La divine comédie – Tome 3 – Le Paradis

CHANT II

 

Ô vous, qui naviguez dans vos petitesbarques,

désireux de m’entendre, et suivez à latrace

la route de ma nef qui s’avance enchantant,

 

retournez maintenant auprès de vosrivages ;

ne vous hasardez pas au large, carpeut-être,

resterez-vous perdus, si vous vousécartez !

 

Personne n’a suivi la route que jeprends ;

Minerve tend ma voile et Apollon me guide,

et ce sont les neuf sœurs qui me montrent lesOurses.

 

Et vous, le petit chœur de ceux qui de bonneheure

avez tendu le cou vers le pain angélique

dont on vit ici-bas sans se rassasier[15],

 

envoyez hardiment vos nefs en haute mer,

mais en prenant bien soin de suivre monsillage,

tant que sur l’eau mouvante il n’est paseffacé.

 

Les héros qui jadis abordaient en Colchide

furent moins étonnés que vous ne le serez,

lorsqu’ils virent Jason devenulaboureur[16].

 

La soif perpétuelle, innée au cœur del’homme,

du royaume construit selon Dieu, nousportait

aussi rapidement que le cours des étoiles.

 

Béatrice fixait le ciel, moiBéatrice ;

et le temps plus ou moins que mettrait uncarreau

à quitter l’arbalète et à frapper le but,

 

je parvins en un point dont l’éclatmerveilleux

me donnait dans les yeux ; à l’instantcette dame,

qui connaissait toujours le fond de mapensée,

 

se retourna vers moi, belle autant quejoyeuse :

« Élève ton esprit et rends grâces àDieu,

qui nous fait arriver à la premièreétoile[17] ! »

 

Un nuage parut nous revêtir alors,

épais et rutilant, éblouissant et dru,

pareil au diamant où le soleil se baigne.

 

Cet éternel joyau nous reçut dans sonsein,

comme l’onde reçoit un rayon de lumière

restant en même temps parfaitement unie.

 

Si j’étais corps (sur terre on ne sauraitcomprendre

qu’un espace tolère un autre espace ensoi,

ce qui doit advenir, si deux corps sepénètrent),

 

il devait s’enflammer d’un plus ardentdésir

de contempler l’essence en laquelle l’onvoit

comment notre nature est confondue enDieu ;

 

et nous verrons là-haut ce qu’ici nouscroyons

sans qu’on l’ait démontré, mais qui s’offre àl’esprit,

de même que l’on croit aux principespremiers[18].

 

Je répondis : « Ma dame, aussidévotement

qu’il est en mon pouvoir, je rends grâce àCelui

qui me sépare ainsi du monde des mortels.

 

Dites-moi cependant, que sont ces tachessombres[19]

que l’on voit sur ce corps et qui là-bas, surterre,

ont fait croire à la fable où l’on nommeCaïn ? »

 

Elle sourit un peu, puis dit : « Sides mortels

le raisonnement court vers l’erreur, chaquefois

qu’il ne peut se servir de la clef des cinqsens,

 

par contre, désormais la pointe dessurprises

doit s’émousser pour toi : tu vois que laraison

que desservent les sens a les ailes tropcourtes.

 

Mais fais-moi voir d’abord comment tu tel’expliques ! »

« Les aspects différents que l’on ytrouve, dis-je,

sont l’effet, à mon sens, des corps plus oumoins denses[20]. »

 

Elle dit : « Tu verras que tonopinion

a sombré dans l’erreur, si tu suis avecsoin

mon exposition des arguments contraires.

 

Dans la huitième sphère on observe un grandnombre

d’astres, dont on voit bien que, pour laqualité

comme pour la grandeur, l’aspect estdifférent.

 

Si le rare ou le dense en étaient seuls lacause,

on trouverait en tous une seule vertu,

plus dans l’un, moins dans l’autre, ou bienpareillement.

 

Mais nécessairement des vertus différentes

de principes formels différents font lapreuve ;

dans ton raisonnement il n’en subsistequ’un[21].

