Là-bas

Chapitre 11

 

Contrairement à ses prévisions, il dormit à poings fermés, toutela nuit, et il se réveilla, le lendemain, lucide et agaillardi,très calme. Cette scène de la veille, qui devait exacerber sessens, produisit l’effet absolument contraire; la vérité c’est queDurtal n’était nullement de ceux que les obstacles attirent. Ilessayait, une seule fois, de foncer dessus et, dès qu’il jugeait neles pouvoir culbuter, il s’écartait, sans aucun désir de renouvelerla lutte. Si Mme Chantelouve avait voulu l’affiler plus encore parces escales ménagées et ces retards, elle avait fait fausse route.Il s’émoussait, se sentait, ce matin-là, déjà ennuyé de cesmimiques, las de ces attentes.

Une pointe d’aigreur commençait à se mêler aussi à sesréflexions. Il en voulait à cette femme de l’avoir ainsi lanternéet il s’en voulait à lui-même de s’être laissé berner de la sorte.Puis certaines phrases dont l’impertinence ne l’avait pas toutd’abord surpris, le froissaient maintenant. Celle où, à propos deses rires nerveux, Mme Chantelouve avait, sur un ton négligent,répondu:  » cela me prend souvent dans les omnibus « ; cette autresurtout où elle affirmait n’avoir besoin, ni de sa permission, nide sa personne, pour le posséder, lui semblaient pour le moinsmalséantes, adressées à un homme qui n’avait pas couru après elleet qui ne l’avait enlacée en somme par aucune avance.

– Toi, dit-il, je te materai, dès que j’aurais des droits. Dansle réveil assagi de ce matin, la hantise de cette femme serelâchait.

Résolument il pensa:

Va encore pour deux rendez-vous; celui de ce soir chez elle.Celui-là est inutile et ne compte pas, car j’entends ni me laisserinvestir, ni tenter, de mon côté, l’assaut; je n’ai pas l’envie, eneffet, d’être pris en flagrant délit par Chantelouve, de risquer lapolice correctionnelle ou le revolver. Et un autre, un dernier,ici. Si elle ne cède pas, eh bien, ce sera clos; elle ira jouer sonrôle de frôleuse ailleurs!

Et il déjeuna de bon appétit, s’installa devant sa table etremua les matériaux épars de son livre.

J’en étais, se dit-il, en parcourant son dernier chapitre, aumoment où les expériences d’alchimie, où les évocations diaboliquesratent. Prélati, Blanchet, tous les souffleurs et les sorciers quientourent le maréchal avouent que pour amorcer Satan, il faudraitque Gilles lui cédât son âme et sa vie ou qu’il commît descrimes.

Gilles refuse d’aliéner son existence et d’abandonner son âme,mais il songe sans horreur aux meurtres. Cet homme si brave sur leschamps de bataille, si courageux quand il accompagne et défendJeanne d’Arc, tremble devant le démon, s’apeure lorsqu’il songe àla vie éternelle, lorsqu’il pense au Christ. Et il en est de mêmede ses complices; pour être assuré qu’ils ne révéleront pas lesconfondantes turpitudes que le château cèle, il leur fait jurer surles saints evangiles le secret certain qu’aucun d’eux n’enfreindrale serment, car, au Moyen Age, le plus impavide des banditsn’oserait assumer l’irrémissible méfait de tromper Dieu!

Toujours est-il qu’en même temps que ses alchimistes délaissentleurs impuissants fourneaux, Gilles se livre à d’effroyablesripailles et sa chair, incendiée par les essences désordonnées desrasades et des mets, entre en éruption, bout en tumulte.

Or, il n’y avait point de femmes au château; Gilles paraît dureste avoir, à Tiffauges, exécré le sexe. Après avoir baratté lesribaudes des camps et besogné, avec les Xaintrailles et les LaHire, les prostituées de la cour de Charles VII, il semble que lemépris des formes féminines lui soit venu. Ainsi que les gens dontl’idéal de concupiscence s’altère et dévie, il en arrivecertainement à être dégoûté par la délicatesse du grain de la peau,par cette odeur de la femme que tous les sodomites abhorrent.

Et il déprave les enfants de choeur de sa maîtrise; il les avaitchoisis, d’ailleurs, ces petits desservants de sa psallette, « belscomme des anges ». Ils furent les seuls qu’il aima, les seuls qu’enses transports d’assassin, il épargna.

