La Faneuse d’amour

Chapitre 21

 

Huit jours après, la comtesse se présentait àla ferme des Trembles :

– J’apporte à votre fils son brassard deporte-drapeau des Xavériens ! dit-elle à la vieille fermièreKathelyne.

– Depuis midi le garçon charge le regain ducôté de Ter Broeck, fit la paysanne, mais il ne tardera pas àrentrer. Vous plairait-il de vous asseoir quelques instants ?…Oh ! que c’est beau ! se récria-t-elle, lorsque Clara,exhibant, déployé, le brassard de velours rouge frangé d’or où deslettres gothiques retraçaient l’anagramme de la confrérie… L’étolede Monsieur le curé pour la messe d’un saint martyr n’est pas pluséclatante. Jésus ! J’en suis toute aveuglée… Vous le rendrezfier comme un dindon, notre Sussel… Heureusement, c’est un trésord’enfant…

Lorsqu’elle abordait le chapitre des qualitésde son fils, la bonne pièce ne déparlait plus. Rien ne pouvaitintéresser autant Clara et elle se garda d’interrompre le bavardagede Kathelyne. Tout en jabotant de ce ton monotone et dolent desrustres, la paysanne trottait par la grande pièce, entrait etsortait, épluchait des légumes, pelait des pommes de terre, couraitpuiser de l’eau au puits, accrochait la marmite à la crémaillèresous le profond manteau de la cheminée. Voûtée, ratatinée comme unepomme blette, presque sexagénaire, encore alerte, et ingambe, sesyeux injectés pétillaient d’alacrité. Mariée sur le tard, elleavait eu six enfants dont quatre survivaient :

– Quels gros gaillards lorsqu’ils étaientpetits ! Arrondis comme des blaireaux. Sussel montrait à troisans des jambes comme ça, ma bonne dame et pesait dix kilos. Jen’exagère pas. Et il n’a pas maigri depuis lors… C’est encore ceque nous appelons un garçon du plus riche modèle… Et brave !Chose curieuse, Madame, il court sa vingt-quatrième année et nousn’avons jamais eu à nous plaindre de lui… Souvent je le trouvaistrop tranquille pour son âge, trop accroché à mes jupes… Et ilm’arrive même aujourd’hui de devoir le mettre dehors par lesépaules, le dimanche, pour qu’il prenne un peu de bon temps avecles camarades…

Il m’est revenu de l’armée aussi honnête,aussi affectueux, que lors de son départ… Jamais il ne boit unepinte de plus que ses jambes et sa tête ne supportent… et je nesache pas qu’il ait dansé quatre fois aux kermesses, ou soit rentréaprès dix heures. Quant aux filles je donnerais ma main à couperqu’avant son départ pour la troupe il ignorait encore comme c’estfait… et – n’allez pas vous moquer de lui – je ne suis pas éloignéede croire qu’il n’en sait pas davantage aujourd’hui. De toutes lesjupes ce sont les vieilles cottes de sa mère qu’il chiffonne leplus volontiers… Oui, il y a de quoi être fière de cecadet-là : j’attends que le premier blasphème sorte de sabouche et il paraît cependant qu’à la caserne le diable en récoltedes jurons. Et des saletés donc ! Nous ne nous plaindronscertes pas de l’innocence et de la timidité de Sussel, mon homme etmoi… Les gars en savent vite plus long qu’on ne le souhaiterait… etdès qu’ils ont mordu aux bêtises, ils y prennent goût… tâchezensuite de leur tenir la bride courte. Un matin ils s’envolent sansretour, et mariés ils nous oublient pour leur nouveau nid. N’est-cepas vrai, Madame !… Sussel ne menace pas de nous quitter. Ets’il entretient une amourette, ce dont je doute, pour sûr elle nel’assote pas… Il trouverait plus d’un sabot à son pied, s’ilvoulait de cette chaussure… Il me revient d’un coin et de l’autreque les filles de la paroisse le recherchent particulièrement.

