La Faneuse d’amour

Chapitre 20

 

Le dimanche suivant, au milieu du Salut,auquel assistaient les maîtres du château, le curé invita tous leshommes non mariés de l’assistance à rester dans l’église après labénédiction. Le comte et la comtesse allaient sortir avec le grosdes fidèles, mais le pasteur s’approcha du banc-d’œuvre et les priade demeurer. Lorsque la masse se fut écoulée lentement aux dernierssoupirs de l’orgue, le prêtre, entouré du bedeau, du sacristain etde ses acolytes, fit ranger les gars en demi-cercle, devant lui,face au tabernacle, toussa, se tamponna la bouche de son mouchoir,inclina quelques secondes sa tête blanche de septuagénaire pour serecueillir ; puis, se redressant abordant directement sonsujet, il commença d’une voix claire :

« Mes chers garçons, en présence destemps difficiles que notre sainte religion traverse, j’ai résolu,de concert avec les seigneurs d’Adembrode,  – ici, il setourna en s’inclinant vers les châtelains d’Alava, et ceux-cirépondirent de leur stalle par un signe d’assentiment,  –d’établir à Santhoven la « Société deSaint-François-Xavier. »

Un murmure favorable, un frémissementapprobateur courut parmi le groupe des blouses bleues.

Le prédicant poursuivit son allocution dansune forme familière et imagée, en racontant quelques épisodes de lavie du grand saint, le courageux apôtre des Indes et du Japon. Puisil aborda l’éloge de l’œuvre : elle constituait une sorte deforteresse élevée contre l’invasion de l’hérésie dans lescampagnes. Les « libéraux » – non plus calvinistes commeautrefois, mais franchement athées, ce qui est pire – rôdaient,ainsi que des loups, autour des paroisses fidèles. Jusqu’à présentils ne causaient pas de ravages dans les bergeries du Seigneur,mais un jour ils s’enhardiraient et arracheraient peut-être aubercail, à force de ruse et de mensonge, quelques ouailles trop peudéfiantes ; les loups d’aujourd’hui ne recourant plus à laviolence comme les anciens loups, mois rusant et caponnant à lafaçon des renards.

Le prêtre continua en semblant s’adresser auxdeux nobles auditeurs :

–  » Notre sainte milice neguerroyera pas uniquement contre d’impies compatriotes, elleenrayera l’influence de l’étranger, celle des Français sans Dieuautant que celle des Allemands hérétiques. Voyez Anvers, la grandeville ; c’est à peine si elle appartient encore aux Anversoisde race. Les Allemands y foisonnent. Débarqués sans sou ni maillesur les bords de l’Escaut, aujourd’hui ils tiennent le haut du pavéet affament les enfants de la ville. La néfaste influence wallonne,la « doctrine » comme on l’appelle, avait déjà préparécette spoliation. Je vous le dis, la conquête de la grande ville,joyau de ce royaume, résulte de la coalition des marchands wallonset allemands, avec la complicité de quelques Anversois, traîtres oudupes, ceux-ci inspirés par le mépris de l’autonomie patriale, lelucre égoïste, l’ambition d’une puissance illusoire, la haine deDieu et de son Église ; ceux-là bernés par de grands motslibérâtres.

« Mes chers frères, mes amis – ilreparlait à l’intention de ses auditeurs ruraux – si je m’occupedes Allemands et des Wallons à Anvers, c’est parce que, maîtres decette place convoitée, ils traiteront aussi en pays conquis lescampagnes environnantes. Que diriez-vous le jour où des Wallons etdes Allemands achèteraient les terres de vos aïeux, deviendraientdes propriétaires de vos fermes, et vous opprimeraient, vous autreslibres garçons, vieux chrétiens et Flamands invétérés, comme ilspressurent déjà le peuple d’Anvers ? Que diriez-vous le jouroù les protestants construiraient leur temple et logeraient leurdominé en face de votre église et du presbytère de votrepasteur ? Ne croyez pas que je veuille vous effrayer.Hérétiques de toutes sectes provignent à Anvers. Au sud de laville, plusieurs maisons de plaisance ont déjà été achetées par desjuifs allemands. Vous voyez-vous dominés par ces deïcides ?Imaginez-vous par exemple, un de ces messieurs maître du domained’Alava ?… »

Les écoutants dressaient l’oreille à cesinquiétantes hypothèses, s’agitaient, se regardaient l’un l’autre,se sentaient le coude ; déjà enrôlés, bouillants, prêts àmarcher contre l’ennemi que leur indiquerait leur pasteur. Sesdernières phrases surtout avaient porté. De sourds grondementssortaient de leurs gorges et leurs yeux fulguraient, menaçants.