Mais bientôt ce ragoût des pollutions enfantines lui paruttiède. La loi du satanisme qui veut que l’élu du mal descende laspirale du péché jusqu’à sa dernière marche, allait, une fois deplus, se promulguer. Ne fallait-il pas aussi que l’âme de Gillespurulât, pour qu’en ce rouge tabernacle, constellé d’abcès, letrès-bas pût habiter à l’aise!

Et les litanies du rut s’élevèrent dans le vent salé desabattoirs. La première victime de Gilles fut un tout petit garçondont le nom est ignoré. Il l’égorgea, lui trancha les poings,détacha le coeur, arracha les yeux, et il les porta dans la chambrede Prélati. Tous deux les offrirent, dans des objurgationspassionnées, au diable qui se tut. Gilles exaspéré s’enfuit.Prélati roula ces pauvres restes dans un linge et, tremblant, s’enfut, dans la nuit, les inhumer en terre sainte, auprès d’unechapelle dédiée à Saint Vincent.

Le sang de cet enfant que Gilles avait conservé pour écrire sesformules d’évocation et ses grimoires, s’épandit en d’horriblessemailles qui levèrent et bientôt, de Rais put engranger la plusexorbitante moisson de crimes que l’on connaisse.

De 1432 à 1440, c’est-à-dire pendant les huit années comprisesentre la retraite du maréchal et sa mort, les habitants de l’Anjou,du Poitou, de la Bretagne, errent, en sanglotant sur les routes.Tous les enfants disparaissent; les pâtres sont enlevés dans leschamps; les fillettes qui sortent de l’école, les garçons qui vontjouer à la pelote le long des ruelles ou s’ébattent au bord desbois, ne reviennent plus.

Au cours d’une enquête que le Duc de Bretagne ordonne, lesscribes de Jean Touscheronde, commissaire du duc en ces matières,dressent d’interminables listes d’enfants qu’on pleure.

Perdu, à la Rochebernart, l’enfant de la femme Péronne, « unenfant qui allait à l’école et apprenait moult bien » dit lamère.

Perdu à Saint-étienne De Montluc, le fils de Guillaume Brice »lequel était pauvre homme et allait à l’aumône ».

Perdu à Machecoul, le fils de Georget le Barbier « qu’on a vu, uncertain jour cueillir des pommes derrière l’hôtel Rondeau et quidepuis n’a été vu ».

Perdu à Thonaye, l’enfant de Mathelin Thouars « qu’on entend secomplaindre et esmoier et était ledit enfant de l’âge d’environdouze ans ».

A Machecoul encore, le jour de la Pentecôte, les époux Sergentlaissent chez eux leur enfant âgé de huit ans, et, au retour deschamps, « ils ne retrouvent plus ledit enfant de huit ans, dontmoult se merveillèrent et furent dolents ».

A Chantelou, c’est Pierre Badieu, mercier en la paroisse, quidit que, un an ou environ, il vit au pays de Rais, deux petitsenfants de l’âge de neuf ans, qui étaient frères et enfants deRobin Pavot audit lieu. « Et oncques depuis ce temps ne les vit, nine sait ce qu’ils sont devenus. »

A Nantes, c’est Jeanne Darel qui dépose que « le jour de saintpère, elle adira en la ville son sien fils nommé Olivier, étant enl’âge de sept et huit ans et depuis cette fête de saint père ne levit ni ouït nouvelles ».

Et les pages de l’enquête continuent, s’accumulent, révèlent descentaines de noms, narrent la douleur des mères qui interrogent lespassants sur les chemins, les hurlements des familles dans lesmaisons desquelles les enfants sont ravis, dès qu’elles s’écartentpour bêcher les champs et semer le chanvre. Ces phrases reviennent,de même que les ritournelles désolées, à la fin de chaquedéposition: « on les voit s’en complaindre doloreusement », « onentend moult lamentations ». Partout où sont établis les charniersde Gilles, les femmes pleurent.

Le peuple effaré se raconte d’abord que de méchantes fées, quedes génies malfaisants dispersent sa géniture, mais, peu à peu,d’affreux soupçons lui viennent. Dès que le maréchal se déplace,dès qu’il va de sa forteresse de Tiffauges au château de Champtocé,et de là au castel de La Suze ou à Nantes, il laisse derrière sespas des traînées de larmes. Il traverse une campagne et, lelendemain, des enfants manquent. En frémissant, le paysan constateaussi que partout où se sont montrés Prélati, Roger deBricqueville, Gilles de Sillé, tous les intimes du maréchal, lespetits garçons ont disparu. Enfin, avec horreur, il remarque qu’unevieille femme, Perrine Martin, erre, vêtue de gris, le visagecouvert comme celui de Gilles de Sillé, d’une étamine noire; elleaccoste les enfants et son parler est si séduisant, sa figure, dèsqu’elle lève son voile, est si habile, que tous la suiventjusqu’aux lisières des bois où des hommes les emportent, bâillonnésdans des sacs. Et le peuple épouvanté appelle cette pourvoyeuse dechair, cette ogresse, La Meffraye, du nom d’un oiseau de proie.

