Là-bas

Chapitre 6

 

Le lendemain matin, Durtal se réveilla plus tard que de coutume.Avant même qu’il n’eût ouvert les yeux, il vit, dans un subitéclair de cervelle, défiler la sarabande des sociétés démoniaquesdont Des Hermies avait parlé. Un tas de clownesses mystiques qui semettent la tête en bas et prient à pieds joints, se dit-il, enbaîllant! Il s’étira, regarda la fenêtre, aux vitres fleuries delys en cristaux et de fougères en givre. Il rentra, au plus vite,ses bras dans le lit, s’acagnarda sous ses couvertures.

C’est un bon temps pour rester chez soi et travailler,reprit-il; je vais me lever et allumer mon feu; allons, un peu decourage… et… au lieu de rejeter les couvertures, il les ramena plushaut, sous le menton.

– Ah! Je sais bien que ça ne te plaît pas à toi que je fasse lagrasse matinée, dit-il, s’adressant à son chat qui, étendu sur lacourtepointe, à ses pieds, le regardait fixement avec des yeux trèsnoirs.

Cette bête était affectueuse et câline, mais maniaque etretorse; elle n’admettait aucune fantaisie, aucun écart, entendaitque l’on se levât et que l’on se couchât à la même heure; et, trèsnettement elle faisait, lorsqu’elle était mécontente, passer, dansla sombreur de son regard, des nuances irritées, sur le sensdesquelles son maître ne se trompait point.

Rentrait-il avant onze heures du soir, elle l’attendait dans levestibule, à la porte, griffait le bois, miaulait avant même qu’iln’eût pénétré dans la pièce; puis elle roulait de langoureusesprunelles d’or vert, se frottait contre ses culottes, sautait surles meubles, se dressait tout debout, simulant le petit cheval quise cabre, lui envoyait lorsqu’il s’approchait, par amitié, degrands coups de tête; passé onze heures, elle n’allait plusau-devant de lui, se bornait à se lever alors qu’il arrivait prèsd’elle, faisait encore le gros dos, mais ne caressait pas; plustard encore, elle ne bougeait et elle se plaignait et grognait,s’il se permettait de lui lisser le dessus de la tête ou de luigratter le dessous du cou.

Ce matin-là, elle s’impatienta de cette paresse, se mit sur sonséant, se gonfla, puis s’approcha sournoisement et s’assit à deuxpas de la figure de son maître, le dévisageant d’un oeil atrocementfaux, lui signifiant qu’il eût à déguerpir, à lui laisser la placechaude.

Amusé par ce manège, Durtal ne bougea, regardant le chat, à sontour. Il était énorme, commun et pourtant bizarre, avec sa robemi-partie roussâtre comme la cendre du vieux coke et grise comme lepoil des balais neufs, avec çà et là de petits floquets blancs telsque ces peluches qui voltigent sur les tisons morts. C’était untrès authentique chat de gouttière, haut sur pattes, long, à têtede fauve, très régulièrement strié d’ondes d’ébène qui cerclaientles pattes de bracelets noirs, allongeaient les yeux par deuxgrands zigzags d’encre.

– Malgré ton caractère de rabat-joie, de vieux garçon monomaneet sans patience, tu es tout de même gentil, fit Durtal, d’un toninsinuant, pour l’amadouer; puis, il y a assez longtemps que je teraconte ce que chacun se tait; tu es l’évier de mon âme, toi, leconfesseur inattentif et indulgent qui approuve, vaguement, sanssurprise, les méfaits d’esprit qu’on lui avoue, afin de sesoulager, sans qu’il en coûte! Au fond, c’est là ta raison d’être,tu es l’exutoire spirituel de la solitude et du célibat; aussi, jete gave d’attentions et de soins; mais cela n’empêche qu’avec tesbouderies tu ne sois souvent, ainsi que ce matin, par exemple,insupportable!

Le chat continuait de le dévisager, les oreilles toutes droites,cherchant à démêler dans les inflexions de la voix le sens desparoles qu’il écoutait. Il comprit sans doute que Durtal n’étaitpoint disposé à sauter du lit, car il s’en fut se réinstaller à sonancienne place, mais, cette fois, en tournant le dos.

