La Faneuse d’amour

Chapitre 22

 

– Tiens, voilà notre Sussel ! dit lavieille femme en regardant par la porte charretière, comme lacomtesse se levait pour partir.

Le gars, pipe aux dents, la veste et lafourche sur l’épaule, venait de la grand’route et enfilait lesentier de desserte, menant à la ferme des Trembles. À côté de luicahotait un chariot chargé de regain. De temps en temps il faisait« hiuë ! » ou claquait de la langue pour exciter labête que contrariait l’ornière. Dans la lumière jaune et aux rayonshorizontaux du couchant, le paysan et le véhicule paraissaientagrandis. Aux approches du soir, une pulvérulence de moucheronsfaisait vibrer l’air, et les tilleuls autour de l’église agitaientdoucement leurs dômes.

Clara d’Adembrode, suivie de la vieille, serendit dans la cour au moment où Sussel, aidé d’un valet, semettait en devoir de déchevêtrer ses chevaux, et de garer lacharrette dans le fenil. Absorbé par cette besogne, il n’avait pasencore aperçu l’importante visiteuse et sa mère dut l’appeler. Ilvida sa pipe, essuya du revers de sa manche son front en sueur, etaccourut, la casquette à la main. Clara lui montra le brassard quil’éblouit et devant lequel il s’extasia avec une envie de lepalper, mais retenu par la crainte de le tacher à ses mainsterreuses qu’il essayait d’un geste gourd et naïf de décrasser auvelours culottant ses cuisses.

– L’occasion se présentera plus tôt que nousle croyions d’inaugurer ce beau brassard en le trempant dans unrouge plus vif encore ! prononça-t-il ensuite avec unecertaine solennité.

– Que voulez-vous dire ? firent les deuxfemmes frappées par l’accent de résolution farouche qu’il mettaitdans cette affirmation.

– Voici. Les libéraux de la ville comptentdonner dimanche en quinze à Zœrsel, au Pigeon-Blanc, chezPiet Verhulst, un concert et une conférence. Ne serait-ce pas lemoment de leur faire expier notre déroute du 8 octobre ?

Le jeune Xavérien faisait allusion à desémeutes et à un commencement de guerre civile, qui avaientbouleversé Anvers, quelques années auparavant. À la suite d’uneélection législative, favorable à leur parti, les« catholiques » de toute la province, s’étaient donnérendez-vous à la ville pour fêter leur victoire par un défilémonstre de leurs partisans. Or si l’arrondissement d’Anversassurait une majorité aux catholiques, la ville même demeuraitacquise aux libéraux. Ceux-ci considérèrent la manifestation deleurs adversaires comme un défi, et, lorsque ce 8 octobre 188… lecortège triomphal se fut déroulé à travers les rues comme unimmense serpent, des groupes de jeunes libéraux, embusqués dedistance en distance, fondirent, canne levée, sur lespaysans,  – non seulement désarmés, mais encore embarrassés deleurs vêtements de dimanche, de leurs riches bannières deconfréries, et de leurs instruments de musique ; firent unépouvantable carnage de grosses caisses, de cuivres, de cartels etd’étendards chamarrés, bâtonnèrent d’importance, musiciens,porte-drapeaux et figurants en blouse, tandis que de la foule desspectateurs massés sur les trottoirs et aux fenêtres partaient,pour achever de terroriser les cohortes rurales, d’incessantes etféroces bordées de coups de sifflet. Le serpent qui allongeait simajestueusement ses anneaux le matin, coupé et recoupé en centendroits, ne parvint plus à renouer ses tronçons et à parcourir sonitinéraire. La panique s’était mise d’emblée dans les bandes de cesvillageois, dont beaucoup n’avaient jamais quitté les bruyèresnatales, et qu’intimidaient, dès leur arrivée, ces maisons plushautes que les clochers de leurs paroisses. Pris à l’improviste,harcelés avant d’avoir eu seulement le temps de se retourner et devoir d’où partait l’attaque, ils s’exagéraient le nombre de leursennemis. Grâce aussi à une adroite tactique, quelques centainesd’étudiants, voire d’écoliers, rossèrent comme plâtre et mirent enfuite une armée de plus de dix mille campagnards. On guettait lesmanifestants aux carrefours où la voie suivie par leurs troupes serétrécissait, s’engorgeait et les forçait de doubler leurs rangs.Alors ils passaient trois ou quatre de front entre une double haied’ennemis, dont les casse-tête s’abattaient sur leurs nuques sansqu’il leur fût possible de riposter ou sans que leurs amis pussentarriver à leur rescousse et les dégager.

