Là-bas

Chapitre 17

 

Vers la fin de l’après-midi, Durtal interrompit son travail etmonta aux tours de Saint-Sulpice.

Il trouva Carhaix étendu dans une chambre qui attenait à celleoù d’habitude ils dînaient. Ces pièces étaient semblables, avecleurs murs de pierre, sans papier de tenture, et leurs plafonds envoûte; seulement, la chambre à coucher était plus sombre; lacroisée ouvrait sa demi roue, non plus sur la place Saint-sulpice,mais sur le derrière de l’église dont le toit la noyait d’ombre.Cette cellule était meublée d’un lit de fer, garni d’un sommiermusical et d’un matelas, de deux chaises de canne, d’une tablerecouverte d’un vieux tapis. Au mur nu, un crucifix sans valeur,fleuri de buis sec, et c’était tout.

Carhaix était assis sur son séant dans son lit et il parcouraitdes papiers et des livres. Il avait les yeux plus aqueux, le visageplus blême que de coutume; sa barbe, qui n’était pas rasée depuisplusieurs jours, poussait en taillis grisonnants sur ses jouescaves; mais un bon sourire rendait affectueux, presque avenants sespauvres traits.

Aux questions que lui posa Durtal, il répondit: – Ce n’est rien;des Hermies m’autorise à me lever demain; mais quelle affreusedrogue! – Et il montra une potion dont il prenait une cuillerée,d’heure en heure.

– Qu’avalez-vous là? demanda Durtal.

Mais le sonneur l’ignorait. Pour lui éviter sans doute desfrais, des Hermies lui apportait lui-même la bouteille à boire.

– Vous vous ennuyez au lit?

– Vous pensez! Je suis obligé de confier mes cloches à un aidequi ne vaut rien. Ah! si vous l’entendiez sonner! Moi, ça me donnedes frissons, ça me crispe…

– Ne te fais donc pas ainsi du mauvais sang, dit la femme; dansdeux jours, tu pourras les sonner, toi-même, tes cloches!

Mais il poursuivait ses plaintes. – Vous ne savez pas, vousautres; voilà des cloches qui ont l’habitude d’être bien traitées;c’est comme les bêtes, ces instruments-là, ça n’obéit qu’à sonmaître. Maintenant elles déraisonnent, elles brimballent, ellessonnent la gouille; c’est tout juste si d’ici je reconnais leursvoix!

– Que lisez-vous? fit Durtal qui voulait détourner laconversation d’un sujet qu’il sentait pénible.

– Mais des volumes écrits sur elles! Ah! tenez, monsieur Durtal,j’ai là des inscriptions qui sont d’une beauté vraiment rare.Ecoutez, reprit-il, en ouvrant un livre traversé par des signets,écoutez cette phrase écrite en relief sur la robe de bronze de lagrosse cloche de Schaffouse: « J’appelle les vivants, je pleure lesmorts, je romps la foudre. » Et cette autre donc qui figurait surune vieille cloche du beffroi de Gand: « Mon nom est Rolande; quandje tinte, c’est l’incendie; quand je sonne, c’est la tempête dansles Flandres. »

– Oui, celle-là ne manque pas d’une certaine allure, approuvaDurtal.

– Eh bien! C’est encore fichu! maintenant les richards fontinscrire leurs noms et leurs qualités sur les clochent dont ilsdotent les églises; mais ils ont tant de qualités et de titresqu’il ne reste plus de place pour la devise. L’on manquevéritablement d’humilité, dans ce temps-ci!

– Si l’on ne manquait que d’humilité! soupira Durtal.

– Oh! reprit Carhaix tout à ses cloches, s’il n’y avait quecela! Mais à ne plus rien faire, les cloches se rouillent, le métalne s’écrouit pas et vibre mal; autrefois ces auxiliairesmagnifiques du culte chantaient sans cesse; on sonnait les heurescanoniales: matines et laudes, avant le lever du jour; prime, dèsl’aube; tierce, à neuf heures; sexte, à midi; none, à trois heureset encore les vêpres et les complies; aujourd’hui, on annonce lamesse du curé, les trois angélus, du matin, de midi et du soir,parfois des saluts, et, certains jours, on lance quelques voléespour des cérémonies prescrites, et c’est tout. Il n’y a plus quedans les couvents où les cloches ne dorment pas, car là, du moins,les offices de nuit persistent!