– Allons, fit Durtal, découragé, en inspectant sa montre, ilfaut pourtant que je m’occupe de Gilles De Rais et, d’un bond, ils’élança sur ses culottes, tandis que le chat, brusquement misdebout, galopait sur les couvertures, se pelotonnait, sans plusattendre, dans les draps tièdes.

Quel froid! – Et Durtal enfila un gilet de tricot, passa dansl’autre pièce, pour allumer du feu:

On gèle, murmurait-il. Heureusement que son logis était facile àchauffer. Il se composait simplement, en effet, d’une entrée, d’unminuscule salon, d’une minime chambre à coucher, d’un cabinet detoilette assez large, le tout, au cinquième, sur une cour trèsclaire, pour 800 francs.

Il était meublé sans aucun luxe; du petit salon, Durtal avaitfait un cabinet de travail, couvert les murs de casiers en boisnoir bourrés de livres. Près de la fenêtre, une grande table, unfauteuil en cuir, quelques chaises; à la place de la glace sur lacheminée, tenant le panneau, du plafond à la toilette revêtue d’unevieille étoffe, il avait cloué un ancien tableau sur boisreprésentant, dans un paysage tourné, poussé dans les bleus auxgris, dans les blancs aux roux, dans les verts aux noirs, un ermiteagenouillé sous une hutte de branchages, près d’un chapeau decardinal et d’un manteau de pourpre.

Et tout le long de ce tableau dont des parties entièressombraient dans des ténèbres d’oignons brûlés, d’inintelligiblesépisodes se déroulaient, empiétant les uns sur les autres,entassant, près du cadre en chêne noir, des figures de Lilliput,dans des maisons de nains. Ici, le Saint, dont Durtal avaitvainement cherché le nom, franchissait en barque les boucles d’unfleuve aux eaux métalliques et plates; là, il déambulait dans desvillages grands comme un ongle, puis il disparaissait dans l’ombrede la peinture et on le retrouvait plus haut dans une grotte, enOrient, avec des dromadaires et des ballots; on le perdait denouveau de vue et, après un cache-cache plus ou moins court, ilsurgissait, plus petit que jamais, seul, un bâton à la main, un sacsur le dos, montant vers une cathédrale inachevée, étrange.

C’était un tableau d’un peintre inconnu, d’un vieux Hollandaisqui s’était assimilé certaines couleurs, certains procédés desmaîtres de l’Italie qu’il avait visitée peut-être.

La chambre à coucher avait un grand lit, une commode à ventre,des fauteuils; sur la cheminée, une ancienne pendule et desflambeaux de cuivre; sur les murs, une belle photographie d’unBotticelli du musée de Berlin: une Vierge dolente et robuste,ménagère et contrite, entourée d’anges figurés par de languissantsjeunes hommes, tenant des cierges aux cires enroulées comme descâbles, des garçonnes coquettes, aux longs cheveux piqués defleurs, de dangereux pages, mourant de désirs devant l’Enfant Jésusqui bénit, debout, près de la Vierge.

Puis une estampe de Breughel, gravée par Cook: les Vierges sageset les Vierges folles », un petit panneau, coupé, au milieu, par unnuage en tire-bouchon, flanqué, aux deux coins, d’anges bouffissonnant, les manches retroussées, de la trompette, pendant qu’aucentre du nuage même, un autre ange, au nombril indiqué sous uneindolente robe, un ange sacerdotal et bizarre, déroule unebanderole sur laquelle est écrit le verset de l’Evangile: eccesponsus venit, exite obviam ei.

Et au-dessous de la nuée, d’un côté, les vierges sages, debonnes Flamandes, sont assises, dévident le lin, tournent, enchantant des cantiques, auprès de lampes allumées, des rouets; del’autre, sur l’herbe d’un pré, les vierges folles, quatre commèresen liesse, se tiennent par la main et dansent en rond, tandis quela cinquième joue de la cornemuse et bat la mesure avec son pied,près des lampes vides. Au-dessus de la nuée, les cinq vierges sagesmais effilées alors, charmantes et nues, brandissent les lumignonsen flammes, montent vers une église gothique où le Christ les faitentrer, cependant que de l’autre côté les vierges folles, nuesaussi sous leurs pâles toisons, frappent vainement à la porteclose, en tenant d’une main fatiguée des flambeaux morts.