L’orateur calma du geste cette effervescence,intérieurement flatté de l’effet de sa parole, et reprit :

–  » Si j’ai tardé à fonder ici lasainte milice, c’est parce que je la savais établie de fait parl’accord de tous mes paroissiens. Aujourd’hui que l’ennemiapproche, il s’agit de nous compter, de nombrer nos forces, et denous organiser régulièrement afin de nous rattacher au grand réseaudes confréries Xavériennes qui couvrira bientôt le Polder, laCampine et la Flandre jusqu’à la Mer. Je le constate avecfierté ; ma confiance en votre concours ne se trompa point.Merci d’être venus en rangs aussi pressés. »

Et s’animant, avec une chaleur attendrie. – » Oui, je reconnais bien à cet empressement lespetits-neveux de ces patriotes en sabots de nos cantons deSanthoven et Lierre, qui défendaient, sous la Furie Française,leurs églises, leurs clochers, leurs prêtres et leurs foyers contreles sans-culottes liberticides. Vous savez, Monsieur le comte,qu’un « doctrinaire » Gantois osa soutenir, il n’y a paslongtemps, en pleine Chambre, que notre pays ignora toujours laliberté avant le régime républicain ? Oui, mes amis, vous vousrefusez de croire à cette abomination, un Gantois, un Flamandsemblait regretter ce régime-là ! Vos pères la connurent etl’apprécièrent mieux cette « liberté comme enFrance » ! Quelques anciens de ce clocher pourraient enparler. Ils la reçurent comme la peste, et ils firent bien. Inutilede vous rappeler la façon dont ceux d’ici se comportèrent. Ce sontdes traditions impérissables dans notre village.

« Je termine. Jeunes gens, mes chersfils, vous vous ferez tous inscrire dans notre pieuse confrérie,prêts à vous révolter, comme les héroïques conscrits de 98 et 99,contre les ennemis de votre berceau, de vos gloires, de votre raceet de votre Dieu. Amen. »

Si un mélange de fierté, d’ardeur belliqueuse,d’enthousiasme religieux, enflammait toute cette jeunesse sanguineà cette harangue, personne dans l’auditoire ne l’avait écoutée avecune volupté plus immense que la comtesse Clara d’Adembrode. Il estvrai qu’elle entrait pour moitié dans cette levée de boucliers.Consultée par son confesseur sur ce projet de confrérie, elle yadhéra avec passion et elle-même inspira au prêtre l’esprit et luidicta les termes de cet appel aux armes, irrésistible comme unsursum corda.

On procéda sur le champ aux enrôlements. Lecuré appelait les volontaires par leurs noms : Frans Pierlo,du charron, un dégourdi, nerveux et élancé, aux yeux bleuséveillés, aux cheveux blonds comme le chanvre ; JakkePolvliet, dit le Rosse-Kop, la Tête-Rousse ; Tybaert, NandMorgel, Gile Goulus, Willem Kartous, le fils du brasseur, appelé leMerle à cause de son talent de siffleur ; Jean Broks, legarçon meunier ; Sus Wellens, le maréchal-ferrant ; StanMalcorpus, le colombophile, héritier d’un cultivateurrenforcé ; Sander Basteni ; Warré Pensgat, le tueur decochons, etc., etc.

Tous, gars de quinze à trente ans, de crânescompères, bras ballants, grimpaient d’un pas délibéré, maisrougissant sous leur hâle, les marches du chœur et s’approchaientdu sacristain qui les inscrivait sur un registre neuf, relié enrouge, doré sur tranche, à la suite d’un règlement dont il leurdonnait lecture pour la forme. Lorsque les miliciens repassaient,Warner assis dans son banc à côté de Clara, dévisageant aveccomplaisance ces francs gaillards, arrêtait ceux de saconnaissance, les félicitait et les exhortait cordialement. Ilvenait de taper sur les joues du petit Jef Malsec, un garçonnet dequatorze ans, le junior de la confrérie, lorsque le curé appelaSussel Waarloos.

Alors un grand brun, le plus fringant et lemieux bâti de ce défilé de solides cadets, escalada à son tour lesdegrés du chœur. Aucun ne portait avec plus de rondeur et d’aisancele sarrau bleu turquin fraîchement repassé et la culotte de drapnoir. Clara reconnut aussitôt dans ce jeune paysan, malgré leharnois luisant des dimanches, son botteleur au travail de l’autrejour. Il ne pouvait y avoir à Santhoven une seconde paire de cesyeux expressifs et fidèles, radieux comme l’or, et graves comme lebronze. En regagnant le rassemblement de ses camarades, il saluarespectueusement les châtelains d’Alava, mais Warner l’arrêta parla blouse :