– Laisse donc cela, dit sa femme, en lui tassant l’oreiller dansle dos. Quand tu t’agiteras ainsi, ça ne t’avancera à rien et tu teferas mal.

– C’est juste, fit-il résigné; mais que veux-tu, l’on reste unhomme de révolte, un vieux pécheur que rien n’apaise; et il sourità sa femme qui lui apportait une cuillerée de potion à boire.

On sonna. Mme Carhaix s’en fut ouvrir et introduisit un prêtrehilare et rouge qui, d’une grosse voix cria: c’est l’échelle duparadis, cet escalier! que je souffle! Et il tomba dans un fauteuilet s’éventa.

– Eh bien, mon ami, dit-il enfin, en entrant dans la chambre àcoucher, j’ai appris par le bedeau que vous étiez souffrant et jesuis venu.

Durtal l’examina. Une incompressible gaieté fendait cette facesanguine, aux joues peintes avec un rasoir, en bleu. Carhaix lesprésenta l’un à l’autre; ils échangèrent, le prêtre, un salutdéfiant et Durtal un salut froid.

Celui-ci se sentait gêné, de trop, dans les effusions del’accordant et de sa femme qui remerciaient à mains jointes cetabbé d’être monté. Il était évident que pour ce ménage, quin’ignorait point cependant les passions sacrilèges ou médiocres duclergé, l’ecclésiastique était l’homme d’élection, un hommetellement supérieur que, dès qu’il était là, les autres necomptaient plus.

Il prit congé; et, en descendant, il se disait: ce prêtrejubilant me fait horreur. Au reste, un prêtre, un médecin, un hommede lettres gais sont, à n’en pas douter, d’ignobles âmes, carenfin, ce sont eux qui voient de près les misères humaines, qui lesconsolent, les soignent, ou les décrivent. Si après cela, ils sedésopilent et pouffent, c’est un comble! Ce qui n’empêche, dureste, que quelques inconscients déplorent que le roman observé,vécu, vrai, soit triste, comme la vie qu’il représente. Ils levoudraient et jovial et gaulois et fardé, les aidant, dans leur baségoïsme, à leur faire oublier les désastreuses existences qui lesfrôlent!

C’est égal, Carhaix et sa femme sont tout de même de singulièresgens! Ils ploient sous le despotisme paterne des prêtres, – et il ya des moments où ça ne doit pas être drôle, – et ils les révèrentet les adorent! Mais voilà, ce sont des âmes blanches, des croyantset des humbles! Je ne connais pas cet abbé qui était là, mais ilest redondant et rubicond, il pète dans sa graisse et crève dejoie. Malgré l’exemple de Saint François D’Assise qui était gai, -ce qui me le gâte, du reste, – j’ai peine à m’imaginer que cetecclésiastique soit un être surélevé. Il est bon de dire qu’au fondil vaut mieux pour lui qu’il soit médiocre. Comment, s’il étaitautre, se ferait-il comprendre de ses ouailles? Et puis, s’il étaitsupérieur, il serait haï par ses collègues et persécuté par sonÉvêque!

En se causant ainsi, à bâtons rompus, Durtal atteignit le basdes tours. Il s’arrêta, sous le porche. Je croyais rester pluslongtemps là-haut, pensa-t-il; il n’est que cinq heures et demie;il faut que je tue au moins une demi-heure, avant que de me mettreà table.

Le temps était presque doux, les neiges étaient balayées; ilalluma une cigarette et musa sur la place.

Levant le nez, il chercha la fenêtre du sonneur et il lareconnut; seule, elle avait un rideau, parmi les autres arcs vitrésqui s’ouvraient au-dessus du perron. Quelle abominableconstruction! se dit-il, en contemplant l’église; quand on songeque ce carré, flanqué de deux tours, ose rappeler la forme de lafaçade de Notre-dame! Et quel gâchis! Poursuivit-il, en examinantles détails. Du parvis au premier étage, il y a des colonnesdoriques, du premier au deuxième, des colonnes ioniques à volutes;enfin, de la base au sommet de la tour même, des colonnescorinthiennes, à feuilles d’acanthe. Que peut bien signifier cesalmigondis d’ordres païens pour une église? Et encore celan’existe que pour la tour habitée par les cloches; l’autre n’estmême pas terminée, mais demeurée à l’état de tube fruste, elle estmoins laide!