Sussel qui venait d’évoquer cette journée,s’anima à ce souvenir et narra ses impressions personnelles à lacomtesse : – J’avais dix-neuf ans alors et, bombardon dansnotre fanfare Cœcilia, je précédais avec la société le contingentde Santhoven. Nous nous avancions, confiants et résolus, comme devrais gaillards, embouchant nos cuivres de toute la force de nospoumons pour étouffer le vacarme du sifflet desbleus[4].

Au milieu du morceau,  – c’était, jecrois, le numéro cinq du petit cahier vert,  – voilà qu’unebousculade nous fait perdre d’abord la mesure, puis le reste ;mon bombardon cogne le tuba de Polvliet mon voisin ; collésl’un contre l’autre, nous ne parvenons plus à remuer les bras. Noussommes serrés comme des dizeaux dans une meule. Aussitôt qu’ilsnous savent matés, incapables de bouger, les lâches abattent leursgourdins sur nos têtes et nos épaules. Un coup de trique crève lagrosse caisse. O le bruit désolé et sourd ! Le porte-drapeau,attaqué par les meneurs postés sur le trottoir de droite, inclinela bannière à gauche ; dix polissons, lestes comme des singes,l’ont déjà empoignée par le bout, tirent et pèsent de tous leursefforts sur la hampe, s’accrochent à l’étoffe, la mettent enlambeaux, brisent le bois, tordent et rompent le médaillier, sedisputent les médailles qui s’en détachent – tzing !vlink ! – nos médailles de festivals et de jubilés, nos prix,presque cent ans de souvenirs ! culbutent la statuette desainte Cécile, qu’ils lancent ironiquement vers un premier étaged’où les excitent et les applaudissent des femmes grimaçantes. Rienne reste plus de ce beau drapeau de velours vert, don du comted’Adembrode, père de votre mari ! mon cœur en saigneencore ! J’écumais, je rugissais ; paralysé des bras,j’essayais de mordre ; un de ces diables me frotte la bouched’un hareng pourri suspendu par une corde à sa canne, et mecrie : « Mords donc, si tu as faim ! Mors donc, têtede pipe ! » J’étais si furieux, que je ne sentais plusles coups de canne pleuvant sur ma tête… Cela dura jusqu’au sortirde ce boyau, peut-être deux, peut-être dix minutes… La rue s’estélargie, je me précipite pour rattraper les orphéons de Santvlietet de Stabroek qui nous précédaient. Il n’y a plus trace de cortègedevant nous. C’est folie de vouloir rallier nos hommes. Unenouvelle muraille d’assommeurs nous barre le passage. Éperdu,j’avise une étroite rue de traverse. Au fond de cette ruelle fuientles débris des sociétés que nous voulions rejoindre. Nous nousengouffrons, au pas de charge à la suite de ceux du Polder. Nouscourons, bâtonnés ici, hués plus loin, lapidés à tel coin, arrosésà tel autre, sans regarder derrière nous, sans nous arrêter, commedes moutons affolés par l’orage. La terreur finissait par nousenlever tout sentiment. Chacun songeait à soi seul. Nous nousbousculions pour nous dégager. On piétinait, on foulait aux piedsceux qui tombaient par terre. Ployant l’échine, rentrant la têteentre leurs épaules les plus braves cherchaient à se préserverderrière le dos du voisin. Il y en avait de pâles comme des veauxsaignés ; j’entendais de crânes gaillards glousser à la façondes poules ; d’autres claquaient des dents, d’autrespleuraient de longues larmes qui lavaient le sang de leursjoues ; les plus jeunes criaient :« Grâce ! » et le petit Jef Malsec, notre vacher, unenfant de dix ans, ne cessait d’appeler sa mère ! Mais lesbâtonneurs n’entendaient rien, s’amusaient à taper dans le tas, ettous riaient, riaient à en grimacer comme des diables. Et aprèsavoir traité ainsi les garçons de Santhoven, ils se livrèrent auxmêmes exercices sur les bonnes gens de Halle et de Viersel qui noussuivaient. Je ne sais comment j’arrivai au fond de Borgerhout, à laVille de Tirlemont, où l’omnibus amenant notre troupeavait dételé le matin. Lorsque je me tâtai pour me reconnaître,j’avais une éraflure à la joue, l’œil droit poché ; quatrebosses au front – deux de moins que mon bombardon – et les mainscontuses, car, convoitant mon instrument, ils voulaient me fairelâcher prise… Les camarades me rejoignirent l’un après l’autre,après de longs intervalles. Mais au milieu de la nuit, quand nousnous remîmes en route, la moitié des nôtres manquait encore…Quelques-uns ne rentrèrent au village que le surlendemain ! Etdans quel état ! Éreintés, affamés, blessés, couverts de boueet de sang ! Ah ! kermesse de Satan !… Je verraitoujours notre doyen, le vieux sonneur de cloches, un octogénaire,frappé au visage par un marmot à peine plus haut qu’une borne. Direque des cadets comme Broeks du meunier, comme Kartouss du brasseur,comme mon camarade Pierlo du charron, comme Wellens du maréchal, etcomme moi-même, des paroissiens solides à déraciner des chênes,cédèrent le terrain à des morveux ! On assommait nos anciens,on tapait même sur les femmes qui nous accompagnaient ; desmarmousets cueillaient en jouant nos pieuses cocardes rouges ànotre boutonnière et les y remplaçaient par les bleuetslibéraux ; alors que je n’aurais demandé à Dieu que de merendre l’usage d’un doigt, d’un seul, pour abattre d’unechiquenaude ces gueusillons ! De leurs balcons, les gueusesnous saupoudraient d’indigo ! Ah ! pour sûr les suppôtsde l’Enfer nous tenaient ensorcelés. »

