Là-bas

Chapitre 18

 

Le lendemain du jour où il avait vomi de si furieusesimprécations sur le tribunal, Gille de Rais comparut de nouveaudevant ses juges.

Il se présenta la tête basse et les mains jointes. Il avait, unefois de plus, bondi d’un excès à un autre; quelques heures avaientsuffi pour assagir l’énergumène qui déclara reconnaître lespouvoirs des magistrats et demanda pardon de ses outrages.

Ils lui affirmèrent que, pour l’amour de Notre-seigneur, ilsoubliaient ses injures et, sur sa prière, l’évêque et l’inquisiteurrapportèrent la sentence d’excommunication dont ils l’avaientfrappé, la veille. Cette audience, d’autres, furent occupées par lacomparution de Prélati et de ses complices; puis, s’appuyant sur letexte ecclésiastique qui atteste ne pouvoir se contenter de laconfession si elle est « dubia, vaga, generalis, illativa, jocosa »,le promoteur assura que pour certifier la sincérité des aveux,Gilles devait être soumis à la question canonique, c’est-à-dire àla torture.

Le maréchal supplia l’évêque d’attendre jusqu’au lendemain etréclama le droit de se confesser tout d’abord aux juges qu’ilplairait au tribunal de désigner, jurant qu’il renouvelleraitensuite ses aveux devant le public et la Cour.

Jean de Malestroit accueillit cette requête et l’évêque deSaint-Brieuc et Pierre de L’Hospital, Chancelier de Bretagne,furent chargés d’entendre Gilles dans sa cellule; quand il eutterminé le récit de ses débauches et de ses meurtres, ilsordonnèrent qu’on amenât Prélati.

A sa vue, Gilles fondit en larmes et alors qu’aprèsl’interrogatoire, on s’apprêtait à reconduire l’italien dans sageôle, il l’embrassa, disant: « Adieu, François, mon ami, jamaisplus nous ne nous entreverrons en ce monde. Je prie Dieu qu’il vousdonne bonne patience et connaissance, et soyez certain, si vousavez bonne patience et espérance en Dieu, que nous nousentreverrons en grande joie de paradis. Priez Dieu pour moi et jeprierai pour vous. »

Et il fut laissé seul pour méditer sur ses forfaits qu’il devaitavouer publiquement, à l’audience, le lendemain.

Ce fut ce jour-là, le jour solennel du procès. La salle oùsiégeait le Tribunal était comble et la multitude, refoulée dansles escaliers, serpentait jusque dans les cours, emplissait lesvenelles avoisinantes, barrait les rues. De vingt lieues à laronde, les paysans étaient venus pour voir le mémorable fauve dontle nom seul faisait, avant sa capture, clore les portes dans lestremblantes veillées où pleuraient, tout bas, les femmes.

Le Tribunal allait se réunir au grand complet. Tous lesassesseurs qui, d’habitude, se suppléaient pendant les longuesaudiences, étaient présents.

La salle, massive, obscure, soutenue par de lourds piliersromans, se rajeunissait à mi-corps, s’effilait en ogive, élançait àdes hauteurs de cathédrale les arceaux de sa voûte qui serejoignaient ainsi que les côtes des mitres abbatiales, en unepointe. Elle était éclairée par un jour déteint qui filtraient, autravers de leurs résilles de plomb, d’étroits carreaux. L’azur duplafond se fonçait et ses étoiles peintes ne scintillaient plus, àcette hauteur, que comme des têtes en acier d’épingles; dans lesténèbres des voûtes, l’hermine des armes ducales apparaissait,confuse, dans des écussons qui ressemblaient à de grands désblancs, mouchetés de points noirs.

Et soudain, des trompettes hennirent, la salle devint claire,les évêques entraient. Ils fulguraient sous leurs mitres en drapd’or, étaient cravatés d’un collier de flammes par le colletorfrazé, pavé d’escarboucles, de leurs robes. En une silencieuseprocession, ils s’avançaient, alourdis par leurs rigides chapes quitombaient, en s’évasant, de leurs épaules, pareilles à des clochesd’or fendues sur le devant, et ils tenaient la crosse à laquellependait le manipule, une sorte de voile vert.

Ils flambait, à chaque pas, ainsi que des brasiers sur lesquelson souffle, éclairaient eux-mêmes la salle, en reflétant le pâlesoleil d’un pluvieux octobre qui se ranimait dans leurs joyaux et ypuisait de nouvelles flammes qu’il renvoyait, en les dispersant àl’autre bout de la salle, jusqu’au peuple muet.