Et ils se sont mis cinq ou six architectes pour ériger cetindigent amas de pierres! Pourtant, au fond, les Servandoni et lesOppernord ont été les Ezéchiel de la bâtisse, de vrais prophètes;leur oeuvre est une oeuvre de voyants, en avance sur ledix-huitième siècle, car c’est l’effort divinatoire du moellonvoulant symboliser, à une époque où les chemins de fer n’existaientpas, le futur embarcadère des railways, Saint-Sulpice, ce n’estpas, en effet, une église, c’est une gare.

Et l’intérieur du monument n’est ni plus religieux, ni plusartiste que le dehors; il n’y a vraiment dans tout cela que la caveaérienne du brave Carhaix qui me plaise! Puis il regarda autour delui; cette place est bien laide, reprit-il, mais qu’elle estprovinciale et intime! Sans doute, rien ne peut égaler la hideur dece séminaire qui dégage l’odeur rance et glacée d’un hospice. Lafontaine avec ses bassins polygones, ses vases à pot au feu, seslions pour têtes de chenets, ses prélats en niches, n’est point unchef-d’oeuvre, pas plus que cette mairie dont le styleadministratif vous couvre les yeux de cendre; mais sur cette place,comme dans les rues Servandoni, Garancière, Férou qui l’avoisinent,l’on respire une atmosphère faite de silence bénin et d’humiditédouce. ça sent le placard oublié et un peu l’encens. Cette placeest en parfaite harmonie avec les maisons des rues surannées quil’enserrent, avec les bondieuseries du quartiers, les fabriquesd’images et de ciboires, les librairies religieuses dont les livresont des couvertures couleur de pépin, de macadam, de muscade, debleu à linge!

Oui, c’est caduc et discret, conclut-il. La place était alorspresque déserte. Quelques femmes gravissaient le perron del’église, devant des mendiants qui murmuraient des patenôtres, ensecouant des sous dans des gobelets; un ecclésiastique, tenant sousson bras un livre revêtu de drap noir, saluait des dames aux yeuxblancs; quelques chiens galopaient; quelques enfants sepoursuivaient ou sautaient à la corde; les énormes omnibus chocolatde la Villette et le petit omnibus jaune miel de la ligned’Auteuil, partaient presque vides, tandis que, réunis devant leursvoitures, sur le trottoir, près d’un chalet de nécessité, descochers causaient; nul bruit, nulle foule et des arbres ainsi quesur le mail silencieux d’un bourg.

Voyons, se dit Durtal qui considérait à nouveau l’église, ilfaudra pourtant bien qu’un jour, alors qu’il fera moins froid etplus clair, je monte en haut de la tour; puis il hocha la tête. Aquoi bon? Paris à vol d’oiseau, c’était intéressant au Moyen Age,mais maintenant! J’apercevrai, comme au sommet des autres fûts, unamas de rues grises, les artères plus blanches des boulevards, lesplaques vertes des jardins et des squares et, tout au loin, desfiles de maisons qui ressemblent à des dominos alignés debout etdont les points noirs sont des fenêtres.

Et puis les édifices qui émergent de cette mare cahotée detoits, Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, Saint-Séverin,Saint-Étienne-du-Mont, la tour Saint-Jacques sont noyés dans ladéplorable masse des monuments plus neufs; – et je ne tiensnullement à contempler, en même temps, ce spécimen de l’art desmarchandes à la toilette qu’est l’Opéra, cette arche de pont qu’estl’arc de Triomphe, et ce chandelier creux qu’est la TourEiffel!

C’est assez de les voir séparément, en bas, sur le pavé, à destournants de rues.

Si j’allais dîner, car enfin, j’ai rendez-vous avec Hyacinthe etil faut qu’avant huit heures, je sois rentré.

Il s’en fut chez un marchand de vins du voisinage où la salle,dépeuplée à six heures, permettait de discuter avec soi-mêmetranquillement, en mangeant des viandes demeurées saines et enbuvant des breuvages pas trop mal teints. Il pensait à MmeChantelouve et surtout au chanoine Docre. Le côté mystérieux de ceprêtre le hantait. Que pouvait-il se passer dans la cervelle d’unhomme qui s’était fait dessiner un Christ sous la plante des piedspour le mieux fouler?

