rêve d’aller finir ses jours à Landévennec!

Des Hermies se leva. Ils se serrèrent la main et le ménageCarhaix fit jurer à Durtal qu’il reviendrait.

– Quelles excellentes gens! s’écria-t-il, lorsqu’il se trouvasur la place.

– Sans compter que Carhaix est précieux à consulter, car il estdocumenté sur bien des choses.

– Mais enfin, voyons, comment, diable, un homme qui estinstruit, qui n’est pas le premier venu, exerce-t-il un métier quiest un métier de manoeuvre… d’ouvrier, en somme?

– S’il t’entendait! – Mais, mon ami, les campaniers du Moyen Agen’étaient point de misérables hères; il est vrai que les sonneursmodernes sont bien déchus. Quant à te dire pourquoi Carhaix s’estépris des cloches, je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est qu’il afait en Bretagne des études au séminaire, qu’il a eu des scrupulesde conscience, ne s’est pas cru digne du sacerdoce, et qu’à Parisoù il est venu, il a été l’élève d’un maître sonneur fortintelligent et très lettré, le père Cilbert, qui avait dans sacellule, à Notre-dame, des vieux plans de Paris si rares. Celui-làn’était pas non plus un artisan, mais bien un collectionneur enragédes documents relatifs au vieux Paris. De Notre-dame, Carhaix apassé à Saint-Sulpice où il est installé depuis plus de quinze ansdéjà!

– Et toi, comment l’as-tu connu?

– En qualité de médecin d’abord; puis, je suis devenu son ami,depuis dix ans.

– C’est drôle, il n’a pas cette allure de jardinier sournoisqu’ont les anciens élèves des séminaires.

– Carhaix en a, pour quelques années encore, dit Des Hermies,comme se parlant à lui-même. Après quoi, il sera temps qu’il meure.L’Eglise, qui a déjà laissé introduire le gaz dans les chapelles,finira par remplacer les cloches par de puissants timbres. Alors,ce sera charmant; ces mécaniques seront reliées par des filsélectriques; ce seront de vraies sonneries protestantes, des appelsbrefs, des ordres durs.

– Eh bien, ce sera le cas pour la femme de Carhaix de retournerdans le Finistère!

– Ils ne le pourraient, car ils sont très pauvres; et puisCarhaix dépérirait s’il perdait ses cloches! C’est tout de mêmecurieux cette affection de l’homme pour l’objet qu’il aime; c’estl’amour du mécanicien pour sa machine; on finit par aimer, autantqu’un être vivant, la chose qui vous obéit et que l’on soigne. Ilest vrai que la cloche est un ustensile à part. Elle est baptiséeainsi qu’une personne, et ointe du chrême du salut qui la consacre;d’après la rubrique du Pontifical, elle est aussi sanctifiée, dansl’intérieur de son calice, par un évêque, de sept onctions faitesen forme de croix, avec l’huile des infirmes; elle doit ainsiporter aux mourants la voix consolatrice qui les soutient dansleurs dernières affres.

Puis elle est le héraut de l’Eglise; la voix du dehors comme leprêtre est la voix du dedans; ce n’est donc pas un simple morceaude bronze, un mortier posé à la renverse et qu’on agite. Ajouteque, semblables aux anciens vins, les cloches s’affinent, envieillissant; leur chant devient plus ample et plus souple; ellesperdent leur bouquet aigrelet, leurs sons verts. Çe;a explique unpeu comment on s’y attache!

– Diable, mais tu es fort sur les cloches, toi!

– Moi, répondit Des Hermies, en riant, mais je ne sais rien; jerépète ce que j’ai entendu dire à Carhaix. Au reste, si ce sujett’intéresse, tu pourras lui demander des explications; ilt’apprendra le symbolisme de la cloche; il est inépuisable, ferrélà-dessus comme pas un.