Atteints par le ruissellement des orfrois et des pierres, lescostumes des autres juges paraissaient plus discords et plussombres; les vêtements noirs des assesseurs et de l’official, larobe blanche et noire de Jean Blouyn, les simarres en soie, lesmanteaux de laine rouge, les chaperons écarlates, bordés depelleteries, de la justice séculière, semblaient défraîchis etgrossiers.

Les évêques s’assirent, au premier rang, entourèrent, immobiles,Jean de Malestroit qui, d’un siège plus haut, dominait lasalle.

Sous l’escorte d’hommes d’armes, Gilles entra.

Il était défait, hâve, vieilli de vingt années, en une nuit. Sesyeux brûlaient dans des paupières rissolées, ses jouestremblaient.

Sur l’injonction qui lui fut adressée, il commença le récit deses crimes.

D’une voix sourde, obscurcie par les larmes, il raconta sesrapts d’enfants, ses hideuses tactiques, ses stimulationsinfernales, ses meurtres impétueux, ses implacables viols; obsédépar la vision de ses victimes, il décrivit leurs agonies ralentiesou hâtées, leurs appels et leurs râles; il avoua s’être vautré dansles élastiques tiédeurs des intestins; il confessa qu’il avaitarraché des coeurs par des plaies élargies, ouvertes, telles quedes fruits mûrs.

Et d’un oeil de somnambule, il regardait ses doigts qu’ilsecouait, comme pour en laisser égoutter le sang.

La salle atterrée gardait un morne silence que lacéraientsoudain quelques cris brefs; et l’on emportait, en courant, desfemmes évanouies, folles d’horreur.

Lui, semblait ne rien entendre, ne rien voir; il continuait àdévider l’effrayante litanie de ses crimes.

Puis sa voix devint plus rauque. Il arrivait aux effusionssépulcrales, au supplice de ces petits enfants qu’il cajolait afinde leur couper, dans un baiser, le cou.

Il divulgua les détails, les énuméras tous. Ce fut tellementformidable, tellement atroce, que, sous leurs coiffes d’or, lesévêques blêmirent; ces prêtres, trempés aux feux des confessions,ces juges qui, en des temps de démonomanies et de meurtres, avaiententendu les plus terrifiants des aveux; ces prélats qu’aucunforfait, qu’aucune abjection des sens, qu’aucun purin d’âmen’étonnaient plus, se signèrent et Jean de Malestroit se dressa etvoila, par pudeur, la face du Christ.

Puis, tous baissèrent le front et, sans qu’un mot eût étééchangé, ils écoutèrent le maréchal qui, la figure bouleversée,trempée de sueur, regardait le crucifix dont l’invisible têtesoulevait le voile, avec sa couronne hérissée d’épines.

Gilles acheva son récit; mais, alors, une détente eut lieu;jusqu’alors il était resté debout, parlant comme dans unbrouillard, se racontant à lui-même, tout haut, le souvenir de sesimpérissables crimes.

Quand ce fut terminé, les forces l’abandonnèrent. Il tomba surles genoux et, secoué par d’affreux sanglots, il cria: « O Dieu, monrédempteur, je vous demande miséricorde et pardon! » – Puis cefarouche et hautain baron, le premier de sa caste, sans doute,s’humilia. Il se tourna vers le peuple et dit, en pleurant: « Vous,les parents de ceux que j’ai si cruellement mis à mort, donnez, ah,donnez-moi le secours de vos pieuses prières! »

Alors, en sa blanche splendeur, d’âme du Moyen Age rayonna danscette salle.

Jean de Malestroit quitta son siège et releva l’accusé quifrappait de son front désespéré les dalles; le juge disparut enlui, le prêtre seul resta; il embrassa le coupable qui se repentaitet pleurait sa faute.

Il y eut dans l’audience un frémissement lorsque Jean deMalestroit dit à Gilles, debout, la tête appuyée sur sa poitrine:Prie, pour que la juste et épouvantable colère du Très-Haut setaise; pleure, pour que tes larmes épurent les charniers en foliede ton être!

Et la salle entière s’agenouilla et pria pour l’assassin.

Quand les oraisons se turent, il y eut un instant d’affolementet de trouble. Exténuée d’horreur, excédée de pitié, la foulehoulait; le Tribunal, silencieux et énervé, se reconquit.

D’un geste, le Promoteur arrêta les discussions, balaya leslarmes.

