La Faneuse d’amour

Chapitre 31

 

Depuis son accouchement, la comtesse n’avaitpas recouvré sa carnation rubénienne, mais chaque fois qu’ellerevoyait Waarloos elle se sentait devenir blanche et froide commes’il ne lui restait plus une goutte de sang.

Son mari, invoquant sa faiblesse, avait voulula détourner de l’idée de participer au pèlerinage. Elle s’entêta àl’accompagner, consentant tout au plus à faire en voiture la plusgrande partie du trajet.

C’est que la présence de Sussel à ces actionsde grâce l’attirait impérieusement.

Lui se rendait à Montaigu non seulement pourremercier Marie, la grande Propitiatrice, de la naissance du jeunecomte, mais pour demander à notre Gentille Dame de bénir aussicomplaisamment son mariage avec la blonde Trine. Sa fiancée étaitdu voyage. La comtesse, n’évitant le Xavérien que parce qu’elleraffolait plus que jamais de lui, tenait à repaître son désespoirdu spectacle de leur bonheur.

Sussel, ayant conféré avec son maître, serendit auprès du cocher du landau et à eux deux ils retirèrentd’une caisse la magnifique bannière promise par les d’Adembrode auxXavériens. Ils fixèrent à la hampe dorée, surmontée d’une croix, lalourde pièce de brocart, chargée de broderies d’or nue, au milieude laquelle se détachait l’extatique figure de saint François.Cette effigie, remarquablement exécutée, était le dernier ouvragede la comtesse avant sa délivrance. Des fanons garnis de crépinependaient aux deux bouts de la traverse et aux pans dugonfalon.

L’honneur de porter l’étendard des Xavériensrevenait à Sussel Waarloos. Il ceignit le brayer, les coudes aucorps, empoigna la hampe à deux mains, et, se cambrant sur sesjarrets, le torse un peu renversé, tête haute, il se plaça, àl’exemple des autres porte-bannière, en tête de ceux de saparoisse.

Pierlo, le dévoué camarade, que balafraitencore la cicatrice de sa blessure, Kartouss, Malcorpus, Wellens,Basteni, Malsec, tous les Xavériens et toutes les bonnes gens deSanthoven s’exclamaient sur la munificence de leurs seigneurs.

Ceux des autres paroisses coulaient desregards non exempts d’envie, vers le riche présent. Toutesémerveillées, des femmes, plus expertes, tâtaient le tissu et lesapplications.

Aucune ne regardait ce guidon comme Trine, lajeune héritière du fermier Zwartlée de Grobbendonck. Le bleulimpide de ses yeux semblait vouloir se noyer dans ceséblouissantes couleurs ; la fleur de ses joues poteléess’avivait ; la rondeur plantureuse de son buste se soulevaitvisiblement. Lorsqu’elle eut levé ses claires prunelles vers lenouveau drapeau avec une expression ravie, elle les ramena, à lafois luisantes de fierté et mouillées d’attendrissement, sur lecrâne et ferme gonfalonier, et, le regard de Trine Zwartléerencontrant celui de Sussel, les deux promis rougirent comme despivoines.

La comtesse surprit de loin ce tacite échangede confidences. Ses yeux, chargés de passion, durent atteindre lesjeunes gens de leur fluide, car, simultanément, ceux-ci seretournèrent de son côté. Elle s’appuyait sur le bras de son époux.Son visage décomposé frappa les fiancés.

– Ne trouves-tu pas que notre bonne damed’Adembrode a l’air plus malade depuis ce matin ?… Si on ne laconnaissait pas, on croirait même qu’elle se ronge l’âme… Vrai, enla regardant j’aurais autant envie de la plaindre que de laféliciter…

– Tu as raison, Trinette, moi aussi je luitrouve la mine sens dessus dessous. Mais ces apparences ne doiventpas nous tromper. Écoute, nous prierons bien chaudement pour elle,pour la plus noble, pour la meilleure créature du bon Dieu.Demandons-lui de ne pas la rappeler trop vite près des anges…

Mais ils eurent beau s’exhorter à laconfiance, pour la première fois de la journée, une ombre passa surla félicité candide des promis, et tous deux pressentirent, sansoser se l’avouer l’un à l’autre, un mystère désolant.

Cependant le doyen de Lierre entonnait àpleine poitrine l’hymne Ave Maris Stella, et la processionse remettant en branle, toutes les voix se joignirent à celle dupasteur, exaltèrent à l’envi l’Étoile du marin.