Ces émissaires rayonnaient par tous les villages et les bourgs,chassaient à l’enfant sous les ordres du Grand Veneur, le Sieur deBricqueville. Non content de ces rabatteurs, Gilles s’installaitaux fenêtres du château et, alors que de jeunes mendiants, attiréspar la renommée de ses largesses, demandaient l’aumône, il lestriait du regard, faisait monter ceux dont la physionomiel’incitait au stupre et on les jetait en un cul de basse-fosse,jusqu’à ce que, se sentant en appétit, le maréchal réclamât sonsouper charnel.

Combien d’enfants égorgea-t-il, après les avoir déflorés?Lui-même l’ignorait, tant il avait consommé de viols et commis demeurtres! Les textes du temps comptes de sept à huit centsvictimes, mais ce nombre est insuffisant, semble inexact. Desrégions entières furent dévastées; le hameau de Tiffauges n’avaitplus de jeunes gens, la Suze, nulle couvée mâle; à Champtocé, toutle fond d’une tour était rempli de cadavres; un témoin, cité dansl’enquête, Guillaume Hylairet, déclare aussi: « qu’un nommé DuJardin a ouï dire qu’il avait été trouvé audit châtel une pipetoute pleine de petits enfants morts ».

Aujourd’hui encore, les traces de ces assassinats persistent. Ily a deux ans, à Tiffauges, un médecin découvrit une oubliette et ilen ramena des masses de têtes et d’os!

Toujours est-il que Gilles avoua d’épouvantables holocaustes etque ses amis en confirmèrent les effrayants détails.

A la brune, alors que leurs sens sont phosphorés, comme meurtrispar le suc puissant des venaisons, embrasés par de combustiblesbreuvages semés d’épices, Gilles et ses amis se retirent dans unechambre éloignée du château. C’est là que les petits garçonsenfermés dans les caves sont amenés. On les déshabille, on lesbâillonne; le maréchal les palpe et les force, puis il les tailladeà coups de dagues, se complaît à les démembrer, pièces à pièces.D’autre fois, il leur fend la poitrine, et il boit le souffle despoumons; il leur ouvre aussi le ventre, le flaire, élargit de sesmains la plaie et s’assied dedans. Alors, tandis qu’il se macèredans la boue détrempée des entrailles tièdes, il se retourne un peuet regarde par-dessus son épaule, afin de contempler les suprêmesconvulsions, les derniers spasmes. Lui-même l’a dit: « J’étais pluscontent de jouir des tortures, des larmes, de l’effroi et du sangque de tout autre plaisir ».

Puis il se lasse des joies fécales. Un passage encore inédit duprocès nous apprend que: « ledit sire s’échauffait avec des petitsgarçons, quelquefois avec des petites filles avec lesquels il avaithabitation sur le ventre, disant qu’il y prenait plus de plaisir etmoins de peine qu’à le faire en leur nature. » après quoi, il leursciait lentement la gorge, et l’on plaçait le cadavre, les linges,les robes, dans le brasier de l’âtre bourré de bois et de feuillessèches, et l’on jetait les cendres, partie dans les latrines,partie au vent, en haut d’une tour, partie dans les fossés et lesdouves.

Bientôt ses furies s’aggravèrent; jusqu’alors il avait assouvisur des êtres vivants ou moribonds la rage de ses sens; il sefatigua de souiller des chairs qui pantelaient et il aima lesmorts.

Artiste passionné, il baisait, avec des cris d’enthousiasme, lesmembres bien faits de ses victimes; il établissait un concours debeauté sépulcrale; – et, alors que, de ces têtes coupées, l’uneobtenait le prix, – il la soulevait par les cheveux et,passionnément, il embrassait ses lèvres froides.

Le vampirisme le satisfit, pendant des mois. Il pollua lesenfants morts, apaisa la fièvre de ses souhaits dans la glaceensanglantée des tombes; il alla même, un jour que sa provisiond’enfants était épuisée, jusqu’à éventrer une femme enceinte et àmanier le foetus! – Puis, après ces excès, il tombait, épuisé, end’horribles sommes, en de pesants comas, semblables à ces sortes deléthargies qui accablèrent, après ses violations de sépulture, lesergent Bertrand. – Mais si l’on peut admettre que ce sommeil deplomb est l’une des phases connues de cet état encore mal observédu vampirisme; si l’on peut croire que Gilles de Rais fut un aberrédes sens génésiques, un virtuose en douleurs et en meurtres, ilfaut avouer qu’il se distingue des plus fastueux des criminels, desplus délirants des sadiques, par un détail qui semble extrahumain,tant il est horrible!

