La Faneuse d’amour

Chapitre 10

 

Toujours d’aguets, à proximité des colloquespopulaires, elle avait souvent entendu parler d’un quartier oùcouraient polissonner les Anversois et se soulager les marins.

Dans ses courses inquisitoriales à travers laville, elle fut longtemps sans rencontrer ces parages réputés queson imagination se représentait sous des couleursaveuglantes : des rouges exaspérés correspondant, pour l’ouïe,aux fanfares les plus stridentes et, pour l’odorat, à des bouquetsoutrageusement vireux. Flâneuse émancipée dont aucun chaperon necontrôlait les pas, libre de ses mouvements comme les jeunesAnglaises – le père Mortsel ne jurait plus que par les Anglais –Clara n’osa jamais pourtant s’enquérir de la topographie de cesantres où les femmes honnêtes ne s’aventurent que durant lecarnaval, pilotées par leurs maris et à la faveur du domino et duloup.

Clara savait le nom bisyllabique, Rit-Dyk, deces maisons de joie, et ce nom lui venait machinalement aux lèvresdurant ses heures malconseillères. Elle apprit aussi que cet élysées’agglomérait avec le quartier maritime et les vestiges del’ancienne ville.

Longtemps elle rôda par les rues de la régionbatelière et faillit prendre pour ces lupanars les sordidesauberges où logent, s’embauchent et se débauchent les simplesmatelots. Elle épelait les enseignes : Alla cita di Genoa –Posada Espanol – In der Stadt Hamburg – In the city of London –avec des envies de suivre dans un de ces bouges les gaillards debelle encolure qui y turbulaient.

D’abord elle ne parcourait qu’avec répugnanceces rues étroites et puantes où grouillait une populationcosmopolite, mangeuse de carrelets et de harengs, les hardesgoudronnées comme la carène d’un vieux navire ; mais engagéedans ces parages elle ne les quittait qu’après en avoir longé tousles méandres. Elle entrait dans la rue Chapelle des Bateliers parla plaine Falcon, se faufilait entre les camions lèges encombrantles abords de la Maison Hanséatique. Le matin, les voituriers des« nations »[1]venaient atteler à ces chars leurs chevaux énormes et les« bacs »[2]raccoler, au Coin des Paresseux, des compagnons aussi indolents querobustes. La manutention du port commençait à sept heures, leslourds véhicules s’ébranlaient avec fracas au milieu d’un concertde jurons et d’anguillades. Et à midi, les débardeurs fatiguéss’allongeaient sur les montagnes de marchandises ou sur leurshaquets. Souverainement plastiques les poses de ces forts decorporations. Charpentés à grands coups, le torse épais, croupéscomme leurs chevaux, ils allaient lentement, en gens sûrs de leurforce, avec majesté, ces coltineurs, aussi décoratifs que lesgrands navires noirs dont les mâts quadrillaient l’horizon à pertede vue des Bassins.

Souvent Clara rougissait sous sa voilettelorsque l’œil scrutateur d’un gabelou ou la prunelle expressived’un matelot la dévisageait ; elle redoutait de passer devantle Coin des Paresseux, mais la fascination physique l’emportait surla répugnance morale.

Là, demeuraient tout le jour les lazzaroniincorrigibles, la racaille des pilotins, les travailleurshonoraires, aussi admirablement bâtis que les bons bouleux, leslions éternellement au repos, se contentant de représenter, pipant,mains en poches, éborgnés par la visière de leur casquette raffaléeet de travers, adossés à la façade du cabaret, clignant des yeux,bâillant, se querellant et n’exerçant leurs biceps que pour seprendre au collet, sous l’influence du genièvre. Ils invectivaientles passants, raillaient ceux des leurs en train d’ouvrer,intimidaient les femmes par leurs gravelures.

Après de longues circonvolutions de barque quilouvoie, Clara revenait invariablement s’exposer à ce rassemblementpicaresque. Le cœur lui battait, son pas se ralentissait et ellecôtoyait avec une terreur délicieuse l’alignement de ces bayeurs.Quel que fût leur cynisme, ces bougres n’osaient pas interpelleraussi grassement cette dame que les guenipes de leur caste. Latoilette décente de Clara ne rappelait guère la mise excentriquedes gourgandines dont plus d’un de ces copieux gaillards apaisaitles fringales. Elle les intriguait ; ils se touchaient lecoude et se la désignaient sans parler ; se contentant debraquer sur la « madame » leurs yeux de félin qui seramasse prêt à bondir. Mais à peine avait-elle atteint le bout dela rangée que déjà les turlupins échangeaient leurs réflexions surla flâneuse ; celle-ci s’éloignait plus rapidement avec desenvies de s’arrêter et d’écouter les hommages de ses admirateursmal embouchés.