 

Or, si la densité fut la cause des taches

que tu veux t’expliquer, il s’ensuit que cetastre

serait de part en part privé de samatière ;

 

ou bien, comme ces corps où l’on trouve à lafois

le gras avec le maigre, ce serait unvolume

formé, selon l’endroit, de plus ou moins defeuilles[22].

 

Si le premier était, il serait manifeste

dans les éclipses : lors, les rayons dusoleil

traverseraient l’espace ainsi raréfié.

 

Il n’en est pas ainsi : voyons doncl’autre cas ;

et si je peux prouver qu’il n’est pas mieuxfondé,

il en résultera que tes raisons sontfausses.

 

Puisque le clairsemé ne forme pas un trou,

il s’ensuit qu’il existe un point où soncontraire

finit par l’empêcher de s’enfoncer plusloin

 

et repousse à son tour les rayons dusoleil,

tout comme le cristal réfléchit lescouleurs,

lorsqu’on l’a fait doubler d’une couche deplomb[23].

 

Tu pourrais répliquer que, si certainsrayons

se montrent plus obscurs que ceux venantd’ailleurs,

c’est parce que leur source était plusreculée.

 

Si tu veux l’éprouver, la simpleexpérience

pourra facilement éliminer tes doutes,

elle, qui sert de source au fleuve de vosarts.

 

Ayant pris trois miroirs, à la mêmedistance

de toi, places-en deux ; et que ton œilretrouve

entre ces deux premiers le dernier, mais plusloin.

 

Puis tourne-toi vers eux et mets derrièretoi

un flambeau, prenant soin que les miroirsreçoivent

et te rendent aussi tous les trois salueur.

 

L’image qui viendra de plus loin paraîtra

plus petite, sans doute, à l’égard des deuxautres ;

tu verras cependant qu’elle a le mêmeéclat.

 

Or, comme sous le coup des rayons dechaleur

le terrain reste à nu, dégagé de la neige,

libre de sa couleur et de son froidpremier,

 

telle reste à présent ta propreintelligence ;

je m’en vais l’informer de si viveslumières,

qu’elles te paraîtront des gerbesd’étincelles.

 

Là-haut, au sein du ciel de la divinepaix[24],

tourne autour de lui-même un corps dont lavertu

donne l’être et la vie à tout ce qu’ilcontient,

 

Le ciel qui vient ensuite et contient tantd’étoiles

répartit ce même être en diverses essences

différentes de lui, mais en lui contenues.

 

Les sphères d’au-dessous, chacune à samanière,

disposent à leur tour ces germesdifférents

suivant leur origine et leur finalité.

 

Comme tu vois déjà, ces organes du monde

descendent de la sorte et changent dedegré,

recevant de plus haut et agissant plusbas.

 

Observe maintenant comme je me dirige

par ce moyen au vrai que tu prétendsconnaître :

ensuite, tu sauras passer tout seul legué.

 

Comme l’art du marteau dépend du forgeron,

le cours et la vertu de ces sphèrescélestes

s’inspirent à leur tour des moteursbienheureux ;

 

et le ciel qu’embellit la ronde desflambeaux

imite ainsi l’image et devient comme unsceau

de ce savoir profond qui le fait semouvoir.

 

Et de même que l’âme, au fond de vospoussières,

par des membres divers et spécialisés

développe et produit des forcesdifférentes,

 

l’intelligence aussi produit et développe

des dons multipliés par toutes lesétoiles,

et reste en même temps une seule et lamême.

 

Différentes vertus diversement s’allient

avec le corps céleste animé par leurssoins,

se fondant avec lui comme avec vous lavie.

 

Et la nature heureuse où se tient sonprincipe

fait briller dans le corps la vertucomposite,

comme luit le bonheur dans le regardvivant.

 

De là la différence entre un aspect etl’autre,

qui ne dépendent pas du plus dense ou plusrare :

ce principe formel est celui qui produit,

 

selon sa qualité, le clair ou leconfus. »

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