Il dit que les crimes étaient « clairs et apperts », que lespreuves étaient manifestes, que la cour pouvait maintenant, en sonâme et conscience, châtier le coupable et il demanda que l’on fixâtle jour du jugement. Le tribunal désigna le surlendemain.

Et ce jour-là, l’Official de l’Église de Nantes, Jacques dePentcoetdic lut, à la suite, les deux sentences; la première renduepar l’Évêque et l’Inquisiteur sur les faits relevant de leurcommune juridiction, commençait ainsi:

« Le Saint nom du Christ invoqué, nous, Jean, Évêque de Nantes,et frère Jean Blouyn, bachelier en nos Saintes Ecritures, del’ordre des frères prêcheurs de Nantes et délégué de l’Inquisiteurde l’hérésie pour la ville et le diocèse de Nantes, en séance duTribunal et n’ayant sous les yeux que Dieu seul…  »

Et, après l’énumération des crimes, il concluait:

« Nous prononçons, nous décidons, nous déclarons que toi, Gillesde Rais, cité à notre tribunal, tu es honteusement coupabled’hérésie, d’apostasie, d’évocation des démons; que pour cescrimes, tu as encouru la sentence d’excommunication et toutes lesautres peines déterminées par le droit. »

La seconde sentence, rendue par l’évêque seul, sur les crimes desodomie, de sacrilège et de violation des immunités de l’église,qui étaient plus particulièrement de son ressort, aboutissait auxmêmes conclusions et prononçait également, dans une forme presqueidentique, la même peine.

Gilles écoutait, tête basse, la lecture des jugements. Quandelle fut terminée, l’évêque et l’inquisiteur lui dirent: -Voulez-vous, maintenant que vous détestez vos erreurs, vosévocations et vos autres crimes, être réincorporé à l’église, notremère?

Et, sur les ardentes prières du Maréchal, ils le relevèrent detoute excommunication et l’admirent à participer aux sacrements. Lajustice de Dieu était satisfaite, le crime était reconnu, puni,mais effacé par la contrition et la pénitence. La justice humainedemeurait seule.

L’Évêque et l’Inquisiteur remirent le coupable à la courséculière qui, retenant les captures d’enfants et les meurtres,prononça la peine de mort et la confiscation des biens. Prélati,les autres complices, furent en même temps condamnés à être penduset brûlés vifs.

– Criez à Dieu merci! dit Pierre de L’Hospital qui présidait lesdébats civils, et disposez-vous à mourir en bon état, avec un grandrepentir d’avoir commis de tels crimes!

Cette recommandation était inutile.

Gilles envisageait maintenant le supplice sans aucun effroi. Ilespérait, humblement, avidement, en la miséricorde du sauveur;l’expiation terrestre, le bûcher, il l’appelait de toutes seforces, pour se rédimer des flammes éternelles, après sa mort.

Loin de ses châteaux, dans sa geôle, seul, il s’était ouvert etil avait visité ce cloaque qu’avaient si longtemps alimenté leseaux résiduaires échappées des abattoirs de Tiffauges et deMachecoul. Il avait erré, sangloté, sur ses propres rives,désespérant de pouvoir jamais étancher l’amas de ses effrayantesboues. Et, foudroyé par la grâce, dans un cri d’horreur et de joie,il s’était subitement renversé l’âme; il l’avait lavée de sespleurs, séchée au feu des prières torrentielles, aux flammes desélans fous. Le boucher de sodome s’était renié, le compagnon deJeanne d’Arc avait reparu, le mystique dont l’âme s’essoraitjusqu’à Dieu, dans des balbuties d’adoration, dans des flots delarmes!

Puis il pensa à ses amis, voulut qu’eux aussi mourussent en étatde grâce. Il demanda à l’évêque de Nantes qu’ils ne fussent pasexécutés, avant ou après, mais en même temps que lui. Il fit valoirqu’il était le plus coupable, qu’il devait les avertir de leursalut, les assister au moment où ils monteraient sur le bûcher.

Jean de Malestroit accueillit cette supplique.

– Ce qui est curieux, se dit Durtal, en s’interrompant d’écrirepour allumer une cigarette, c’est que…

On sonna doucement; Mme Chantelouve entra.

Elle déclara qu’elle ne restait que deux minutes, qu’elle avaitune voiture en bas. – C’est pour ce soir; dit-elle; je viendraivous prendre à neuf heures. Ecrivez-moi d’abord une lettre à peuprès conçue dans ces termes, et elle lui remit un papier qu’ildéplia.