Elle reprenait sa course, s’arrêtait sans but,machinale, devant des étalages de victuailliers, d’opticiens, demarchands de casquettes, étourdie par le roulement du trafic et lebruit des disputes des mégères que vomissait, par intervalles,comme une gueule béante, l’ouverture noire d’une impasse. Ellerelisait les mêmes noms aux coins des rues, noms rogues oucroustillants, surtout évocatifs en langue flamande :Klapdorp, rue de la Culotte Bleue, Leguit, Kraaiwyk, Pensgat,Pont-Cisterne, Canal des Vieux Lions, rue du Coude Tortu,Schelleken, Coin-Riche. Nulle part ne luisaient ces syllabestroublantes : Rit Dyk.

Gabariers, « commis de rivières »,« capons » des canaux, tenanciers clandestins, fripiers,rôdeurs de quais, aide-bateliers, mousses en rupture d’engagement,arrimeurs en ribote, proxénètes des deux sexes, c’était là le mondequ’elle coudoyait.

Sur les trottoirs se colletait une marmaillede bâtards ; des fils de ribaude blonde comme la blondeGermanie héritaient du teint citronneux et des sourcils noirs deleur père, le timonier italien échoué une nuit chez le logeurallemand. Une fillette grasse et potelée descendait du croisementfurtif d’un lamaneur hollandais et de la servante d’un coupe-gorgeespagnol. Enchevêtrés comme des nœuds de vipérions, les polissonsse dégageaient au passage de la jeune bourgeoise, éblouis par cebout de jupon blanc qu’elle montrait en se troussant. Elle fixaitdans sa mémoire, pour l’évoquer souvent, comme de taquins fantômes,l’apparence des plus grands de ces gueusillons : tignassesbretaudées ou crépues, frimousses jolies mais déveloutées quil’avisaient avec plus d’effronterie encore que leurs aînés de toutà l’heure et riaient, et grimaçaient, et se tortillaient, endardant sensuellement vers elle, leurs langues rouges delouveteaux.

Elle prisait fort l’élégance pleine delangueur et de sensualité de certains adolescents de professionvague, immobiles durant des heures en face des grandes nappes d’eaufluviales sur lesquelles planent des vapeurs que le soleilconvertit en pulvérin d’argent. La casquette à large visière plateet à liseré d’or coiffe fièrement les visages de cespseudo-aspirants de marine. Se sachant regardés ces éphèbesrecouraient à des postures avantageuses : ils s’étiraient,ployaient et écartaient les jambes, esquissaient lentement et commeà regret des feintes de lutteurs, quittes à retomber dans leurcagnardise quand s’éloignait la belle passante. Et à force de lesemplir de la vision lubrifiante de la rivière et des nuages, ilsemblait à Clara que l’aimant pervers de l’eau se fût communiquéaux prunelles de ces contemplatifs.

Puis elle gagnait les canaux ou bassinsremplis de bâtiments mouillés contre à contre. Un pont tournants’ouvrait pour laisser entrer ou sortir quelque navire remorqué, etelle faisait halte parmi les piétons affairés, dans un embarras devoitures et de binards. En attendant que les bateaux eussent défiléet que le pont fût rendu à la circulation, un passeur godillaitdans son bac les personnes les plus pressées.

Clara, elle, avait toujours le temps ets’oubliait longuement sous les arbres ombreux le long des quais dufleuve. Avec leurs bâches goudronnées, les amas de marchandisessemblaient d’immenses catafalques autour desquels on aurait dit queles débardeurs, le coltin drapé comme une cagoule de pénitent, sûrset solennels dans leurs manœuvres, accomplissaient les rites d’unculte redoutable.

Les brises de l’Escaut rafraîchissaient sestempes trop battues. Les chaînes des grues grinçaient, des ballotss’engloutissaient avec un bruit sourd à fond de cale destransatlantiques ; on entendait tinter les cloches despaquebots et battre les pics des calfats radoubant les carènesavariées. Les chevaux géants continuaient d’émouvoir les longschariots. D’un côté à l’autre des bassins, les navires crachant lavapeur avaient l’air de vieillards bougons, grommelant quelqueinvective à l’adresse du voisin. Au loin, des voiles gonfléesfiguraient le jabot d’énormes pigeons blancs et le panache de fuméed’un steamer gagnant la mer s’élevait là-bas, au-dessus descampagnes, visibles plus longtemps que le fleuve, qu’une courbecachait à un quart de lieue de la rade derrière les polders deWaes. Et des mouettes sautillaient avec de petits cris aigus surl’eau blonde frangée d’écume.

Cependant le carillon de la cathédraleégrenait ses notes comme édulcorées au voisinage de la granderivière.

Clara songeait à l’heure et, attardée,regagnait l’avenue du Commerce, en tournant une dernière fois lesédifices babyloniens des docks et entrepôts.

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