– Un moment, Sussel, un moment, meilleur descamarades… Enchanté de vous revoir au pays… Et on s’est biencomporté au service, m’ont appris les échos… Pas une punition detout le temps, et les galons de caporal après trois mois… C’estbien, ça ! On voulait vous retenir en vous nommant sergent,mais vous préfériez votre semoir de cultivateur à la giberne ou àla sabretache… Non seulement je comprends ce choix, mais jel’approuve… Et aussitôt que vous êtes revenu ici, muni de votrecartouche libératrice, vous vous êtes mis au travail sans vouscroiser les bras et sans riboter… À la bonne heure ! De mieuxen mieux… Je vois aussi à votre mine, mon cher garçon, que lerégime de la garnison n’a pas atteint votre belle santé et conclus,avec non moins de satisfaction, de votre édifiante présence à cetteréunion, que la Ville n’a pas entamé davantage votre conscience devrai Flamand… Une poignée de main, mon garçon ! Tope !…Madame,  – fit encore le comte en s’adressant à Clara, quifeignait par moments de se retourner, redoutant cette confrontationinespérée,  – voici le descendant des fermiers les plusdévoués à notre maison. Le bisaïeul de cette tignasse friséeaccompagnait le mien, ce Jean d’Adembrode à qui vous vousintéressez tant, dans ses escarmouches contre les brigands àtravers la Campine… À en croire la fermière actuelle des Trembles,la vieille Kathelyne, Bout Waarloos avait l’âge de Sussel quevoici, et lui ressemblait comme un jumeau, le jour où il tombamortellement près des glacis de Hasselt et en même temps que notreancêtre. Lorsque ceux de Santhoven, qui faisaient partie de l’arméedu brave général Elen, ramassèrent les deux cadavres, ils setenaient enlacés et c’était comme si, dans la mort, Bout eût voulufaire au comte Jean une barrière de son corps… Ne soyez donc pasétonnée du cousinage des d’Adembrode et des Waarloos… Nos deuxsangs ont mieux fait que se lier par des alliances ordinaires, ilsont coulé ensemble, et se sont confondus dans un même holocaustepatrial ! Quelle proximité du sang vautcelle-là ? »

Comme Sussel se retirait un peu gêné par ceséloges, mais ému et radieux au fond, fier surtout de la poignée demain que, sur l’invitation de son mari, Clara, plus émue encore,avait donnée au descendant de Bout Waarloos, le comte ajouta :« La ferme des Trembles qu’ils occupent fut cédée par mon pèreaux parents de Sussel lorsqu’ils se marièrent… Nous nous chargeronsaussi, si vous voulez, de l’établissement de ce vaillant garçon.C’est presque mon frère de lait, nous avons germé côte àcôte. »

Durant cette présentation, tous les assistantss’étaient fait inscrire.

Il restait à élire les chefs de la nouvellesociété. À cet effet les nouveaux Xavériens se rendirent dans lasacristie où ils pouvaient délibérer sans troubler la majesté dusanctuaire. À l’unanimité, sans débat, ils désignèrent le comtepour président. Warner refusa en alléguant sa santé précaire etleur proposa d’appeler au fauteuil Sussel Waarloos, en accompagnantsa motion des souvenirs qu’il venait de rappeler à sa femme.« En tant que milice, proclamait-il entre autres, il faut pourvous conduire un véritable soldat. Or voici un militaireirréprochable, un caporal que son amour du pays a rappelé parminous, capable mieux que personne d’enseigner la discipline, lamarche et la manœuvre. » Mais Sussel et les autresprotestèrent. Force fut au comte d’assumer la présidence, car àcette condition seulement le jeune Waarloos accepta le grade deporte-drapeau ; Pierlo fut nommé secrétaire et Malcorpustrésorier. Après cette élection les gars allaient se séparer, quandle curé, qui avait échangé quelques mots avec Clara, lesarrêta :

« Une communication encore. Certainsd’avance que vous prendriez à cœur de composer la milice Xavériennela plus zélée et la plus nombreuse de ces cantons, le comted’Adembrode et sa noble épouse en ont accepté le haut patronage, etpour payer leur bienvenue, ils désirent vous traiter tous ce soirau château. La noble comtesse prend également l’engagement debroder de ses mains vos insignes et vos scapulaires, l’écharpe devos commissaires, le brassard de votre porte-drapeau et aussi lemédaillon à l’effigie de votre saint patron qui doit figurer aucentre d’un superbe drapeau offert encore, faut-il le dire, à votreconfrérie d’élite par nos très hauts et très aimés seigneursd’Adembrode. »

Le voisinage du tabernacle empêcha les paysansd’applaudir et de crier vivat, mais au sortir du cimetière, ilsattendirent au passage le comte et la comtesse et, massés sur leparvis, ils leur firent une ovation en agitant leurscasquettes.

Le soir, au souper servi dans la grande salledu château, l’enthousiasme des convives se donna libre carrière. Lacomtesse resta jusqu’à la fin.

Elle avait placé le curé à sa droite et Susselà sa gauche. Elle causa beaucoup avec le prêtre, mais son autrevoisin la requérait autrement, quoiqu’elle ne s’en occupâtostensiblement que pour l’engager à reprendre d’un plat. Seulement,quelle caresse il y avait dans cette voix et quel velours dans ceregard ! Sussel en oubliait l’appétit et s’il continuait dejouer des mâchoires, c’était de peur de contrarier la « bonnedame ».

Les fumées du vin généreux provoquaient chezce petit parleur des expansions extraordinaires. Il n’aurait suquelle extravagance, quel coup de tête, quelle prouesse decasse-cou, entreprendre sur-le-champ, afin de prouver sondévouement aux d’Adembrode. Et lorsque son lyrisme exceptionnelprenait en défaut son vocabulaire, suspendu aux lèvres et aux yeuxde la comtesse d’Adembrode, de cette femme si supérieure aux autresmortelles, il éprouvait des envies furieuses de l’assimiler à laMadone et d’entonner en son honneur les cantiques du mois demai.

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