Et il baissa la voix : « Polvlietn’a-t-il pas raconté que des lutins le pourchassèrent jusqu’àWommelghem, et qu’après l’avoir taquiné et maltraité de toutesfaçons, ils le jetèrent dans un marais où, sous forme defeux-follets, ils dansèrent une ronde de sabbat jusqu’à l’aubeautour de sa tête qui sortait seule de la vase. J’appris plus tardque quelques « rouges » attaqués en des endroits où ilsavaient les coudées franches, rendirent loyalement les coupsjusqu’au moment où la police des « bleus » les arrêtapour les loger à l’amigo sous prétexte qu’ils avaient commencé… Etquelle honte, quelle humiliation ! lorsqu’il nous fallutraconter cette déroute aux vieux, qui avaient assisté dispos etguillerets, le matin, à notre départ ! Ah çà, les Anversoiss’imaginent que quatre ans suffisent pour nous faire oublier desoffenses de cette sorte… Et ils se permettront de venir narguer aucœur de nos paroisses les « têtes de pipe » les« charrues bien pensantes » ! Qu’ils se présententet, aussi vrai qu’il y a un Dieu, je déviderai comme une fourchestupide leurs entrailles intelligentes !…

– Chut, Sussel ! dit la vieille Kathelyneen se signant, ne mêlez pas le nom de la divinité à des engagementsde haine.

– Laissez ! fit la comtesse que grisaitet qu’enfiévrait cette histoire de carnage racontée avec uneexaltation contagieuse par le jeune fanatique… « Sussel araison et cette haine est légitime ! »

Jamais il n’avait parlé si longtemps etlorsqu’il se tut, interrompu par sa mère, il parut embarrassé decette débauche de discours. Mais si quelque chose pouvait le rendreplus sympathique à Clara, c’était cette belle indignation, cetterancune, cette soif de représailles !

Elle aussi, qui avait pâti dans la chair deses bien-aimés paysans, aspirait au jour de la revanche, seulementelle la rêvait complète et c’est pourquoi elle combattit l’idée deSussel de s’en prendre à la poignée de braillards annoncés àZœrsel. Cette maigre vengeance mettrait les citadins en défiance etécarterait l’occasion d’une campagne plus sérieuse et plusefficace.

Sussel parut se rendre aux considérations deMme d’Adembrode.

– C’est égal, dit-il, je ne sais pas commentles bleus oseront se rendre à Zœrsel. Je comprends encore moins quele patron du Pigeon-Blanc prête son local à leursmanœuvres. Ce Verhulst, que je tenais pour un vieux chrétien deCampine, serait donc un Judas ! Allons, demain je pousseraijusque-là et j’en aurai le cœur net… Malheur à lui si le piéton m’adit vrai, à lui comme à tous ceux qui appelleront dans noscampagnes les massacreurs des campagnards… – Amen !murmurèrent la comtesse et Kathelyne.

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