Ces terrifiantes délices, ces monstrueux forfaits ne luisuffisant plus, il les corroda d’une essence de péché rare. Ce nefut plus simplement la cruauté résolue, sagace, du fauve qui joueavec le corps de sa victime. Sa férocité ne demeura plus seulementcharnelle; elle s’aggrava, devint spirituelle. Il voulut fairesouffrir l’enfant dans son corps et dans son âme; par unesupercherie toute satanique, il trompa la gratitude, dupal’affection, vola l’amour. Alors il dépassa, du coup, l’infamie del’homme et entra de plain-pied dans la dernière ténèbre du Mal.

Il imagina ceci:

Quand l’un des malheureux enfants était amené dans sa chambre,Bricqueville, Prélati, Sillé, le pendaient à un croc fiché au mur;et, au moment où l’enfant suffoquait, Gilles ordonnait de ledescendre et de dénouer la corde. Il prenait alors avec précautionle petit sur ses genoux, il le ranimait, le caressait, ledorlotait, essuyait ses larmes, lui disait en lui montrant sescomplices: ces hommes-là sont méchants, mais tu vois ilsm’obéissent; n’aie plus peur, je te sauve la vie et je vais terendre à ta mère; – et tandis que l’enfant éperdu de joie,l’embrassait, l’aimait à ce moment, il lui incisait doucement lecou par derrière, le rendait, suivant son expression, « languissant »et lorsque la tête un peu détachée, saluait dans des flots de sang,il pétrissait le corps, le retournait, le violait, enrugissant.

Après ces abominables jeux, il put croire que l’art du charnieravait exprimé dans ses doigts son dernier bouillon, suinté sondernier pus, et, en un cri d’orgueil, il dit à la troupe desparasites: « Il n’est personne sur la planète qui ose ainsifaire! »

Mais si l’au-delà du bien, si le là-bas de l’amour estaccessible à certaines âmes, l’au-delà du mal ne s’atteint pas.Excédé de stupres et de meurtres, le maréchal ne pouvait aller danscette voie plus loin. Il avait beau rêver à des viols uniques, àdes tortures plus studieuses et plus lentes, c’en était fait; leslimites de l’imagination humaine prenaient fin; il les avait,diaboliquement, dépassées même. Il haletait, insatiable, devant levide; il pouvait vérifier cet axiome des démonographes, que lemalin dupe tous les gens qui se donnent ou veulent se livrer àlui.

Ne pouvant plus descendre, il voulut revenir sur ses pas, maisalors le remords fondit sur lui, le harpa, le tenailla sanstrêve.

Il vécut d’expiatrices nuits, assiégé par des fantômes, hurlantà la mort comme une bête. On le trouve, courant dans les partiessolitaires du château; il pleure, se jette à genoux, il jure à Dieuqu’il fera pénitence, il promet de créer des fondations pieuses. Ilinstitue à Machecoul une collégiale en l’honneur des SaintsInnocents; il parle de s’enfermer dans un cloître, d’aller àJérusalem, en mendiant son pain.

Mais dans cet esprit mobile et exalté, les idées se superposent,puis passent, glissent les unes sur les autres et celles quidisparaissent laissent encore leur ombre sur celles qui lessuivent. Brusquement, tout en pleurant de détresse, il se précipitedans de nouvelles débauches, délire dans de telles rages, qu’il serue sur l’enfant qu’on apporte, lui crève les prunelles, remue avecses doigts le lait sanglant des yeux, puis il s’empare d’un bâtond’épines et frappe sur la tête jusqu’à ce que la cervelle saute ducrâne!

Et lorsque le sang gicle et que la pâte du cerveau l’éclabousse,il grince des dents et rit. Ainsi qu’une bête traquée, il fuit dansles bois, pendant que ses affidés lavent le sol, se débarrassentprudemment du cadavre et des hardes.

Il erre dans les forêts qui entourent Tiffauges, des forêtsnoires et épaisses, profondes, telles que la Bretagne en recèleencore à Carnoët.

Il sanglote, en marchant, écarte, éperdu, les fantômes quil’accostent, regarde, et soudain il voit l’obscénité des très vieuxarbres.

