La Faneuse d’amour

Chapitre 13

 

Warner d’Adembrode de Rohingue sortait d’uneancienne et illustre maison de cette partie du marquisat d’Anversconnue sous le nom de pays de Ryen. Sa généalogie remontait même àRohingus, premier seigneur de cette contrée, régnant en 725.

Grands batailleurs, dès l’origine desd’Adembrode figuraient parmi les paladins cités dans les vieilleschansons de geste. On trouvait plus tard des d’Adembrode mêlés auxguerres engagées par leurs suzerains, les ducs de Brabant, contreles comtes de Flandre.

Un autre d’Adembrode, sire Rombaut dit leMartyr, accompagnait en 1398 Jean de Bourgogne, alors comte deNevers, dans sa croisade contre Bajazet. Prisonnier après ledésastre de Nicopolis, l’intercession du comte de Nevers lui valaitd’être compris avec celui-ci parmi les vingt-cinq hauts baronsfrançais que le sultan consentait à épargner moyennant rançon. Maissire Rombaut déclina cette grâce, il entendait partager le sort ducommun de ses compagnons, et pendant que les janissairesmassacraient ces chevaliers désarmés, il courut se jeter sous lescimeterres des égorgeurs et il ajouta son cadavre à cette hétacombede chrétiens. C’est après cette guerre funeste qu’on appela Jean,le Sans Peur. Mais sire Rombaut avait mérité un surnom plusglorieux encore.

À la bataille de Gravelines, le comte Françoisd’Adembrode chevauchait à côté de Lamoral d’Egmont ; unearquebusade, destinée au général, l’abattait et, emporté sous satente, il expirait pieusement, consolé d’apprendre la victoire dessiens sur les Français.

À l’encontre de la généralité des autresnobles flamands, sous le régime de la Terreur, le représentant decette maison historique ne voulut pas s’exiler en Angleterre ou enAllemagne et, dans un beau mouvement de solidarité patriale, se mità la tête des simples porteblaudes révoltés contre lesdémagogues.

Le 21 octobre 1798, accompagné de quelquesgars résolus, Jean d’Adembrode, arrière-grand-père de Warner,s’était présenté sur le marché de Massenhoven, où se tenait cejour-là une foire aux chevaux, assemblant les blousiers du pays. Làil avait arraché aux sans-culottes et jeté dans le feu la cocardetricolore, puis, monté sur l’estrade d’un marchand de complaintes,tandis que ses compagnons, déjà renforcés par la bouillantejeunesse de l’endroit, faisaient bonne garde autour de lui, ilavait excité avec une éloquence de capitaine et de poète leshabitants du canton à secouer le joug des envahisseurs. À sa voix,Massenhoven et toutes les communes limitrophes, Viersel, Santhoven,Ranst, Broechem, Emblehem, Halle, Wommelghem, Grobbendonck, Schildese soulevèrent en masse. Ceux de ces paroisses qui avaient entendule comte Jean, allaient donner, enthousiasmés, chez eux le signalde la résistance aux Jacobins. Le soir même de l’appel aux armes àSanthoven, les soulevés, pour la plupart des conscritsréfractaires, brisaient à deux reprises les carreaux de vitres del’agent municipal. Partout on arrachait des parvis le fallacieuxarbre de la liberté planté par les oppresseurs. Le mouvementrayonna à des lieues comme une conflagration ; un tocsinfurieux volait de clocher en clocher et la nuit des feuxs’allumaient dans la bruyère ; bivouacs et signaux departisans ou fermes incendiées par les républicains. Ceux-ci,d’abord surpris par cette explosion de chouannerie flamande,lancèrent sur elle leurs troupes disciplinées et nombreuses. Lecomte Jean d’Adembrode tint quelque temps ces forces en échec dansson canton de Santhoven, puis il dut s’enfoncer plus avant dans leslandes campinoises ; les troupes du Directoire l’ypoursuivirent. Avec sa guérilla traquée, acculée, décimée, le comterallia à grand’peine à Diest le gros des patriotes. Il prit partaux suprêmes et héroïques efforts de l’insurrection et périt commeses féaux dans le massacre de Hasselt.

Sa femme et ses tout jeunes enfants, passés àl’étranger dès l’invasion, prolongèrent leur exil jusqu’àl’avènement de l’empire. Napoléon, voulant se concilier cetteinfluente famille, leur restitua les biens confisqués par laTerreur.

Vers les 185… la dernière comtesse d’Adembroderesta veuve avec ses deux fils, Ferrand et Warner. Ses préférencesallèrent à l’aîné, physiquement bâti en digne descendant des preux.Ce rejeton semblait avoir épuisé la dernière sève du vieil arbre deRohingus. Le second était né aussi chétif qu’un poussin éclos avantterme. La comtesse accueillit comme une calamité la venue de cethéritier et ne pardonna jamais à cet avorton de nécessiter ladivision d’une fortune ébréchée à la fois par les tentativeslibératrices du comte Jean et les spoliations jacobines.

