La Faneuse d’amour

Chapitre 11

 

Un soir d’automne qu’elle avait prétexté desemplettes à faire avec une amie, mais qu’elle cédait surtout à lafantaisie de contempler, sous leur aspect nocturne, les champs deses pérégrinations, elle se trouva derrière le marché au poisson,dans une cour étroite bordée de hautes murailles d’apparenceféodale.

Une sorte de tunnel s’enfonçait sous unemanière de pont que surplombait un grand crucifix paraissant blanctant les maisons avoisinantes condensaient de ténèbres dans leurspignons de bois vermoulu. Où aboutissait ce tunnel ? L’idée duquartier mystérieux que Clara désirait connaître fit qu’au lieu detourner les talons elle s’engagea courageusement sous cette voûteobscure.

Après quelques pas elle déboucha dans uneruelle ressemblant à un étroit et profond boyau. Des toits en dentsde scie et des pignons en escalier tailladaient le ciel opaque.

Il était à peine huit heures et cependant toutdormait dans ces habitacles de bois remontant aux Espagnols et dontaujourd’hui les mareyeurs, les marchands de moules et d’anguillesimprégnaient les parois des iodures de leurs marchandises. À untournant de cette ruelle le passage lui fut barré par un immenseédifice, un vieux « steen »[3] flanqué detours et de clochetons à chaque angle de ses façades et soubassé decontreforts comme un manoir féodal.

En approchant, Clara constata qu’au bas de cemonument s’ouvrait une arche analogue à celle qu’elle venait defranchir.

Cependant elle commençait à se repentir de sonescapade et allait rebrousser chemin, lorsqu’elle perçut, dans lesilence claustral de cette région, une musique entraînante, unesymphonie de harpes, d’accordéons et d’archets.

Les sons partaient de l’autre côté de cenouveau tunnel. Ces accords précipités, rythmés comme descinglements de fouet et des coups d’éperon, vainquirent la peur dela noctambule et elle enfila en courant ce corridor louche.

À la sortie la voie s’élargissait brusquementet dévalait en pente douce. Le bruit partait du bas de la rue.Clara continua de marcher à sa rencontre.

À mesure qu’elle avançait, la rue d’abordmorne et noire comme le quartier qu’elle laissait après elle, seréveillait et se peuplait. Des groupes de rôdeurs longeaient leshautes maisons aux rez-de-chaussée illuminés et aux portesouvertes. Des ombres des deux sexes passaient et repassaient devantles carreaux mats garnis de rideaux rouges.

Sur presque chaque seuil une femme en toiletteblanche, penchée, tête à l’affût, épiait des deux côtés de la ruel’approche des clients et leur adressait de pressantes invites.

Matelots ou soldats déambulaient par coteries,bras dessus bras dessous, déjà éméchés. Parfois ils s’arrêtaientpour se concerter et se cotiser. Fallait-il entrer ? Ilsretournaient leurs poches, hésitaient encore jusqu’à ce que,affriandé par un dernier boniment de la marchande d’amour, souventl’un souvent l’autre donnât l’exemple. Le gros de la bande suivaità la file, les hardis poussant les timorés. Ceux-ci, les recrues,miliciens de la dernière levée, conscrits campagnards, fiancésnovices et croyants, que le curé avait mis en garde contre lessirènes de la ville, courbaient l’échine, riaient faux, un peuanxieux, rouges jusque derrière les oreilles. Ceux-là,esbrouffeurs, durs à cuire, remplaçants déniaisés, galants assidusde ces belles de nuit, poussaient résolument la porte du bouge. Etl’escouade s’engloutissait dans le salon violemment éclairé,retentissant de baisers, de claques et d’algarades, degraillements, de bourrées de matelots et de refrains decaserne.

D’autres, courts de quibus sinon de désirs,baguenaudaient et pour se venger de la dèche se gaussaient desappareilleuses et leur faisaient des propositions saugrenues.

Clara savait maintenant où était leRit-Dyk.

Elle se proposait de ne pas en voir davantage,chaque pas en avant serait le dernier ; puis elle se ravisaitet poursuivait encore.

La circulation devint plus difficile. Lesescouades de drilles se multipliaient en même temps que serenforçaient les théories des prêtresses. Outrageusement fardées,vêtues de la liliale tunique des vierges, les filles complaisantesse balançaient au bras de leurs seigneurs de hasard. Lessanctuaires d’amour, à droite et à gauche, se succédaient de plusen plus vastes et luxueux, de mieux en mieux achalandés ; dechapelles ils se faisaient temples. Au fronton de l’entrée de deuxbâtiments sans étage, Clara lut en lettres de feu,« Waux-Hall » et « Frascati ». C’étaient dessalles de bal. Des couples qui s’y rendaient, impatients,fringuaient dès la rue.