Durtal aimait cette vieille gravure qui avait une senteur dedouce intimité dans les scènes du bas et, dans celles du haut, labenoîte naïveté des primitifs; il y voyait, réunis en quelquesorte, dans un même cadre, l’art d’un Ostade épuré et celui d’unThierry Bouts.

En attendant que sa grille, dont le charbon craquait etcommençait à grésiller comme une friture, devînt rouge, il s’assitdevant son bureau et tria ses notes.

– Voyons, se dit-il, en roulant une cigarette, nous en sommes aumoment où cet excellent Gilles de Rais commence la recherche dugrand oeuvre. Il est facile de se figurer les connaissances qu’ilpossède sur la manière de transmuer les métaux en or.

L’alchimie était déjà très développée, un siècle avant qu’il nenaquît. Les écrits d’Albert le Grand, d’Arnaud de Villeneuve, deRaymond Lulle, étaient entre les mains des hermétiques. Lesmanuscrits de Nicolas Flamel circulaient; nul doute que Gilles, quiraffolait des volumes étranges, des pièces rares, ne les aitacquis; ajoutons qu’à cette époque, l’édit de Charles V,interdisant, sous peine de la prison et de la mort, les travauxspagiriques et que la bulle Spondent pariter quas non exhibent quele pape Jean XXII fulmina contre les alchimistes, étaient encore envigueur. Ces oeuvres étaient donc défendues et par conséquentenviables; il est certain que Gilles les a longuement étudiées,mais de là à les comprendre, il y a loin!

Ces livres constituaient, en effet, le plus incroyable desgalimatias, le plus inintelligible des grimoires. Tout était enallégories, en métaphores cocasses et obscures, en emblèmesincohérents, en paraboles embrouillées, en énigmes bourrées dechiffres! Et en voilà un exemple, se dit-il, en prenant, sur un desrayons de sa bibliothèque, un manuscrit qui n’était autre que celuide l’Asch-Mézareph, le livre du Juif Abraham et de Nicolas Flamel,rétabli, traduit et commenté par Eliphas Lévi.

Ce manuscrit lui avait été prêté par Des Hermies qui l’avaitdécouvert, un jour, dans d’anciens papiers.

Il y a, soi-disant, là-dedans, la recette de la pierrephilisophale, du grand élixir de quintessence et de teinture. Lesfigures ne sont pas précisément claires, se dit-il, en feuilletantles dessins à la plume rehaussés en couleur représentant dans unebouteille, sous ce titre: « le coït chimique », un lion vert, la têteen bas dans un croissant de lune; puis, dans d’autres flacons,c’étaient des colombes, tantôt s’élevant vers le goulot, tantôtpiquant une tête vers le fond, dans un liquide noir ou ondulé devagues de carmin et d’or, parfois blanc et granulé de pointsd’encre, habité par une grenouille ou une étoile, parfois aussilaiteux et confus ou brûlant en flammes de punch, à la surface.

Eliphas Lévi expliquait de son mieux le symbole de ces volatilesen carafes, mais il s’abstenait de donner la fameuse recette dugrand magistère, continuait la plaisanterie de ses autres livresoù, débutant sur un ton solennel, il affirmait vouloir dévoiler lesvieux arcanes et se taisait, le moment venu, sous l’ineffableprétexte qu’il périrait, s’il trahissait d’aussi rugissantssecrets.

Cette bourde, reprise par les pauvres occultistes de l’heureactuelle, aidait à masquer la parfaite ignorance de tous ces gens.En somme, la question est simple, se dit Durtal, en fermant lemanuscrit de Nicolas Flamel.