Il contenait simplement cette attestation: j’avoue que tout ceque j’ai dit et écrit sur la messe noire, sur le prêtre qui lacélèbre, sur le lieu où j’ai prétendu y assister, sur lessoi-disant personnes que j’y trouvai, est de pure invention.J’affirme que j’ai imaginé tous ces récits, que, par conséquent,tout ce que j’ai raconté est faux.

– C’est de Docre? dit-il, regardant une petite écriture, pointueet retorse, presque agressive.

– Oui; et il veut, en outre, que cette déclaration non datéesoit faite, sous forme de lettre adressée à une personne qui vousaurait consulté à ce sujet.

– Il se défie donc bien de moi, votre chanoine!

– Dame, vous faites des livres!

– Ça ne me plaît pas infiniment de signer cela, murmura Durtal.Et si je refuse?

– Vous n’assisterez pas à la Messe Noire.

La curiosité fut plus vive que ses répugnances. Il rédigea etsigna la lettre que Mme Chantelouve mit dans son porte-carte.

– Et dans quelle rue, cette cérémonie se passe-t-elle?

– Dans la rue Olivier de Serres.

– Où est-ce?

– Près de la rue de Vaugirard, tout en haut.

– Et c’est là que demeure Docre?

– Non; nous allons dans une maison particulière qui appartient àl’une de ses amies. – Sur ce, si vous le voulez bien, vousreprendrez votre interrogatoire à un autre instant, car je suispressée et je me sauve. A neuf heures, n’est-ce pas, soyezprêt.

Il eut à peine le temps de l’embrasser, elle était partie.

Enfin, se dit-il, lorsqu’il fut seul, j’avais déjà desrenseignements sur l’incubat et l’envoûtement; il ne me restaitplus à connaître que la messe noire pour être tout à fait aucourant du satanisme, tel qu’il se pratique de nos jours et je vaisla voir! Je veux bien être pendu si je soupçonnais que Parisrecélât des dessous pareils! Et comme les choses s’attirent et selient; il fallait que je m’occupasse de Gilles de Rais et dudiabolisme au Moyen Age, pour que le diabolisme contemporain me fûtmontré!

Et il repensa à Docre et il se dit: – quelle finaude crapule quece prêtre! Au fond, parmi ces occultistes qui grouillentaujourd’hui dans la décomposition des idées d’un temps, celui-làest le seul qui m’intéresse.

Les autres, les mages, les théosophes, les kabbalistes, lesspirites, les hermétistes, les Rose-Croix, me font l’effet,lorsqu’ils ne sont pas de simples larrons, d’enfants qui jouent etse chamaillent, en trébuchant, dans une cave; et si l’on descendplus bas encore, dans les officines des pythonisses, des voyanteset des sorciers, que trouve-t-on, sinon des agences de prostitutionet de chantage? Tous ces soi-disant débitants d’avenir sont fortmalpropres; c’est la seule chose dans l’occulte, dont on soitsûr!

Des Hermies interrompit par un coup de sonnette ces réflexions.Il venait annoncer à Durtal que Gévingey était de retour et qu’ilsdevaient dîner ensemble, le surlendemain chez Carhaix.

– Sa bronchite est donc guérie?

– Oui, complètement.

Préoccupé de l’idée de la Messe Noire, Durtal ne put se taire etil avoua que, le soir même, il devait y assister; – et devant lamine stupéfaite de des Hermies, il ajouta qu’il avait promis lesecret et qu’il ne pouvait, pour l’instant, lui en raconterdavantage.

– Mâtin, tu as de la chance, toi, fit des Hermies. Est-ceindiscret de te demander le nom de l’abbé qui présidera à cetoffice?

– Non, c’est le chanoine Docre.

– Ah! – Et l’autre se tut; il cherchait évidemment à deviner àl’aide de quelles manigances son ami avait pu joindre ceprêtre.

– Tu m’as autrefois narré, reprit Durtal, qu’au Moyen Age, laMesse Noire se disait sur la croupe nue d’une femme, qu’audix-septième siècle, elle se célébrait sur le ventre, etmaintenant?

– Je crois qu’elle a lieu comme à l’église, devant un autel. Dureste, à la fin du quinzième siècle, elle s’est quelquefois débitéeainsi, dans les Biscayes. Il est vrai que le diable opérait alorsen personne. Revêtu d’habits épiscopaux, déchirés et souillés, ilcommuniait avec des rondelles de savate, criant: ceci est moncorps! Et il donnait à mâcher ces dégoûtantes espèces aux fidèlesqui lui avaient préalablement baisé la main gauche, le cas et lecroupion. J’espère que tu ne seras pas obligé de rendre d’aussi bashommages à ton chanoine.