Quelle haine cela révélait! Lui en voulait-il de ne pas luiavoir donné les extases bienheureuses d’un saint, ou, plushumainement, de ne pas l’avoir élevé aux plus hautes dignités dusacerdoce? évidemment, le dépit de ce prêtre était désordonné etson orgueil était immense. Il ne devait même pas être fâché d’êtreun objet de terreur et de dégoût, car il était ainsi quelqu’un.Puis, pour une âme foncièrement scélérate, telle que celle-làsemblait l’être, quelles joies que de pouvoir faire languir sesennemis, par d’impunissables envoûtements, dans les souffrances!Enfin le sacrilège exalte en des allégresses furieuses, en desvoluptés démentielles que rien n’égale. C’est, depuis le Moyen Age,le crime des lâches, car la justice humaine ne le poursuit plus etl’on peut impunément le commettre, mais il est le plus excessif detous pour un croyant et Docre croit au Christ puisqu’il lehait!

Quel monstrueux prêtre! – Et quelles ignobles relations il asans doute eues avec la femme de Chantelouve! Oui, mais comment lafaire parler, celle-là? Elle m’a, en somme, très nettement notifiéson refus de s’expliquer sur ce sujet, l’autre jour. En attendant,comme je n’ai nulle envie de subir, ce soir, le péché de sesfredaines, je vais lui déclarer que je suis souffrant et qu’unrepos absolu m’est nécessaire.

Et il le fit, lorsqu’elle vint, une heure après qu’il fut rentréchez lui.

Elle lui proposa une tasse de thé et, sur son refus, elle ledorlota, en l’embrassant. Puis, s’écartant un peu:

– Vous travaillez trop; vous auriez besoin de vous distraire;allons, pour tuer le temps, si vous me faisiez un peu la cour, carenfin c’est moi qui joue, sans me lasser, ce rôle! – non? Cetteidée ne vous déride pas? Cherchons autre chose. – Voulez-vous quenous entamions une partie de cache-cache avec le chat? Vous haussezles épaules; eh bien, puisque rien ne réussit à éclairer votre minegrognonne, causons de votre ami, de des Hermies, quidevient-il?

– Mais rien de particulier.

– Et ses expériences avec la médecine Mattéï?

– J’ignore s’il les continue.

– Allons, je vois que ce sujet est déjà épuisé. Savez-vous quevos réponses ne sont pas encourageantes, mon cher.

– Mais, fit-il, il peut arriver à tout le monde de ne pasrépondre longuement à des questions. Je connais même certainepersonne qui abuse quelquefois de ce laconisme, alors que surcertain chapitre on l’interroge.

– Sur un chanoine, par exemple.

– Vous l’avez dit.

Elle croisa tranquillement les jambes.

– Cette personne avait sans doute des raisons pour se taire;mais si cette personne tient réellement à obliger celle quil’interroge, peut-être s’est-elle, depuis le dernier entretien,donné beaucoup de mal pour la satisfaire.

– Voyons, ma chère Hyacinthe, expliquez-vous, dit-il, la faceréjouie, en lui serrant les mains.

– Avouez que si je vous mettais ainsi l’eau à la bouche, à seulefin de ne plus avoir devant les yeux un visage bougon, j’auraisbien réussi.

Il gardait le silence, se demandant si elle se fichait de lui,ou bien si réellement, elle consentait à parler.

– Ecoutez, reprit-elle; je maintiens ma décision de l’autresoir; je ne vous permettrai pas de vous lier avec le chanoineDocre; mais, à un moment fixé, je puis, sans que vous entriez enrelations avec lui, vous faire assister à la cérémonie que vousdésirez le plus connaître.

– A la Messe Noire?

– Oui; avant huit jours, Docre aura quitté Paris; si vous levoyez, une fois avec moi, jamais plus après vous ne le reverrez.Conservez donc vos soirées libres pendant une huitaine; quandl’instant sera venu, je vous ferai signe; mais vous pouvez meremercier, mon ami, car pour vous être utile, j’enfreins les ordresde mon confesseur que je n’ose plus revoir et je me damne!

Il l’embrassa gentiment, la câlina, puis:

– C’est donc sérieux, c’est donc bien réellement un monstre quecet homme?

– J’en ai peur, – dans tous les cas, je ne souhaite de l’avoirpour ennemi à personne!

– Dame! s’il envoûte les gens comme Gévingey!

– Certes, et je ne voudrais pas être à la place del’astrologue.

– Vous y croyez donc! – Voyons, comment opère-t-il, avec le sangdes souris, les hachis ou les huiles?