Les philosophes hermétiques ont découvert, – et, après avoirlongtemps bafouillé, la science contemporaine ne nie plus qu’ilsaient raison; – ils ont découvert que les métaux sont des corpscomposés et que leur composition est identique. Ils varient doncsimplement entre eux, suivant les différentes proportions deséléments qui les combinent; on peut, dès lors, à l’aide d’un agentqui déplacerait ces proportions, changer les corps, les uns en lesautres, transmuer, par exemple, le mercure en argent et le plomb enor.

Et cet agent c’est la pierre philosophale, le mercure; – non lemercure vulgaire qui n’est pour les alchimistes qu’un spermemétallique avorté, – mais le mercure des philosophes, appelé aussile lion vert, le serpent, le lait de la Vierge, l’eau pontique.

Seulement la recette de ce mercure, de cette pierre des sages,n’a jamais été révélée; – et c’est sur elle que le Moyen Age, quela Renaissance, que tous les siècles, y compris le nôtre,s’acharnent.

Et dans quoi ne l’a-t-on pas cherchée? Se disait Durtal, encompulsant ses notes: dans l’arsenic, le mercure ordinaire,l’étain; dans les sels de vitriol, de salpêtre et de nitre; dansles sucs de la mercuriale, de la chélidoine et du pourpier; dans leventre des crapauds à jeun, dans les urines humaines, dans lesmenstrues et le lait des femmes!

Or, Gilles de Rais devait en être là de ses explorations. Il estbien évident qu’à Tiffauges, seul, sans l’aide d’initiés, il étaitincapable de tenter utilement des fouilles. A cette époque, lecentre hermétique était, en France, à Paris où les alchimistes seréunissaient sous les voûtes de Notre-Dame et étudiaient leshiéroglyphes du charnier des Innocents et le portail Saint-Jacquesde la Boucherie sur lequel Nicolas Flamel avait, avant sa mort,écrit en de kabbalistiques emblèmes la préparation de la fameusepierre.

Le Maréchal ne pouvait se rendre à Paris sans tomber dans lestroupes anglaises qui barraient les routes; il choisit le moyen leplus simple, il appela les transmutateurs les plus célèbres du Midiet les fit amener, à grands frais, à Tiffauges.

D’après les documents que nous possédons, nous le voyons faireconstruire le fourneau des alchimistes, l’athanor, acheter despélicans, des creusets et des cornues. Il établit des laboratoiresdans l’une des ailes de son château et il s’y enferme avec Antoinede Palerme, François Lombard, Jean Petit, orfèvre de Paris, quis’emploient, jours et nuits, à la coction du grand oeuvre.

Rien ne réussit; à bout d’expédients, ces hermétistesdisparaissent et c’est alors, à Tiffauges, un incroyableva-et-vient de souffleurs et d’adeptes. Il en arrive de tous lespoints de la Bretagne, du Poitou, du Maine, seuls ou escortés denoueurs d’aiguillettes et de sorcières. Gilles de Sillé, Roger deBricqueville, cousins et amis du maréchal, parcourent les environs,rabattent le gibier vers Gilles, tandis qu’un prêtre de sachapelle, Eustache Blanchet, part en Italie, où les manieurs demétaux abondent.

En attendant, Gilles de Rais, sans se décourager, continue sesexpériences qui, toutes, ratent; il finit par croire que décidémentles magiciens ont raison, qu’aucune découverte n’est, sans l’aidede Satan, possible.

Et, une nuit, avec un sorcier arrivé de Poitiers, Jean de laRivière, il se rend dans une forêt qui avoisine le château deTiffauges. Il demeure, avec ses serviteurs Henriet et Poitou, surla lisière du bois où le sorcier pénètre. La nuit est lourde etsans lune; Gilles s’énerve à scruter les ténèbres, à écouter lepesant repos de la campagne muette; ses compagnons terrifiés seserrent, l’un contre l’autre, frémissent et chuchotent, au moindrevent. Tout à coup, un cri d’angoisse s’élève. Ils hésitent,s’avancent, en tâtonnant, dans le noir, aperçoivent, en une lueurqui saute, La Rivière, exténué, tremblant, hagard, près de salanterne. Il raconte, à voix basse, que le diable a surgi sous laforme d’un léopard, mais qu’il a passé auprès de lui, sans même leregarder, sans rien lui dire.