– Ce qui est certain, fit Durtal rêveur, c’est que moi quihabite un quartier de couvents et qui vis dans une rue dont l’airest plissé, dès l’aube, par l’onde des carillons, lorsque j’étaismalade, la nuit, j’attendais l’appel des cloches, le matin, ainsiqu’une délivrance. Je me sentais alors, au petit jour, bercé parune sorte de dodelinement très doux, choyé par une caresselointaine et secrète; c’était comme un pansement si fluide et sifrais! J’avais l’assurance que des gens debout priaient pour lesautres et par conséquent pour moi; je me trouvais moins seul. C’estvrai, au fond, c’est surtout fait pour les malades affligésd’insomnie, ces sons-là!

– Non seulement pour les malades, mais les cloches sont aussi lebromure des âmes belliqueuses. L’inscription que portait l’uned’elles Paco cruentos, J’apaise les aigris, est singulièrementjuste quand on y songe!

Cette conversation hanta Durtal qui, le soir, alors qu’il futseul chez lui, se prit à rêvasser dans sa couche. Cette phrase dusonneur que la véritable musique de l’Eglise, c’était celle descloches, lui revint telle qu’une obsession. Et sa rêveriesubitement reculée de plusieurs siècles évoqua, parmi de lentsdéfilés de moines au Moyen Age, la troupe agenouillée des ouaillesqui répondait aux appels des angélus et buvait comme le dictame duvin consacré les gouttes flûtées de leurs sons blancs.

Tous les détails qu’il avait autrefois connus des séculairesliturgies se pressèrent: les Invitatoires des Matines, lescarillons s’égrenant en des chapelets d’harmoniques bulles sur lesrues tortueuses et serrées, aux tourelles en cornets, aux pignonsen poivrières, aux murs percés de chantepleures et armés de dents,des carillons chantant les heures canoniales, les primes et lestierces, les sextes et les nones, les vêpres et les complies,célébrant l’allégresse d’une cité par le rire fluet de leurspetites cloches ou sa détresse, par les larmes massives desdouloureux bourdons!

Et c’étaient alors des maîtres sonneurs, de vrais accordants,qui répercutaient l’état d’âme d’une ville avec ces joies ou cesdeuils de l’air! – et la cloche qu’ils servaient, en fils soumis,en fidèles diacres, s’était faite, à l’image même de l’Eglise, trèspopulaire et très humble. A certains moments, elle se dévêtait,ainsi que le prêtre se dépouille de sa chasuble, de ses sons pieux.Elle causait avec les petits, les jours de marchés et de foires,les invitait, par les temps de pluie, à débattre leurs intérêtsdans la nef de l’église, imposant, par la sainteté du lieu, auxinévitables débats des durs négoces, une probité qui demeure àjamais perdue!

Maintenant les cloches parlaient une langue abolie,baragouinaient des sons vides et dénués de sens. Carhaix ne setrompait pas. Cet homme qui vivait, en dehors de l’humanité, dansune aérienne tombe, croyait à son art, n’avait plus par conséquentde raison d’être. Il végétait, superfétatif et désuet, dans unesociété que les rigaudons des concerts amusent. Il apparaissait,tel qu’une créature caduque et rétrograde, tel qu’une épave refluéesur la berge des âges, une épave surtout indifférente auxmisérables soutaniers de cette fin de siècle qui, pour attirer lesfoules en toilettes dans le salon de leurs églises, ne craignentpas de faire entonner des cavatines et des valses sur les grandesorgues que manipulent, en un dernier sacrilège, maintenant, lesusiniers de la musique profane, les négociants en ballets, lesfabricants d’opéras-bouffes.

Pauvre Carhaix, se dit-il, en soufflant sa bougie. Encore un quiaime son époque autant que Des Hermies et autant que moi! Enfin, ila la tutelle de ses cloches et certainement, parmi ses pupilles, sapréférée; en somme, il n’est pas trop à plaindre, car, lui aussi,il a sa petite toquade, ce qui lui rend probablement, comme à nous,la vie possible!

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