– Tiens, vous savez cela. – Il se sert, en effet, de cessubstances; il est même un des seuls qui puisse les manipuler, carl’on s’empoisonne fort bien avec; il en est de même que desmatières explosibles si dangereuses à manier pour ceux qui lespréparent; mais souvent, lorsqu’il s’attaque à des êtres sansdéfense, il use de recettes plus simples. Il distille des extraitsde poisons et il y ajoute de l’acide sulfurique pour bouillonnerdans la plaie; alors il trempe dans ce composé la pointe d’unelancette avec laquelle il fait piquer sa victime par un espritvolant ou une larve. C’est l’envoûtement ordinaire, connu, celuides Rose-croix et autres débutants en Satanisme.

Durtal se mit à rire. – Mais, ma chère, à vous entendre, onexpédierait à distance la mort, ainsi qu’une lettre.

– Et certaines maladies telles que le choléra, on ne les dépêchepas par lettres? Demandez aux services sanitaires qui désinfectentpendant les épidémies les envois de poste!

– Je ne dis pas le contraire, mais le cas n’est pas le même.

– Si, puisque c’est la question de transmission, d’invisibilité,de distance, qui vous étonne!

– Ce qui m’étonne surtout, c’est de voir les Rose-croix mêlés àcette affaire. Je vous avoue que je ne les avais jamais considérésque comme de doux jobards ou de funéraires farceurs.

– Mais, toutes les sociétés sont formées de jobards, et, à leurtête, il y a toujours des farceurs qui les exploitent. Or c’est lecas des Rose-croix; cela n’empêche point que leurs chefs tentent ensecret le crime. Il n’y a pas besoin d’être érudit ou intelligentpour pratiquer le rituel des maléfices. Dans tous les cas, et celaje l’affirme, il y a parmi eux un ancien homme de lettres que jeconnais. Celui-là vit avec une femme mariée et ils passent leurtemps, elle et lui, à essayer de tuer le mari par envoûtement.

– Tiens, mais c’est très supérieur au divorce, cesystème-là!

Elle le regarda et fit la moue.

– Je ne parlerai plus, dit-elle, car je vois que vous vousmoquez de moi, vous ne croyez à rien…

– Mais non, je ne ris pas, car je n’ai pas des idées bienarrêtées là-dessus. J’avoue qu’au premier abord, tout cela mesemble pour le moins improbable; mais quand je songe que tous lesefforts de la science moderne ne font que confirmer les découvertesde la magie d’antant, je reste coi. C’est vrai, reprit-il, après unsilence, pour ne citer qu’un fait: a-t-on assez ri de ces femmeschangées en chattes, au Moyen Age? Eh bien, l’on a récemment amenéchez M. Charcot une petite fille qui, subitement, courait à quatrepattes, bondissait, miaulait, griffait et jouait ainsi qu’unechatte. Cette métamorphose est donc possible! Non, on ne sauraittrop le répéter, la vérité c’est qu’on ne sait rien, et que l’onn’a le droit de ne rien nier; mais pour en revenir à vosRose-croix, ils se dispensent, avec ces formules purementchimiques, du sacrilège?

– C’est-à-dire que leurs vénéfices, en supposant qu’ils sachentassez bien les apprêter, pour qu’ils réussissent, – ce dont jedoute, – sont faciles à vaincre; toutefois cela ne signifie pointque ce groupe dans lequel figure un véritable prêtre, ne se servepas au besoin d’eucharisties souillées.

– Ça doit encore être un bien joli prêtre, celui-là! – Mais,puisque vous êtes si renseignée, savez-vous aussi comment l’onconjure les maléfices?

– Oui et non; je sais que lorsque les poisons sont scellés parle sacrilège, lorsque l’opération a été faite par un maître, parDocre, ou par l’un des princes de la magie à Rome, il est trèsmalaisé de leur opposer un antidote. On m’a cependant cité uncertain abbé, à Lyon, qui réussit, à peu près seul, à l’heureactuelle, ces difficiles cures.

– Le Docteur Johannès!

– Vous le connaissez?

– Non, mais Gévingey qui est parti chez lui pour se guérir m’ena parlé.

– Eh bien, j’ignore comment celui-là s’y prend; ce que je sais,c’est que les maléfices qui ne sont point compliqués de sacrilègessont évités, la plupart du temps, par la loi du retour. On renvoiele coup à celui qui le porte; il existe encore, à l’heure actuelle,deux églises, l’une en Belgique et l’autre en France où, lorsqu’onva prier devant une statue de la Vierge, le sort qui vous a lésérebondit sur vous et va frapper votre adversaire.