… J’en sais même de jolies, de fort honnêteset de bien loties, que je lui recommanderai lorsqu’il sera temps,avec votre consentement Madame et celui de Monsieur le comte, notremaître… Celles-là affectent de la discrétion. Mais les mères voientsi loin lorsqu’il s’agit de leur fils… D’autres, des folles, ne secontentent pas de se déclarer ; elles s’imposent… Il y a mêmelongtemps que les provocations partirent de ce côté… Et ceci merappelle une histoire plaisante… Mais je ne sais vraiment pas si jepuis vous la raconter… Me voilà en train de jacasser comme une pieet de débiter à Madame des contes dont elle n’a que faire… Mongarçon serait le premier à me gronder, s’il m’entendait…

– Et en cela il aurait bien tort, ma braveKathelyne. Je prends plaisir, au contraire, à vous entendre :tout ce qui vous concerne vous et les vôtres, ne saurait êtreindifférent à la femme du comte d’Adembrode, crut devoir protesterla comtesse, très heureuse d’entendre parler du gars vers quil’entraînaient d’impérieuses prédilections. Et elle insista,vaguement intriguée, pour connaître cette aventure extraordinaireoù Sussel jouait le principal rôle.

– Vous saurez donc, reprit la commère, qu’il ya des saisons écoulées,  – Sussel pouvait avoir quatorze ans –mon homme s’avisa d’envoyer ce gamin surveiller les ouvriersmoissonnant là-bas dans notre pièce de Ter-Broeck, à l’autre boutdu village… Nous avions hésité longtemps à le laisser seul aveccette espèce ; des mercenaires et des vagabonds, rien demieux ; il ne s’en approchait jamais qu’accompagné de sonpère… Non, vous ne vous figurez pas quelle mauvaise race s’embaucheparmi ces aoûterons !… Plus d’un a sa conscience aussi bruneque son cuir… Dans ces équipes nomades, qui passent comme lessauterelles d’un champ à l’autre après l’avoir fauché ras,aujourd’hui en pleine Bruyère, demain de l’autre côté de l’Escaut,les femmes sont, sauf respect, encore pires que les hommes. Ellesse querellent, criaillent, et provoquent leurs compagnons en pleinjour ; si turbulentes qu’elles en ressemblent par moments àdes possédées… Encore une fois, pardonnez-moi mes dires peuchrétiens, mais ce sont de véritables chiennes en folie !…Toujours à railler, jamais un mot de raison, pas plus de pudeur etde retenue que la bête ! Ce sont elles qui se déclarent àleurs voisins de travail, et il est arrivé que l’ouvrier, encorenovice et non fait à ces manières, trop peu inflammable aux appasde l’une d’elles, fut assailli pendant son sommeil par toute labande femelle, déshabillé et forcé de se rendre… Nous connaissionsces mœurs, et vous comprendrez mes répugnances de mère… Pourtant cematin-là, Waarloos, appelé d’un autre côté, se décida à se faireremplacer par le gamin… J’ai dit que Sussel avait quatorze ans cetété, mais il en paraissait vingt. Il était imberbe commeaujourd’hui, mais déjà aussi étoffé qu’à présent. – Bah ! Sesdehors tiendront ces chiennes en respect, me dit mon homme pour merassurer. – À moins qu’ils ne les excitent ! répondis-je, peucrédule… On ne négligea rien cependant pour se concilier la bande.D’après la coutume, la première fois que le fils du fermier seprésente seul aux tâcherons pour faire œuvre de maître, il paye, enguise de bien venue, quelques litres de boisson aux journaliers quile félicitent et lui font hommage de la prime gerbe d’épis fauchéeen sa présence sur le clos paternel.