Il semble que la nature se pervertisse devant lui et que ce soitsa présence même qui la déprave; pour la première fois, il comprendl’immuable salacité des bois, découvre des priapées dans lesfutaies.

Ici, l’arbre lui apparaît comme un être vivant, debout, la têteen bas, enfouie dans la chevelure de ses racines, dressant desjambes en l’air, les écartant, puis se subdivisant en de nouvellescuisses qui s’ouvrent, à leur tour, deviennent de plus en pluspetites, à mesure qu’elles s’éloignent du tronc; là, entre cesjambes, une autre branche est enfoncée, en une immobile fornicationqui se répète et diminue, de rameaux en rameaux, jusqu’à la cime;là encore, le fût lui semble être un phallus qui monte et disparaîtsous une jupe de feuilles ou bien, il sort au contraire, d’unetoison verte et plonge dans le ventre velouté du sol.

Des images l’effarent. Il revoit les peaux garçonnières, lespeaux du blanc lucide des parchemins, dans les écorces pâles etlisses des longs hêtres; il retrouve l’épiderme éléphantin desmendiants dans l’enveloppe noire et rugueuse des vieux chênes;puis, auprès des bifurcations des branches, des trous bâillent, desorifices où l’écorce fait bourrelet sur des entailles en ovale, deshiatus plissés qui simulent d’immondes émonctoires ou des naturesbéantes de bêtes. Ce sont encore, à des coudes de branches,d’autres visions, des fosses de dessous de bras, des aissellesfrisées en lichen gris; ce sont, dans le tronc même de l’arbre, desblessures qui s’allongent en grandes lèvres, sous des touffes develours roux et des bouquets de mousses!

Partout les formes obscènes montent de la terre, jaillissent endésordre dans le firmament qui se satanise; les nuages se gonflenten mamelons, se fendent en croupes, s’arrondissent en des outresfécondes, se dispersent en des traînées épandues de laite; ilss’accordent avec la bombance sombre de la futaie où ce ne sont plusqu’images de cuisses géantes ou naines, que triangles féminins, quegrands v, que bouches de Sodome, que cicatrices qui s’ébrasent,qu’issues humides! – Et ce paysage d’abomination change. Gillesvoit maintenant sur les troncs d’inquiétants polypes, d’horriblesloupes. Il constate des exostoses et des ulcères, des plaiestaillées à pic, des tubercules chancrelleux, des caries atroces;c’est une maladrerie de la terre, une clinique vénérienne d’arbresdans laquelle surgit, au détour d’une allée, un hêtre rouge.

Et devant ces feuilles empourprées qui tombent, il se croitmouillé par une pluie de sang; il entre en rage, rêve que sousl’écorce une nymphe forestière habite, et il voudrait bafouillerdans de la chair de déesse, il voudrait trucider la Dryade, lavioler à une place inconnue aux folies de l’homme!

Il envie le bûcheron qui pourra meurtrir et massacrer cet arbre,et il s’affole, brame, écoute, hagard, la forêt qui répond à sescris de désirs par les huées stridentes des vents; il s’affaisse,pleure, reprend sa marche jusqu’à ce qu’exténué, il arrive auchâteau et croule sur son lit comme une masse.

Et les fantômes se précisent mieux, maintenant qu’il dort. Lesenlacements lubriques des branches, l’accouplement des essencesdiverses des bois, les crevasses qui se dilatent, les fourrés quis’entr’ouvrent disparaissent; les pleurs des feuillages fouettéspar la bise, se tarissent; les blancs abcès des nuées se résorbentdans le gris du ciel; et – dans un grand silence – ce sont lesincubes et les succubes qui passent.

Les corps qu’il a massacrés et dont il a fait jeter les cendresdans les douves ressuscitent à l’état de larves et l’attaquent auxparties basses. Il se débat, clapote dans le sang, se dresse ensursaut, et accroupi il se traîne à quatre pattes, tel qu’un loup,jusqu’au crucifix dont il mord les pieds, en rugissant.

Puis un revirement soudain le bouleverse. Il tremble devant ceChrist dont la face convulsée le regarde. Il l’adjure d’avoirpitié, le supplie de l’épargner, sanglote, pleure, et lorsque n’enpouvant plus, il gémit tout bas, il entend, terrifié, pleurer danssa propre voix, les larmes des enfants qui appelaient leurs mèreset criaient grâce!

 

Et Durtal emballé sur cette vision qu’il imagine, ferme soncahier de notes et juge, en levant les épaules, bien mesquins sesdébats d’âme à propos d’une femme dont le péché n’est, comme lesien en somme, qu’un péché bourgeois, qu’un péché ladre.

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