Warner, souffreteux, rachitique, toujours unpied dans la tombe, entretint longtemps chez l’orgueilleusedouairière le vague espoir que son fils de prédilection demeureraitbientôt unique descendant de Rohingus. Cependant la frêlecomplexion du cadet se trouva d’une ténacité imprévue ; lebambin, malingre, cramponné à la vie, poussa, devint un garçonblême, déjeté, sec comme un échalas. Repoussé par sa mère, quesemblait narguer son être piteux mais viable, les heures où il neservait pas de jouet à son frère on le reléguait parmi ladomesticité.

Warner réunissait, à défaut des avantagesphysiques de ses ancêtres, leur intelligence éveillée et leur grandcœur chevaleresque jusqu’au sacrifice ; aussi devina-t-ill’aversion des siens et flattant les spéculations de la comtesse,manifesta-t-il de bonne heure un entraînement pour l’étatecclésiastique. Une fois dans les ordres, il se contenterait d’unesimple rente servie par son aîné. La comtesse se garda bien de lecontrarier dans cette vocation. Si elle devina à son tourl’abnégation de son enfant, elle ne l’en aima pas davantage. Ellelui en voulut même de l’humiliation qu’il y avait pour elle danscette générosité.

Sortis d’un collège de jésuites spécialementréservé aux nobles, Ferrand entrait à l’École militaire deBruxelles et Warner au séminaire de Malines.

Depuis ce jour, le cadet des d’Adembrode,celui que l’on appelait le chevalier ou le jonker, ne parut plusqu’à de rares intervalles à Santhoven ou à l’hôtel de la rueKipdorp, à Anvers, depuis des siècles la résidence urbaine desd’Adembrode.

Servi par ses protections, le comte Ferrand,le cancre le plus encrassé, subit pour la forme un examend’admission. Après les deux ans réglementaires à Bruxelles et sonstage à l’école de cavalerie d’Ypres, il passa avec la mêmefacilité sous-lieutenant des guides.

Il se lança, tête en avant, dans la vieturbulente de la plupart des fils de famille. La roulette et le tirau pigeon, l’écarté et le turf, le cheval et la lorette separtagèrent son temps et sa bourse. Il se fit une réputation decasse-cou et d’homme à bonnes fortunes. Une orpheline pauvre,d’excellente maison, rencontrée à la Cour où l’appelait son servicede fille d’honneur de la reine, crut aux déclarations du fêtard secompromit pour lui, et renvoyée à sa famille, devint folle d’amouret de honte. C’en fut assez avec un duel où il eut l’avantage pourposer définitivement Ferrand en lion de son régiment. Entre tempsil s’endettait jusqu’au cou. La douairière dut intervenir plusieursfois, mais c’était avec la part de Warner, et du consentement de cestoïque enfant, qu’elle « arrosait » les créanciers dudissipateur.

Mère aveugle, elle se résignait auxextravagances du bourreau d’argent, l’amour-propre peut-êtrechatouillé par ce tapage et cet éclat entourant le nom desd’Adembrode. Ces frasques cadraient dans son optique maternelleavec la belle mine, la superbe prestance, le sang vivace dubretailleur. Pour Mme d’Adembrode, ce piaffeur, sentantl’écurie et le cigare, valait tous les d’Adembrode du passé ;elle assimilait les ruineuses victoires du sportsman sur le turfaux batailles où se distinguaient les ancêtres, à la fin sublime desire Rombaut le Martyr, à la vaillance de François d’Adembrode dontle portrait en pied figurait au-dessus de la cheminée dans la salled’honneur du château, et même à l’héroïsme du bisaïeul Jean, ce LaRochejacquelin campinois, oublié de ses pairs, mais dont lescampagnards du pays ne prononçaient le nom qu’en se découvrant.

Elle réservait à ce traîneur de sabre bravacheune alliance magnifique ; sa bru serait une de Mérode, uned’Arenberg, pour le moins ; elle se prenait à chérir d’avanceles petits enfants de son Ferrand.

À l’époque où la douairière caressait cesradieuses perspectives, on ramenait un soir, à l’hôtel de la rueKipdorp, le jeune comte, le crâne escarbouillé par un coup de sabotd’un étalon vicieux qu’il s’était promis de dompter à la suited’une gageure et après un déjeuner trop copieusement arrosé.

La comtesse survécut à cette épreuveépouvantable, mais en fut pour jamais ébranlée.

Elle ne quitta plus ses larges vêtements dedeuil, et s’enferma dans son oratoire converti en une perpétuellechambre ardente ; affaissée devant une manière de cénotapherecouvert du dernier uniforme, du sabre, des éperons et de lacravache que portait le défunt cette fatale après-midi. Elle secomplaisait dans l’obscurité que piquaient seulement les languesdes cierges jaunes et ses heures se passaient dans les prières etdans les larmes. Trois jours suffirent pour vieillir de vingt ans,pour voûter cette femme hautaine, droite comme le donjond’Alava.

On avait averti Warner en toute hâte ; lelendemain de cette tragédie, il eût été voué au Seigneur.Maintenant il lui faudrait vivre pour le monde, renoncer à latonsure, empêcher l’extinction du nom.

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