La Faneuse d’amour

Chapitre 5

 

Clara avait pris tout particulièrement ensympathie un manœuvre arrivant chaque jour du village de Duffel parces matineux trains de banlieue qui drainent la main-d’œuvrerurale.

Il avait quatorze ans, soit cinq ans de plusque la petite Mortsel, un teint rosé de contadin, légèrementbriqueté par places, des cheveux de filasse, de bonnes jouespleines, de grosses lèvres, de grands yeux bleuâtres, humides,ahuris et comme douillets, la physionomie débonnaire, des membrespotelés, une carre robuste, l’encolure et les reins d’un goussaut,la démarche passive d’un athlète embarrassé de sa force.

C’était l’aîné de petits cultivateurs, mieuxpartagés sous le rapport de la progéniture que sous celui des écus.Ses parents le tenaient pour « innocent » ou« faible d’esprit » mais comme il était le plus grand, enattendant la croissance de ses frères ils l’envoyaient à la ville,malgré sa fêlure, gagner quelques centimes par jour.

Si la cervelle lui manquait pour devenirjamais un ouvrier passable, du moins serait-il apte au charriagedes matériaux et rendrait-il les services mécaniques d’une chèvreet d’un ascenseur.

Maîtres et compagnons l’eurent bientôt jaugéet se mirent à exploiter à outrance cette force brute et candideincapable de rancune, de colère ou même de volonté.

Flup Barend, Flupi comme ils l’appelaient,servit de bardot non seulement aux ouvriers, mais encore auxapprentis de son âge. Taillé en lutteur, il se laissait bernercomme le plus malingre des enfants de peine.

À six heures du matin, été comme hiver, par lefroid, la pluie et les ténèbres, les tapées de travailleurs rurauxguettent le passage du train en battant de leurs sabots les dallesdu quai. Un coup de sifflet prolongé annonce le convoi. Le fanalblanc, au ventre de la locomotive, grandit, s’écarquillé comme uneprunelle de cyclope. Le frein grince ; las de se morfondre, lecontingent de Duffel saute sur le marchepied avant que le trainn’ait stoppé ; s’accroche par grappes aux portières et, lesuns poussant les autres, s’enfourne dans les wagons de troisièmeclasse déjà occupés par des cohortes plus lointaines.

Flup Barend a toujours peine à se caser. Sescompagnons, après l’avoir appelé dans leur caisse se serrent demauvaise grâce, souvent les rudes espiègles le contraignent àrester debout et le repoussent à tour de rôle. Les plus avisés desgars, désireux de prolonger jusqu’à la ville leur somme interrompu,se sont emparés des bons coins, et s’allongent genou à genou. Lesturlupins envoient malicieusement Flup Barend s’empêtrer dans lesjambes des dormeurs. Alors empêchés de fermer l’œil, ceux-cisortent de leur torpeur pour dauber furieusement le manœuvre. Ousi, par exception, il parvient à s’asseoir et qu’il essaie aussi derabattre les paupières, ses voisins lui broient les côtes, letirent par le nez et les cheveux, pincent ses cuisses, et sesvis-à-vis lui insufflent dans les narines l’âcre bouffée de leurpremière bouffarde. Ces voyages fournissent le plus fréquent sujetdes conversations entre Clara et Flup, à la trêve de midi,lorsqu’elle entraîne le bénin garçon loin de ses persécuteurs et seréfugie avec lui sur le pas d’une porte. Car elle s’est éprise dusouffre-douleur attiré, de son côté, par les mines apitoyées de lafillette. Pour savoir les tribulations du trop placide Flup, sonamie doit l’interroger ; il ne se plaindrait pas du momentqu’elle l’a rejoint ; sa large face rayonne et il la mange deses yeux de chien fidèle. Clara pochette toujours, pour ce tête àtête du midi, une pomme, un sucre d’orge, un caramel au sirop ouune autre de ces friandises du pauvre qu’elle partage avec Flup ense servant de ses doigts et même, ce qu’il préfère, de ses dents.Au jeu d’osselets succédant à ces amoureuses dînettes, elle le batsans vergogne. Mais être vaincu par elle c’est de la jouissance.« Bon Flup, pauvre Flupi ! » ces mots reviennentsans cesse sur les lèvres de la petite, le bras passé autour del’encolure de cette excellente pâte de garçon. D’autres foisindignée de sa mansuétude elle le pousse à la révolte :« Fi le polton ! Pâtir avec des braspareils ! »

Flup promet de regimber, mais la premièretaloche le trouve aussi passif qu’auparavant.

