La Faneuse d’amour

Chapitre 18

 

À Santhoven, sans produire le même scandalequ’à Anvers, le mariage de Warner répandit d’abord une sourdeconsternation parmi les paysans. Presque tous fermiers du domained’Alava, ils s’enorgueillissaient de la race de leurs maîtres commed’un patrimoine commun. Ce nom d’Adembrode couvrait le pays de sonprestige. L’héroïsme belliqueux de cette famille dans le passédéfrayait les longues veillées, et les cultivateurs ne savaientlesquels admirer davantage des soldats de jadis ou des agronomesd’à présent.

Dans la conviction de ces simples, Dieu nepermettait pas plus à un gentilhomme d’épouser une roturière qu’àses anges de s’unir aux filles des hommes. Et dire que cette loiavait été violée par un d’Adembrode, leur seigneur à eux, le plusnoble de tous les seigneurs ! Les braves gens en demeurèrentébaubis. « Notre jeune comte a fauté ! se répétaient-ils,que Dieu nous ait en grâce ! » Le jour dumariage un grand nombre appréhendèrent un écroulement des toursd’Alava et, tremblants sous leurs chaumes, ils craignirentlongtemps de s’aventurer au delà des sauts de loups qui bornaientle domaine. Plus tard, rassurés mais non point réconciliés, auxpremières rencontres de la nouvelle comtesse au bras de Warner, untriste reproche perçait dans leur façon de saluer le comte et unaccent légèrement rogue dans leur bonjour à sa femme. Mais labeauté de la jeune châtelaine, sa grâce et surtout sa bienfaisancedissipèrent ces derniers scrupules.

– Après tout, le Saint-Esprit épousa bien laVierge Marie ! disaient-ils, pour justifier leurindulgence.

D’ailleurs, ces pacants ne pouvaient garderlongtemps rancune à leur seigneur, leur favori de longue date. Feula comtesse douairière, la Wallonne – comme l’appelaient ceux deSanthoven, parce qu’elle parlait à contre cœur le flamand, –n’était rien moins que leur idole ; ils affectionnèrentmédiocrement aussi le comte Ferrand, ce hâbleur qui lesscandalisait durant ses rares apparitions au château par sesallures de casseur d’assiettes, et surtout par une ostentation àn’entendre que le français.

Aussi avaient-ils à peine dissimulé leur joiede l’avènement inopiné de Warner. Ils nourrissaient pour lechevalier cette compassion que les paysans flamands prodiguent auxmalades, aux innocents, aux infirmes, à tous les pauvres hères. Laconduite dénaturée de la comtesse, de Ferrand, contribuait à leurimpopularité. Warner grandissant, la pitié des villageois devint del’admiration et de l’enthousiasme pour son caractère. « Sileur jeune seigneur était un peu maltraité au physique et rappelaitsans les flatter les portraits de ses pères, des Goliaths sanguinset tout d’une pièce, au moins valait-il le meilleur de ces preux ducôté du cœur et de la tête. » Le bouillant seigneur Jeand’Adembrode, lui-même, troué par les balles des bleus dans lesfossés de Hasselt, n’aurait pas renié ce doux séminariste, fidèle àsa terre et à ses terriens.

Quelques mois après l’arrivée de Clara, lesgens de Santhoven se seraient fait hacher comme paille pour leurnouvelle comtesse. Elle visitait non seulement les fermes dudomaine, mais les burons des pauvres gens et s’occupait avec sesfemmes de la vêture des petits. Le comte approuvait ces œuvres depiété, heureux de voir le populaire ratifier par des bénédictionsle mariage que réprouvait le monde.

Cependant, spéculative et curieuse, Claraépelait et débrouillait l’âme complexe du Campinois, elles’appliquait à la dépouiller de sa gangue ; lorsqu’elle se futassimilée ces rustauds, elle apprécia leur foi ardente et leur fondde merveillosité. Elle connut leurs affres de conscience auxapproches de Pâques, leurs terreurs macabres durant l’Octave desâmes ; elle se fit raconter ou chanter avec une curiosité decatéchumène ces légendes composées par des pâtres rapsodes,mélancoliques poèmes de la garigue et du brouillard, suggestifscomme le pâle incarnat des bruyères, les regrets sonnés auxclochers lointains, la chute des feuilles et les derniers rayons dujour.

L’attachement des Campinois à leurs prêtres latoucha si intimement, qu’elle partagea leur ferveur. Pour l’amourdes ouailles, elle se prit à vénérer le pasteur.

Peu à peu, elle répudia ses dernières attachesurbaines, épousa la haine instinctive de ces primitifs contre lesraffinés des villes, et confondit dans cette réprobation les idéesque la ville évoque : le progrès, le monde banal, lesjournaux, les modes, les bureaux, les prisons, les casernes, lesécoles, les hospices, les rues rectilignes, les impostures de lacivilisation.

La guerre des paysans dans la Campine et leHageland, et surtout les gestes de Jean d’Adembrode, bisaïeul deson mari et chef de partisans, défrayèrent de fréquentes causeriesentre Clara et Warner. Si le comte lui répugnait en tant qu’époux,elle l’aimait d’une amitié raisonnable, à peu près les sentimentsd’estime d’un élève pour un professeur d’élite, elle se plaisait àsa conversation, un peu doctorale mais instructive, et ne pouvaits’empêcher de rendre hommage à sa générosité d’âme, à ses solidesconvictions patriales et chrétiennes.

Leur communion d’idées devint de plus en plusétroite. Mais ils se séparaient à partir de la manifestation de cesidées, car alors que Warner trouvait dans la foi une source desérénité et de paix, Clara n’y puisait que de nouveaux alimentsd’agitation.

Elle s’exalta jusqu’au fanatisme, regretta lestemps abolis, les époques de Croisades et de Jacqueries, les villesprises d’assaut, les pacants efflanquant les bourgeoises et lesauto-da-fé consumant les philosophes désillusionnistes.

Elle rêvait le retour des chouanneries, letriomphe des campagnes sur les villes. Les pastoureaux flamandsbroyaient sous leurs sabots et éventraient à coups de fourche lescivilisés voltairiens maîtres des cités flamandes.

Ces rustres qu’elle aimait d’une passionfatalement inassouvie, elle aurait voulu les réunir sans cesseautour d’elle, en belliqueuses et puissantes coteries. Elle seprenait à envier la destinée des voyantes guerrières, la gloirearchangélique d’une Jeanne d’Arc. Elles méritaient, ces amazoneschrétiennes, de vivre en hommes avec les hommes, en les conduisantde victoire en victoire.

Elles au moins avaient pu s’étourdir et sefatiguer dans des besognes héroïques, jusqu’au jour où le bûcheranglais dévorait leur chair chaste et intrépide.

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