Le lendemain, ce sorcier prend la fuite, mais un autre arrive.C’est un trompette du nom de du Mesnil. Il exige que Gilles signede son sang une cédule dans laquelle il s’engage à donner au diabletout ce qu’il voudra, « hormis sa vie et son âme », mais bien quepour aider aux maléfices, Gilles consente à faire chanter dans sachapelle, à la fête de la Toussaint, l’office des damnés, Satann’apparaît pas.

Le maréchal commençait à douter du pouvoir de ses magiciens,quand une nouvelle opération qu’il tenta le convainquit que parfoisle démon se montre.

Un évocateur, dont le nom est perdu, se réunit à Tiffauges, dansune chambre, avec Gilles et de Sillé.

Sur le sol, il trace un grand cercle et commande à ses deuxcompagnons d’entrer dedans.

Sillé refuse; poigné par une terreur qu’il ne s’explique pas, ilse met à frémir de tous ses membres, se réfugie près de la croiséequ’il ouvre, murmure tout bas des exorcismes.

Gilles plus hardi se tient au milieu du cercle; mais, auxpremières conjurations, il frissonne à son tour et veut faire lesigne de la croix. Le sorcier lui ordonne de ne pas bouger. A unmoment, il se sent saisi à la nuque; il s’effare, vacille, supplieNotre-Dame la Vierge de le sauver. L’évocateur, furieux, le jettehors du cercle; il s’élance par la porte, de Sillé, par la fenêtre;ils se retrouvent en bas, restent béants, car des hurlements sedressent dans la chambre où le magicien opère. « Un bruit d’épéestombant à coups durs et pressés sur une couette » se fait entendre,puis des gémissements, des cris de détresse, l’appel d’un hommequ’on assassine.

Epouvantés, ils demeurent aux écoutes, puis quand le vacarmecesse, ils se hasardent, poussent la porte, trouvent le sorcierétendu sur le parquet, roué de coups, le front fracassé, dans desflots de sang.

Ils l’emportent; Gilles, plein de pitié, le couche dans sonpropre lit, l’embrasse, le panse, le fait confesser, de peur qu’ilne trépasse. Il reste quelques jours entre la vie et la mort, finitpar se rétablir et il se sauve.

Gilles désespérait d’obtenir du diable la recette du souverainmagistère, quand Eustache Blanchet lui annonce son retour d’Italie;il amène le maître de la magie florentine, l’irrésistible évocateurdes démons et des larves, François Prélati.

Celui-là stupéfia Gilles. Il avait à peine vingt-trois ans et ilétait l’un des hommes les plus spirituels, les plus érudits, lesplus raffinés du temps. Qu’avait-il fait avant de venir s’installerà Tiffauges et d’y commencer, avec le Maréchal, la plusépouvantable série de forfaits qui se puisse voir? Soninterrogatoire dans le procès criminel de Gilles ne nous fournitpas des renseignements bien détaillés sur son compte. Il était nédans le diocèse de Lucques, à Pistoie, avait été ordonné prêtre parl’Evêque d’Arezzo. Quelque temps après son entrée dans lesacerdoce, il était devenu l’élève d’un thaumaturge de Florence,Jean de Fontenelle, et il avait souscrit un pacte avec un démonnommé Barron. A partir de ce moment, cet abbé insinuant et disert,docte et charmant, avait dû se livrer aux plus abominables dessacrilèges et pratiquer le rituel meurtrier de la magie noire.

Toujours est-il que Gilles s’éprend de cet homme; les fourneauxéteints se rallument; cette pierre des sages que Prélati a vue,flexible, cassante, rouge, sentant le sel marin calciné, ils lacherchent, à eux deux furieusement, en invoquant l’Enfer.

Les incantations demeurent vaines. Gilles, désolé, les redouble;mais elles finissent par tourner mal; un jour Prélati manque d’ylaisser ses os.

Une après-midi, Eustache Blanchet aperçoit, dans une galerie duchâteau, le Maréchal tout en larmes; des plaintes de suppliciés’entendent à travers la porte d’une chambre où Prélati évoque leDiable.