Durtal se mit à rire. – Non, je ne pense pas qu’il exige detelles prébendes; mais, voyons, tu ne juges point que décidémentles êtres qui, pieusement, ignoblement, suivent ces offices sont unpeu fous?

– Fous! et pourquoi? – Le culte du démon n’est pas plus insaneque celui de Dieu; l’un purule et l’autre resplendit, voilà tout; àce compte-là, tous les gens qui implorent une divinité quelconqueseraient déments! Non, les affiliés du satanisme sont des mystiquesd’un ordre immonde, mais ce sont des mystiques. Maintenant, il estfort probable que leurs élans vers l’au-delà du mal coïncident avecles tribulations enragées des sens, car la luxure est lagoutte-mère du démonisme. La médecine classe tant bien que malcette faim de l’ordure dans les districts inconnus de la névrose;et, elle le peut, car personne ne sait au juste ce qu’est cettemaladie dont tout le monde souffre; il est bien certain, en effet,que les nerfs vacillent dans ce siècle, plus aisément qu’autrefois,au moindre choc. Tiens, rappelle-toi les détails donnés par lesjournaux, sur l’exécution des condamnés à mort; ils nous révèlentque le bourreau travaille avec timidité, qu’il est sur le point des’évanouir, qu’il a mal aux nerfs, lorsqu’il décapite un homme.Quelle misère! Lorsqu’on le compare aux invincibles tortionnairesdu vieux temps! Ceux-là vous enfermaient la jambe dans un bas deparchemin mouillé qui se rétractait devant le feu et vous broyaitdoucement les chairs; ou bien, ils vous enfonçaient des coins dansles cuisses et brisaient les os, ils vous cassaient les pouces desmains dans des étaux à vis, vous découpaient des lanièresd’épiderme dans le râble, vous retroussaient comme un tablier lapeau du ventre; ils vous écartelaient, vous estrapadaient, vousrôtissaient, vous arrosaient de brandevin en flammes, avec une faceimpassible, des nerfs tranquilles, qu’aucun cri, qu’aucune plainten’ébranlaient. Ces exercices étant un peu fatigants, ils avaientseulement, après l’opération, bonne soif et grande faim. C’étaientdes sanguins bien équilibrés, tandis que maintenant! Mais, pour enrevenir à tes compagnons de sacrilège, ce soir, s’ils ne sont pasdes fous, ce sont, à n’en point douter, de très répugnantspaillards. Observe-les. Je suis sûr qu’en invoquant Belzébuth, ilspensent aux prélibations charnelles. N’aie pas peur, va, il n’y apoint, dans ce groupe, des gens qui imiteraient ce martyr dontparle Jacques De Voragine, dans son histoire de Saint Paull’Ermite. Tu connais cette légende?

– Non.

– Eh bien, pour te rafraîchir l’âme, je vais te la conter. Cemartyr, qui était tout jeune, fut étendu, pieds et poings liés, surun lit, puis on lui dépêcha une superbe créature qui le voulutforcer. Comme il ardait et qu’il allait pécher, il se coupa lalangue avec ses dents et il la cracha au visage de cette femme; et »ainsi la douleur enchassa la tentation », dit le bon deVoragine.

– Mon héroïsme n’irait pas jusque-là, je l’avoue; mais… tu t’envas déjà?

– Oui, je suis attendu.

– Quelle bizarre époque! reprit Durtal, en le reconduisant.C’est juste au moment où le positivisme bat son plein, que lemysticisme s’éveille et que les folies de l’occulte commencent.

– Mais il a toujours été ainsi; les queues de siècle seressemblent. Toutes vacillent et sont troubles. Alors que lematérialisme sévit, la magie se lève. Ce phénomène reparaît, tousles cent ans. Pour ne pas remonter plus haut, vois le déclin dudernier siècle. A côté des rationalistes et des athées, tu trouvesSaint Germain, Cagliostro, Saint Martin, Gabalis, Gazotte, lessociétés des Rose-croix, les cercles infernaux, comme maintenant! -Sur ce, adieu, bonne soirée et bonne chance.

– Oui, mais se dit Durtal, en refermant la porte, les Cagliostroavaient du moins une certaine allure et probablement aussi unecertaine science, tandis que les mages de ce temps, quels aliboronset quels camelots!

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