Mais vous devez connaître cet usage ou enavoir entendu parler. Je le répète : on ne lésina pas… À midije leur portai même à manger d’excellente soupe au lard et aujambon. Moissonneurs et moissonneuses se moquaient bien entre euxde ce brunet crépu comme le petit Saint-Jean de la procession de laFête-Dieu, mais en retournant le soir, notre Sussel ne nous racontaaucun accident désagréable. Les moissonneurs le ramenèrent même entriomphe juché sur la dernière charretée d’ablais et il n’avait pasété invité, comme cela se pratique, à choisir une reine entre lesgaillardes de l’équipe et de l’asseoir près de lui sur son char…Nous augurâmes de cette sagesse que certaines de ces gens valaientmieux que leur renommée. En tout cas, ma bonne soupe avait achetéleurs égards. C’était la rançon du petit. Aussi laissâmes-nousSussel retourner en toute confiance au champ, le lendemain et lesdeux jours suivants. Rien d’alarmant ne se passa encore. Le gaminnous raconta plus tard que les gerbeuses le hélaient par momentspour railler sa tignasse de taupe, ses prunelles noisette et sonmaintien sérieux ; que d’autres, se plaignant de la chaleur,élargissaient, au moment où il passait, l’ouverture de leur corsagede cotonnade rose ; mais qu’aucune n’osa l’attaquer avec moinsde modestie… Or, le cinquième jour, mon homme s’avise de sepromener du côté de Ter Broeck ; aux approches de midi, àl’heure ou le soleil piquait comme une milliasse de guêpes. Enapprochant il trouve, ce qui ne l’étonne pas outre mesure, vautrésdans le chaume parmi les javelles, à côté des serpes et despiquets, derrière les meules, ici, un garçon, là, une fille, là, uncouple, plus loin, une véritable grappe, plus ou moins vêtus, plusou moins rapprochés, mais pas de Sussel dans cette traînée… Ilsecoue assez rudement et réveille deux ou trois de ces dormeurs…Aucun ne sait, ou mieux, chacun feint d’ignorer ce que devient lejeune maître. À la fin pourtant une des lieuses, une rivale sansdoute, pouffe de rire et sans déplacer la tête du botteleur, quironfle le nez plongé dans son poitrail de taure, comme sur unoreiller, elle indique de la main le bois du Winkbosch.

« Je crois, dit la rôdeuse, lorsque sagaîté est un peu passée, que la grande Jô Vitesse,  – voussavez, cette sorte qui perdit quatre dents et gagna un bec delièvre en sautant bas du train exprès dans la station de Lierre –en tient pour votre petit et l’a entraîné sous les arbres pour luiprouver cette tendresse ! » Mon mari ne prit pas le tempsde fermer la bouche à cette effrontée, et malgré l’asthme dont ilsouffre, courut vers le Winkbosch. L’herbe haute et drue empêchaitqu’on l’entendît approcher.

À peine s’engage-t-il dans les taillis qu’ilaperçoit, derrière un buisson, cette abominable Jô Vitesse, dontles trente ans avaient sonné depuis longtemps, en train debecqueter cet innocent de Sussel… Oui, Madame, il était temps quemon homme intervînt, car l’enfant allait passer par les pratiquesde cette vache…

Mais voilà que Waarloos débuche des ronces quile cachaient, klits ! klats ! baille une maîtresse pairede claques à la mauvaise guenipe, relève par le collet de sa blousenotre benêt d’héritier et lui allonge deux fois du pied dans lederrière ; si bien que le morveux escampe en geignant jusqu’àla ferme et me crie, à travers ses sanglots dès qu’il m’aperçoitsur le pas de la porte et avant de me raconter ces nouvelles :« Je n’ai rien fait ! » – Parbleu ! me dit plustard mon homme, je le crois fichtre ! bien, qu’il n’a rienfait ! Cette contrariété coupa court pour cette année et pourles deux et trois suivantes à l’initiation de notre gamin commemaître ouvrier… Mais lorsque le petit homme, ayant atteint sesseize ans, put compter pour un vrai gars, son père lui rappela enriant l’apprentissage si brusquement interrompu l’autre fois et luidonna la volée avec cette simple et dernière recommandation :« Garçon, lorsqu’on se mouche, il faut toujours vérifier lapropreté du mouchoir. »

La comtesse écoutait cette histoire grasseavec un sourire forcé, indifférente, au côté comique de l’aventure,rassurée sur les rapports de Sussel avec la repoussante Jô Vitesse,mais jalouse des initiatrices plus jeunes et plus séduisantes que,soldat émancipé, il avait dû rencontrer à la ville.

Elle ne songeait plus que rarement àl’entreprenant pilotin rencontré un soir dans les rues amoureusesd’Anvers, mais en ce moment elle se rappela les tapées de recruesamenées le même soir dans ces antres par les anciens et jetées,peureuses et novices, entre les bras des prêtresses blanches,avides grugeuses d’hommes à moelle, entreprenantes faneusesd’amour.

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