– Le Démon est là qui bat mon pauvre François; je t’en supplie,entre, s’écrie Gilles; mais Blanchet effrayé refuse. Alors Gillesse décide, malgré sa peur; il va forcer la porte quand elle s’ouvreet Prélati trébuche, sanglant, dans ses bras. Il put, soutenu parses deux amis, gagner la chambre du Maréchal où on le coucha; maisles coups qu’il avait reçus furent si violents qu’il délira; lafièvre s’accrut. Gilles, désespéré, s’installa près de lui, lesoigna, le fit confesser, pleura de bonheur, lorsqu’il ne fut plusen danger de mort.

Ce fait qui se renouvelle du sorcier inconnu et de Prélati,dangereusement blessés, en une chambre vide, dans des circonstancesidentiques, c’est tout de même étonnant, se disait Durtal.

Et les documents qui relatent ces faits sont authentiques; cesont les pièces mêmes du procès de Gilles; d’autre part, les aveuxdes accusés, les dépositions des témoins concordent; et il estimpossible d’admettre que Gilles, que Prélati, aient menti, car enconfessant ces évocations sataniques, ils se condamnaient,eux-mêmes, à être brûlés vifs.

S’ils avaient encore déclaré que le Malin leur était apparu,qu’ils avaient été visités par des succubes; s’ils avaient affirméavoir entendu des voix, senti des odeurs, touché même un corps,l’on pourrait admettre des hallucinations semblables à celles decertains sujets de Bicêtre; mais, ici, il ne peut y avoirdétraquement des sens, visions morbides, car les blessures, lamarque des coups, le fait matériel, visible et tangible, estlà.

On peut se figurer combien le mystique qu’était Gilles de Raisdut croire à la réalité du diable, après avoir assisté à depareilles scènes!

Malgré ses échecs, il ne pouvait donc douter – et Prélati, àmoitié assommé, devait douter moins encore – que s’il plaisait àSatan, ils trouveraient enfin cette poudre qui les comblerait derichesses et les rendrait même presque immortels, car à cetteépoque, la pierre philosophale passait non seulement pour transmuerles métaux vils, tels que l’étain, le plomb, le cuivre, en desmétaux nobles comme l’argent et l’or, mais encore pour guérirtoutes les maladies et prolonger, sans infirmités, la vie jusqu’auxlimites jadis assignées aux patriarches.

Quelle singulière science! ruminait Durtal, en relevant latrappe de sa cheminée et en se chauffant les pieds; malgré lesrailleries de ce temps qui, en fait de découvertes, n’exhume quedes choses déjà perdues, la philosophie hermétique n’est pasabsolument vaine.

Sous le nom d’isométrie, le maître de la chimie contemporaine,Dumas, reconnaît les théories des alchimistes exactes et Berthelotdéclare « que nul ne peut affirmer que la fabrication des corpsréputés simples soit impossible à priori » .

Puis il y a eu des actes contrôlés, des faits certains. En susde Nicolas Flamel qui semble bien, en effet, avoir réussi le grandoeuvre, au dix-septième siècle, le chimiste Van Helmont reçoit d’uninconnu un quart de grain de pierre philosophale et, avec ce grain,il transforme huit onces de mercure en or.

A la même époque, Helvétius qui combat le dogme des spagiriquesreçoit également d’un autre inconnu une poudre de projection aveclaquelle il convertit un lingot de plomb en or. Helvétius n’étaitpas précisément un jobard et Spinosa qui vérifia l’expérience et enattesta l’absolue véracité n’était cependant, lui non plus, ni ungobe-mouche, ni un béjaune!

Que penser enfin de cet homme mystérieux, de cet AlexandreSethon qui, sous le nom du cosmopolite, parcourt l’Europe, opérantdevant les princes, en public, transformant tous les métaux en or?Emprisonné par Christian Ii, électeur de Saxe, cet alchimiste dontle mépris des richesses était avéré, car jamais il ne gardait l’orqu’il créait et il vivait comme un pauvre, en priant Dieu, cetalchimiste supporta, tel qu’un saint, le martyre; il se laissabattre de verges, percer avec des pointes, refusa de livrer unsecret, qu’il prétendait, ainsi que Nicolas Flamel, tenir duSeigneur même!

