La Faneuse d’amour

Chapitre 33

 

La nuit régnait encore, lorsqu’elle seréveilla sans s’être couchée. La cloche s’ébranlait dans lecampanile du dôme. Elle se rappela que la première messe secélébrait à quatre heures à l’intention des partants matineux.

L’envie lui prit d’assister à cet office. Elles’humecta les tempes, s’enveloppa dans un long manteau dont ellerabattit le capuchon sur son visage et gagna doucement la rue.

Comme elle pénétrait dans l’église, lesacristain allumait les cierges de l’autel ; le reste duvaisseau plongeait encore dans les ténèbres compactes. On auraitdit une crypte.

La comtesse était arrivée la première. Elledemeura dans les bas côtés agenouillée près d’un pilier. Lesfidèles se tassaient d’abord à proximité du tabernacle d’argentdont la blancheur éblouissante, presque sidérale, lançait deséclairs de coupelle et sur lequel se profilait énergiquement lapetite madone noire.

Une clochette tinta et du jubé obscur, piquéseulement de deux fanaux tremblotants, des brouillards de sonsd’orgue s’abattirent, lourds, rauques, pâteux, comme les derniersbâillements d’un géant qui se réveille. Le célébrant parut, vêtu derouge, en commémoration du martyr du jour et entonnal’Introït.

Les paysans déferlaient sans cesse comme desflots à marée haute et entouraient la comtesse au point de luicouper la retraite si elle avait voulu sortir. Ils envahissaient letemple avec un empressement féroce, touchant dans son irrévérence.Ils y apportaient une piété fauve.

Quelques-uns, encore hébétés par le sommeil,déambulaient en trébuchant et, les yeux gros, ils tournaient lespoings dans les orbites.

Les pieds des chaises déplacées grinçaient surla dalle. Des toux pénibles, des expectorations séniles, desquintes de coqueluche se répercutaient en échos cassés.

L’ombre empêcha longtemps Clara de démêler lesuns des autres, les individus dans ce grouillement. Puis l’auberéveillant avec des précautions d’artiste les couleurs des vitrauxde l’abside, des rayons s’en projetèrent par faisceaux ou paréventails sur le centre de la nef, puis une teinte de grisaille,livide, froide, succéda aux ténèbres des pourtours.

En se bousculant, les bourrus n’épargnaientguère la comtesse, que personne ne reconnaissait sous son manteaude pénitente. Ses prédilections collectives pour le peuple etsurtout pour les campagnards, noyèrent un moment la passion intenseportée à l’un de ces rustres. Elle se trouvait cernée dans ungroupe de jeunes blousiers dégageant une effervescente et chaudeodeur d’étable, des effluves de corps séveux secoués par leslongues marches de la veille. Et cette atmosphère produisait surson idée fixe l’engourdissement vague d’un anesthésique.

Les reflets des verrières trempaient deteintes fantastiques ces masses d’hommes et de femmes empêtrés. Lessarraux moites et fripés se violaçaient sur les dos arrondis. Claraobservait ses voisins dans leurs dévotions ; ces têtesbaissées, ces lèvres balbutiantes, ces yeux pleins d’appel,éperdument fixés vers l’immuable et souriante Notre-Dame, cesépaules carrées, ces bras musclés, ces jambes charnues, ces croupesrenforcées, sur lesquelles bridaient des houzeaux luisants etbrunâtres comme les glèbes.

La stupeur des prières hypnotisait les facesrugueuses ou mafflues. Des oraisons jaculatoires faisaient cesfanatiques se marteler la poitrine de leurs poings gourds. Ceux quin’avaient pas trouvé de siège s’asseyaient sur leurs talons.D’autres, immobiles, le menton dans les paumes de leurs mains, lescoudes sur les cuisses, paraissaient sommeiller. Et, à côté d’unrictus d’ascète, d’un ancêtre dur et osseux, s’épanouissaient desgalbes de jeunes filles, luisants comme une couverte ; plusloin se pétrifiait l’admiration bestiale presque douloureuse d’unadolescent étranglé par l’émotion. Des rosaires cliquetaient entreles doigts durillonnés des vieilles et les mains potes desfillettes égrenaient des chapelets bleus si mignons qu’ils tenaientdans une coquille de noix.

Cependant des faussets enfantins et grêles,les voies si ténues de la veille, tombaient de la turbine. De cesgosiers d’impubères, étroits, étranglés, la note fusait comme unmince jet d’eau visant un ciel lunaire. C’étaient de ces voix quela mue voile déjà, dont la caresse griffe, qu’on dirait toujoursprêtes à se fêler, qui tiennent encore plus de l’horreur douce deslimbes que de l’éblouissance des cieux. On en dotait par la penséeces têtes d’angelets joufflus, papillonnant sans corps et sansmembres dans les gloires des Assomptions.