Trine Zwartlée courut reprendre sa place dansles rangs de ses compagnes d’où, soprano gracile, elle entendit lavoix cuivrée de Waarloos dominer le reste du chœur.

Comme les pèlerins signalaient ainsi leurapproche, le bourdon de l’église sonna à pleine volée. On auraitdit une céleste bienvenue ; aussi clamèrent-ils encore avecplus de chaleur et d’énergie.

Pour cette dernière trotte, les malades et lesperclus étaient descendus des charrettes et des omnibus ; ilsse traînaient sur des béquilles ou bien leurs proches et leurs paysles soutenaient et les stimulaient par des exhortations filialementbourrues.

La nourrice du jeune comte d’Adembrode,portant entre ses bras le précieux poupon, marchait à présent auxcôtés de ses maîtres, derrière la « procession » deSanthoven.

À mesure qu’ils approchaient, ilsdistinguaient les détails de l’architecture, les ornements, lespilastres, les archivoltes, les statues et les stèles du portiquejésuite.

La porte béante leur permettait de plongerjusqu’au chevet du chœur, où des herses de cierges larmaient d’orles ténèbres.

Et maintenant, sur la route, des closinterrompaient les pâturages, la longue enfilée de marmenteauxcessait ; la grand’route devenait la grand’rue. Ils passèrentdevant une énorme baraque en bois, le panorama de Jérusalem, commel’annonçaient de prolixes affiches sur tous les murs et sur desécriteaux plantés à chaque carrefour. Des villageois, arrivés dansla journée, psalmodiaient avec les nouveaux venus. Un concoursénorme se pressait à Montaigu, mais les flots de blouses et demantes s’ouvraient pour livrer passage à ces renforts. Des groupesapparaissaient aussi sur le seuil et aux fenêtres deshôtelleries.

Comme la procession allait traverser le pontjeté sur les anciens remparts de la villette, dans le portailténébreux une croix d’argent jetait une fulguration bleuâtre. Puison aperçut l’acolyte, en soutanelle rouge, qui portait cette croix.Derrière l’enfant, le desservant, un vieux prêtre en rochet dedentelle et en étole d’orfroi psalmodiait, le psautier à la main.Et des vieilles marmottantes se bousculaient après le curé. Cetteprocession marcha à la rencontre de l’autre.

Lorsqu’elles s’accostèrent, l’enfant de chœuret le doyen de Montaigu firent volte-face et, la croix toujours enavant, conduisirent les Campinois dans la basilique.

Au moment où le chœur suppliant,suggestivement discord, s’épandait sous la vaste coupole, lesorgues dégonflèrent leurs poumons condensant tous les concerts dela nature, la musique des vents, des flots, des arbres, et lesgazouillis des oiseaux et les meuglements des vaches. Les pèlerinsse poussaient pour se rapprocher des tabernacles, puis tombaient àgenoux avec tant de rudesse que leurs tibias craquaient sur ladalle.

Le dernier office venait de finir ;pourtant les fidèles pullulaient encore dans la nef et lesbas-côtés ; ces contemplatifs ne pouvaient se résoudre às’arracher à ce séjour choisi par la Vierge pour être le théâtre deses merveilleuses complaisances. Le chant cessa, l’orgue se tut etau murmure rapide, martelé des Ave, succéda l’oraison desaint Bernard pressante et mélancolique comme une recommandationd’adieu.

Tous les yeux étaient amoureusement fixés versla mignonne Dame, presque noire, blottie au fond du retable dansune niche d’argent massif, derrière laquelle un arbre desséché,palissé, déployait ses branches nues en manière d’espalierhiératique. C’était le chêne dont le feuillage abritait à l’originela statue miraculeuse.

Cependant, des sacristains éteignaient leluminaire, ne laissant brûler qu’une lourde lampe ciselée dans leplus noble métal, et suspendue à la voûte par des chaînes d’argent.Le lendemain les pèlerins entendraient une messe cardinale. Mais,anticipant sur leurs dévotions, avant de s’écouler au dehors,chaque paroisse de dresser dans les candélabres un cierge colossal,pesant force livres de cire, entouré de bandelettes coloriées et àmi-hauteur duquel se détachait, en grosses lettres d’or, sur uncartel enguirlandé de fleurs, le nom de la commune donatrice. Puisils firent, en se traînant sur les genoux, et les bras en croix,les stations du Golgotha, figurées en marbre blanc autour del’église.

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