Et dire qu’à l’heure actuelle, ces recherches se continuent!Seulement, la plupart des hermétiques renient les vertus médicaleset divines de la fameuse pierre. Ils pensent simplement que legrand magistère est un ferment qui, jeté dans les métaux en fusion,produit une transformation moléculaire semblable à celles que lesmatières organiques subissent lorsque, à l’aide d’une levure, ellesfermentent.

Des Hermies, qui connaît ce monde-là, soutient que plus dequarante fourneaux alchimiques sont à présent allumés en France etque dans le Hanovre, dans la Bavière, les adeptes sont plusnombreux encore.

Ont-ils retrouvé l’incomparable secret des anciens âges? -C’est, malgré certaines affirmations, peu probable, puisquepersonne ne fabrique par artifice ce métal dont les origines sontsi bizarres, si douteuses qu’en un procès qui eut lieu, au mois denovembre 1886, à Paris, entre des bailleurs de fonds et M. Popp, leconstructeur des horloges pneumatiques de la ville, des chimistesde l’école des mines, des ingénieurs, déclarèrent à l’audience quel’on pouvait extraire l’or des pierres meulières; si bien que lesmurs qui nous abritent seraient placers et que des pépites secacheraient dans les mansardes!

C’est égal, reprit-il, en souriant, ces sciences-là ne sont paspropices, car il songeait à un vieillard qui avait installé aucinquième étage d’une maison de la rue Saint-jacques un laboratoired’alchimiste.

Cet homme, nommé Auguste Redoutez, travaillait, toutes lesaprès-midi, à la Bibliothèque Nationale, sur les oeuvres de NicolasFlamel; le matin et le soir, il poursuivait près de ses fourneauxla recherche du grand oeuvre.

Le 16 mars de l’an dernier, il sortit de la Bibliothèque avec unvoisin de table et lui déclara, en route, qu’il était enfinpossesseur du fameux secret. Arrivé dans son cabinet, il jeta desmorceaux de fer dans une cornue, fit une projection, obtint descristaux couleur de sang. L’autre examina les sels et plaisanta;alors l’alchimiste, devenu furieux, se rua sur lui, le frappa àcoups de marteau, dut être garrotté et emporté, séance tenante, àSainte-Anne.

Au seizième siècle, au Luxembourg, on rôtissait les initiés dansdes cages de fer; le siècle suivant, en Allemagne, on lesbranchait, vêtus d’une robe de paillons, à des poteaux dorés;maintenant qu’on leur fiche la paix, ils deviennent fous!Décidément cela finit tristement, conclut Durtal.

Il se leva pour aller ouvrir la porte, car la sonnette tintait;il revint avec une lettre apportée par le concierge.

Il l’ouvrit. Qu’est-ce que c’est que cela? Fit-il étonné,lisant:

« Monsieur,

« Je ne suis ni une aventurière, ni une femme d’esprit se grisantde causeries comme d’autres de liqueurs et de parfums, ni unechercheuse d’aventures. Je suis encore moins une vulgaire curieusetenant à constater si un auteur a le physique de son oeuvre, nirien enfin de ce que vous fournirait le champ des suppositionspossibles. La vérité c’est que je viens de lire votre dernierroman…  »

– Elle y a mis le temps, car voilà plus d’une année qu’il aparu, murmura Durtal.

« … douloureux comme les battements d’une âme qu’on emprisonne… »

– Ah zut! – passons les compliments; ils portent à faux dureste, comme toujours!

« … Et maintenant, monsieur, bien que je pense qu’il y aitinfailliblement folie et bêtise à vouloir réaliser un désir,voulez-vous qu’une de vos soeurs en lassitude vous rencontre, unsoir, à l’endroit que vous désignerez, après quoi, nousretournerons, chacun, dans notre intérieur, dans l’intérieur desgens destinés à tomber parce qu’ils ne sont pas placés dansl’alignement. Adieu, monsieur, soyez assuré que je vous tiens pourquelqu’un dans ce siècle de sous effacés.