Cependant Clara prend tellement à cœur lacause de son protégé qu’elle se brouille avec plusieurs maçons deses amis, et refuse désormais de jouer avec eux. Son enfantinetoquade pour le Mouton (c’est un des surnoms de Flup) amusebeaucoup l’équipe, rien moins que sentimentale, et ils punissent lagamine de ses bouderies et de ses infidélités en exerçant denouvelles brimades sur son favori.

À présent, elle passe la plus grande partie dujour au pied de la bâtisse où s’éreinte le bonasse apprenti.Trompant à tout instant la surveillance de Rikka, elle s’esquivepar un entrebâillement de la porte. Elle halète après la présencede son ami, elle n’a plus d’attention que pour Flup et les gestesde Flup : Elle l’attend dès le matin sur le chantier, àl’heure du débarquement des coteries rurales.

Le soir, au moment ou celles-ci détalent pourregagner leurs clochers, son cœur gonfle en voyant le blondinpasser la blouse bleue, par-dessus sa cotte de velours fauve etmettre en bandoulière la gourde de fer blanc.

Ces enfants prolongeaient leurs adieux commes’ils ne devaient plus se revoir ! Flup s’attardait, les yeuxrivés aux prunelles humides de sa mie et ses mains calleusesfroissaient les menottes moins gercées de la bambine.

Les journaliers de Duffel réclamaient Flupi,l’arrachaient même à ces caressantes étreintes, car ilsn’entendaient point se priver de leur principale amusoire :« Allez hop le Mouton ! Assez de tendresse. Il en fautpour demain, Marche ! »

Clara brûlait de lui baiser ces bonnes grosseslèvres de bigarreau, mais elle se retenait sous les regardsnarquois des autres, de crainte que cette caresse balsamique nerapportât de nouvelles bourrades au bien-aimé, et elle secontentait de le tâter le long du corps et de s’enfiévrer à latiédeur particulière que sa jeunesse entretenait dans ses grossiersvêtements de velours côtelé.

Il se dérobait à grand’peine à ces doucesprivautés, puis se mettait à courir pour rattraper les compagnonset s’insinuait dans leur rang, emboîtait leur pas accéléré.

Une fois deux plâtriers décoiffèrent Flup etjetant et rattrapant sa casquette sur leurs spatules, ils finirentpar plonger celle-ci dans la chaux vive.

En repêchant sa coiffure, le bardot faillitpiquer une tête dans la matière corrosive, pour le plus granddéduit des regardants.

Clara, que cette scène exaspérait depuis desminutes, n’y tenant plus, vola comme une guêpe sur l’un de cestourmenteurs, précisément ce grand échalas de Bastyns que son pèreavait si bien châtié autrefois, et l’agrippant aux jambes, se mit àle griffer, à le mordre, menaçant de lui crever les yeux.

L’autre paraît ces attaques en ricanant,n’osant molester la gamine de ce vigoureux Nikkel Mortsel. Celui-ciaccourut et fit lâcher prise à l’enfant. Mais pour éviter le retourde ces accès et mettre fin à cette ridicule amourette, Rikkaconduisit dès le lendemain la fantasque petiote à l’écolegardienne.

Ce fut le plus dur des châtiments. Clarasupplia, promit d’être très sage : « Je serai gentilleavec tous les compagnons ; je ne parlerai plus jamais à Flupi,surtout qu’ils sont devenus mauvais pour lui à cause de moi ;je resterai tranquillement assise sur le trottoir et regarderaisans bouger. »

Les parents se montrèrent inexorables. Tousles jours Clara fut écrouée dans la classe des mioches où, pourempêcher toute école buissonnière, Rikka la conduisait et venait laprendre.

Des mois passèrent.

L’enfant dolente n’entretenait qu’unepréoccupation : « À quoi pense mon Flupi ? Nem’a-t-il pas oubliée ? Souffre-t-il autant quemoi ? »

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