Une bouffée de vent frais chassa dans cet airchargé d’effluves érotiques et souleva la voilette de lapromeneuse. Inquiète, elle la rabattit sur son visage. Le fleuve, àmarée haute, se lamentait, les vagues battaient les pilotis desdébarcadères et on entendait aussi glouglouter l’eau envahissant lacale.

À présent, au lieu de longer les quais et des’éloigner de ces rues mal famées, Clara fit volte-face, rappeléepar une venelle qui débouchait dans l’artère principale et oùl’animation semblait plus furieuse encore. Elle détourna à gaucheet quittant le Fossé-du-Bourg, se trouva cette fois dans le Rit-Dykmême, au cœur de la paroisse de joie.

Ici, des façades hautes comme des casernescroisaient les feux de leurs fenêtres. Les vestibules pompéïensdallés de mosaïques, ornés de fontaines et de canéphores,renommaient les merveilles de l’intérieur. Et derrière les hautesglaces incrustées de symboles et d’emblèmes, sous les plafondspolychromes à l’égal des oratoires byzantins où dominaient lescinabres et les ors affolants, Clara devinait la débaucheéchevelée, les longues pâmoisons sur les divans de velours rouge etdans les larges lits de Boule.

La rue se saturait d’un composé d’odeursindéfinissables où l’on retrouvait, à travers les exhalaisons duvarech, de la sauvagine et du goudron, les senteurs du musc et despommades. Les fenêtres des étages ouvertes mais grillées commecelles d’un couvent, épanchaient sur la foule les relents capiteuxde l’alcôve.

Et ici, les femmes plus provoquantes que dansla grand’rue entraînaient presque de force les récalcitrants et lesbaguenaudiers. Et toujours le raclement des guitares, les pizzicatides harpes, les bourrées des musicos et les refrains desbouïs-bouïs, les cliquetis des verres et la détonation du champagnedominaient la pédale sourde de la foule.

Aux intervalles d’accalmie on entendaitpleurer l’Escaut contre ses berges, et parfois, la sirène d’ungrand steamer accoté sifflait rageusement la saturnale.

La parure sombre, l’allure dépaysée, laréserve de Clara avaient été remarqués par ce monde attentif, auxsens très aiguisés. Une sarabande de viveurs mondains qui venaientcontinuer dans ces régions gaies l’orgie commencée au restaurant,faillit l’enlever dans ses rets.

Les matrones se hélaient de porte en portepour se dénoncer cette intruse. D’horribles reproches lasouffletèrent. Des hommes avinés la regardaient sous le nez ets’acharnaient à ses trousses. Elle gagna peur et, n’osant plusreculer ou avancer, elle eut envie de se mettre sous la protectiondes argousins préposés à la surveillance de ces dédales, enprétextant d’avoir perdu son chemin.

En ce moment une lourde main s’abattit sur sonépaule, un souffle moite et brûlant courut dans son cou, et unevoix rude mais jeune prononça à son oreille quelques mots d’unelangue inconnue. Elle se retourna. Un mousse anglais, de belleencolure, emplissant bien sa culotte boucanée et son tricot bleu,la regardait de ses yeux d’enfant, des yeux qui avaient douze anscomme le corps en avait vingt ; et la bouche, non moinsfraîche et enfantine, répéta les mêmes mots d’un ton suppliant etmouillé. Du bord de son béret, campé en arrière, s’échappaient desfrisons de cheveux blonds qui offusquaient son front.

Comme Clara ne bougeait pas et se taisait, lejeune marin la prit par le bras et de l’autre main, pour mieux sefaire comprendre, il puisait rageusement dans son gousset, et luimontrait de l’or, tout le salaire d’une traversée de plusieursmois. Elle s’avoua la beauté de cet adolescent et son admirationgrandissait si impérieuse, la sympathie la gagnait à tel point quetoute lueur de raison allait s’éteindre. Mais un dernier éclairtraversa sa pensée endormie, hypnotisée par le désir ; aumoment où il l’entraînait, elle se vit perdue, salie, maudite parson père, la risée de la ville hypocrite et méchante, friande descandales ; et d’un mouvement brusque, elle échappa àl’étreinte de l’entreprenant blondin, se perdit dans la cohue, etcourut comme une dératée sans se retourner, poursuivie – luisemblait-il – par des rires et des huées, le sang affluant à sesoreilles, jusqu’à ce qu’elle arriva à la porte du logisMortsel.

Là, avant de sonner, elle s’arrêta, comprimales battements de son cœur, ses genoux se dérobant sous elle, et,moins pressée, elle se retourna vers les quartiers d’où elle venaitde s’enfuir ; presque repentante, à présent, de sa panique,tâchant de scruter les ténèbres, espérant qu’il l’avait poursuivie,le hardi camarade, qu’il allait la rejoindre, que la main dudompteur s’abattrait sur son épaule, qu’il reviendrait s’emparerd’elle et l’emporter quelque part dans un coin où ils ne seraientqu’à deux.

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