À l’offertoire, une pièce blanche jetéepresque au juger, du fond de l’église, vint s’abattre dans un desvastes plateaux disposés sur des troncs devant l’autel.

Ce fut le signal d’une offrande générale,terriens cossus ou valets besogneux, gros fermiers du Polder ousabotiers et lieurs de balais de la Campine se dépouillaient,ceux-là de leur superflu, ceux-ci du métal laborieusementthésaurisé. Une grêle de florins et de jaunets, une averse de grossous, commença.

La comtesse voyait des bras se lever au-dessusdu remous des têtes, viser, ajuster, – des poignets faire ressortpour jeter l’obole jusqu’au but. Les courtauds se piétaient, lesparents soulevaient et portaient en avant leurs enfants malades,afin que ceux-ci offrissent eux-mêmes la pièce rédemptrice, larançon étant alors plus agréable à Notre Gentille Dame.

La chute incessante des oboles ajoutait uneétrange et crispante sonnerie aux cantiques du jubé, au plain-chantdu prêtre, aux ouragans de l’orgue et aux tintements de laclochette.

Alors la scène devint encore plus poignante.Les maroufles, fiévreux, affamés du pain des Âmes, se pressaient,comme le remous de la barre, de tous les coins de l’église et mêmedu parvis, vers la Sainte-Table. Bougons, rogues, des syllabes dejurons retenues sur leurs lèvres par la majesté du lieu, ilsjoignaient les mains, mais distribuaient de terribles coups decoude. Les faibles et les femmes dévoraient leurs cris.D’irascibles cochets se laissaient bousculer sans colère, quitte àtraiter leurs voisins de la même façon. Le prêtre semblait abecquerune nichée d’oisillons voraces.

Le soleil se levait sur cette scène. Lesviolettes et morbides couleurs des verrines se ravivaient à cesruissellements d’or fluide. Les visages, tirés et blafards,reprenaient leur fleur de santé villageoise. Les fanfreluches desbonnets et les fichus bariolés éclataient sur le moutonnement dessarraux et des mantes.

Et la comtesse, embrassant le banc decommunion, percevait jusqu’au frémissement de ces bouches avides dela chair d’un Dieu et le mouvement haletant de ces langues aucontact de l’Holocauste.

La passion s’exaspérant jusqu’à l’éréthysme,une jalousie sacrilège indisposait Clara contre le Ciel. Elleaurait voulu, elle, l’inassouvie, se savoir désirée avec cetteferveur par ces simples ; altérer du même amour ces gosiers,provoquer cette pâmoison, cet accès de désir, ce ravissement, cetoubli de tout, sauf d’un unique objet, chez cette horde de maraudspuissants.

Quand répandrait-elle par son approche, surleurs physionomies rebourses ou cruellement placides, cetteexpression d’idolâtrie suprême ? Oui, il semblait à lacomtesse que la Vierge et son divin Fils lui eussent volé latendresse copieuse de ces violents.

Quelles délices leur procuraient-ils donc, leSaint des Saints et la Toute Sainte pour les transfigurerainsi ?

Le prêtre suffisait à peine à nourrir cesaffamés.

Rassasiés, la première rangée de communiantslaissait retomber la nappe et se relevait d’un même sursaut ;d’autres, aussi safres, guettaient les vides de la table et lescomblaient.

À une de ces oscillations de la foule,produites par le va-et-vient des attablées, la comtesse eut lavision de deux têtes juvéniles mises en pleine lumière dans laflambée conquérante du jour.

Le désespoir, la jalousie, la passionsouveraine lui firent renier aussitôt cette foule convoitée siimpérieusement une seconde auparavant. Son épouvantable désir,surchauffé depuis le commencement de la messe, fondit sur une seuleproie. Elle cessa d’envier à Dieu le culte de ses créatures, pourne plus songer qu’à disputer Sussel Waarloos à Trine Zwartlée.

Car c’était bien le Xavérien qui communiait àcôté de sa future. Clara apercevait le profil perdu du jeune hommepenché doucement vers sa bien-aimée.

La petite paysanne, de même, ne semblait pasdétacher sa pensée de la terre. Au moment de s’agenouiller, leursprunelles, noyées d’une double ferveur, s’étaient rencontrées.

Avant de monter vers Dieu, leurs prières seconfondaient amoureusement.

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