« Ignorant si ce billet aura une réponse, je m’abstiens de mefaire connaître. Ce soir, une bonne passera chez votre concierge,et demandera s’il y a une réponse au nom de Mme Maubel. »

– Hum! fit Durtal, en repliant la lettre. Je la connais,celle-là; ce doit être une de ces très anciennes dames qui placentdes lots oubliés de caresses, des warrants d’âme! Quarante-cinqans, pour le moins; sa clientèle se compose ou de petits jeunesgens toujours satisfaits, s’ils ne payent point, ou de gens delettres, peu difficiles à contenter, car la laideur des maîtresses,dans ce monde-là, est proverbiale! – A moins que ce ne soit unesimple mystification; – mais de qui? Et dans quel but? Puisque jene connais plus maintenant personne!

Dans tous les cas, il n’y a qu’à ne pas répondre.

Mais, malgré lui, il rouvrit cette lettre. Voyons, qu’est-ce queje risque? Se dit-il; si cette dame veut me vendre un trop vieuxcoeur, rien ne m’oblige à l’acquérir; j’en serai quitte pour allerà un rendez-vous.

Oui, mais où le lui fixer ce rendez-vous? Ici, non; une foischez moi, l’affaire se complique, car il est plus difficile demettre une femme à la porte que de la lâcher dans un coin de rue.Si je lui indiquais justement l’angle de la rue de Sèvres et de larue de la Chaise, le long du mur de l’Abbaye-aux-bois; c’estsolitaire et puis c’est à deux pas d’ici. Voyons, commençonsd’abord par lui répondre, mais vaguement, sans indiquer de lieuprécis; nous résoudrons cette question-là, plus tard, après saréponse. Et il écrivit une lettre dans laquelle il parlait, luiaussi, de sa lassitude d’âme, déclarait cette entrevue inutile, caril n’attendait plus rien, ici-bas, d’heureux.

Je vais ajouter que je suis souffrant, cela fait toujours bienet puis ça peut excuser, au besoin, des défaillances, se dit-il, enroulant une cigarette.

Là, ça y est; – ce n’est pas bien encourageant pour elle… oh! Etpuis… Voyons, quoi encore? – Eh! Pour éviter le futur crampon, jene ferai pas mal de lui laisser entendre aussi qu’une liaisonsérieuse et soutenue avec moi n’est pas, pour des raisons defamille, possible, et en voilà assez pour une fois…

Il plia sa lettre et griffonna l’adresse.

Puis il la tint entre ses doigts et réfléchit. Décidément c’estune bêtise de répondre; est-ce qu’on sait? Est-ce qu’on peutprévoir dans quels guêpiers mènent ces entreprises? Il savaitpourtant bien que, quelle qu’elle soit, la femme est un haras dechagrins et d’ennuis. Si elle est bonne, elle est souvent par tropbête, ou alors elle n’a pas de santé ou bien encore elle estdésolamment féconde, dès qu’on la touche. Si elle est mauvaise,l’on peut s’attendre, en plus, à tous les déboires, à tous lessoucis, à toutes les hontes. Ah! quoi qu’on fasse, on écope!

Il se régurgita les souvenirs féminins de sa jeunesse, serappela les attentes et les mensonges, les carottes et lescocuages, l’impitoyable saleté d’âme des femmes encore jeunes! Non,décidément, ce n’est plus de mon âge, ces choses-là. – Oh! et puis,pour ce que j’ai besoin maintenant des femmes!

Mais, malgré tout, cette inconnue l’intéressait. Qui sait? Elleest peut-être jolie? Elle est peut-être aussi, par extraordinaire,pas trop rosse; rien ne coûte de vérifier. Et il relut la lettre.Il n’y a pas de fautes d’orthographe; – l’écriture n’est pointcommerciale; les idées sur mon livre sont médiocres, mais, dame, onne peut pas lui demander de s’y connaître! – ça sent discrètementl’héliotrope, reprit-il, en flairant l’enveloppe.

Eh! Au petit bonheur! Et en descendant pour déjeuner, il déposasa réponse chez le concierge.

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