– Bah!

– Oui, l’une de ces églises est à Tougres, à dix-huit kilomètresde Liège, et elle porte même le nom de Notre-Dame de Retour;l’autre est l’église de L’Epine, un petit village près de Châlons.Cette église a été autrefois bâtie pour conjurer les vénéfices quel’on pratiquait à l’aide d’épines qui poussaient dans ce pays etservaient à transpercer des images découpées en forme de coeur.

– Près de Châlons, dit Durtal, qui cherchait dans sa mémoire. Ilme semble, en effet, que des Hermies m’a signalé, à propos del’envoûtement par le sang des souris blanches, des cerclesdiaboliques installés dans cette ville.

– Oui, cette contrée a été, de tout temps, l’un des foyers lesplus véhéments du Satanisme.

– Vous êtes joliment ferrée sur la matière; c’est Docre qui vousa infusé cette science?

– Je lui dois, en effet, le peu que je vous débite; il m’avaitprise en affection, et il voulait même faire de moi son élève. -J’ai refusé et j’en suis maintenant contente, car je me souciebeaucoup plus que jadis d’être constamment en état de péchémortel.

– Et la Messe Noire, vous y avez assisté?

– Oui, et je vous le dis d’avance, vous regretterez d’avoir vud’aussi terribles choses. C’est un souvenir qui reste et faithorreur, même… surtout… lorsque l’on ne prend pas partpersonnellement à ces offices.

Il la regarda. Elle était pâle et ses yeux enfumésbattaient.

– Vous l’aurez voulu, reprit-elle, vous ne pourrez donc vousplaindre, si le spectacle vous épouvante ou vous écoeure.

Il resta un peu interloqué par le ton sourd et triste de savoix.

– Mais lui, enfin, ce Docre, d’où sort-il, qu’a-t-il faitautrefois, comment est-il ainsi devenu un maître du Satanisme?

– Je l’ignore, je l’ai connu prêtre habitué à Paris, puisconfesseur d’une reine en exil. Il a eu d’horribles histoires quegrâce à des protections, l’on a étouffées, sous l’empire. Il a étéinterné à la Trappe, puis chassé du clergé, excommunié par Rome.J’ai également appris qu’il avait été, plusieurs fois, accuséd’empoisonnement, mais acquitté, car les tribunaux n’ont jamaisréussi à faire la preuve. Aujourd’hui, il vit je ne sais comment,dans l’aisance, et voyage beaucoup avec une femme qui lui sert devoyante; pour tout le monde, c’est un scélérat, mais il est savantet pervers et puis il est si charmant!

– Oh! fit-il, comme votre voix, comme vos yeux changent! Avouezque vous l’aimez!

– Non – je ne l’aime plus, car pourquoi ne vous le dirai-je pas,nous étions fous l’un de l’autre, à un moment!

– Et maintenant?

– Maintenant, c’est fini, je vous le jure; nous sommes restésamis et c’est tout.

– Mais alors vous êtes allée souvent chez lui. Etait-ce au moinscurieux, avait-il un intérieur hétéroclite?

– Non, c’était confortable et c’était propre. Il possédait uncabinet de chimiste, une bibliothèque immense; le seul livrecurieux qu’il me montra, ce fut un office sur parchemin de la MesseNoire. Il y avait des enluminures admirables, une reliure fabriquéeavec la peau tannée d’un enfant mort sans baptême, estampée surl’un de ses plats, ainsi que d’un fleuron, d’une grande hostieconsacrée dans une Messe Noire.

– Et que contenait ce manuscrit?

– Je ne l’ai pas lu.

Ils gardèrent le silence, puis elle lui prit les mains.

– Vous voici remis, dit-elle; je savais bien que je vousguérirais de votre mine grise. Avouez, tout de même, que je suisbonne enfant de ne pas me fâcher.

– Vous fâchez? et pourquoi?

– Mais parce que c’est fort peu flatteur pour une femme, jesuppose, de n’arriver à dérider un homme que lorsqu’on l’entretientd’un autre!

– Mais non, mais non, dit-il, en l’embrassant doucement sur lesyeux.

– Laisse, fit-elle, tout bas, cela m’énerve et il faut que jeparte, car il est tard.

Elle soupira et s’en fut, le laissant ahuri, se demandant unefois de plus, dans quel amas de vase la vie de cette femme avaitplongé.

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