La Faneuse d’amour

Chapitre 24

 

Quand arriva le fameux dimanche du métingue,Zœrsel déborda de monde.

Tous les blousiers du canton accoururent pours’assurer par les yeux et les oreilles de la possibilité d’unechose aussi anormale que cette conférence athée en pleine glèbe decroyants.

Le matin, l’église fut trop petite pourcontenir la cohue des fidèles. Après la messe, entendue avec plusde ferveur que jamais par ces ouailles inquiètes, les hommes serépandirent dans les cabarets. Là on discuta s’il fallait garderl’attitude calme recommandée encore une fois par le curé du haut dela chaire. Les têtes les plus chaudes parlaient de tout casser chezce renégat de Verhulst. Mais les quelques chefs, que le trigaudavait mis comme Sussel dans sa confidence, calmaient ces zélateurs.En général il régnait dans cette multitude plus de consternationque de fureur. Çà et là, on s’échauffa aux coups du genièvre etl’on faillit, en discutant l’avis du curé, s’empoigner entre amis,histoire de se faire la main pour l’après-midi, mais la plupart desporte-sarrau étaient taciturnes, expectants ; si bien quel’agitation causée par cet afflux inusité de garçons de ferme et devachers dans un village perdu et peu vaste, ne se manifestait quepar un bourdonnement sourd.

Ce fourmillement de sarraux et de casquettesrécelait le calme fallacieux des approches de l’orage, le malaiseet la sournoiserie des fulminantes et formidables colèresaccumulées dans les poitrines.

Ils bouffaient, mais se tenaient cois.

La majorité des Campinois, ruminants delongues pensées, ne connaissent pas les entretiens animés ; enconversant ils se recueillent et entrecoupent le dialogue defréquents intervalles de rêverie. Ce jour-là, ces grands taiseuxparaissaient encore plus renfermés que jamais et, sur les visagesroses ou hâlés, au fond des prunelles appelantes comme le miroirdes mares immobiles, au fond de ces grands yeux contemplatifs,mouillés comme le velours des mousses à l’aube, s’accumulait encoreplus d’énigme et d’ombre que de coutume.

Il en était venu de tous les coins de larégion, de tous ces villages aux noms sonores et farouches que deslieues séparent et que ne relient pas toujours des routes.

Les paroissiens des villages de la chausséed’Anvers avaient accourci par la Grande-Bruyère des Vanneaux, lesriverains du chemin d’Herenthals par les landes de Vorsselær et lebois du Seigneur.

Ils arrivaient des quatre côtés du vent :d’Eysterlé, de Gierlé, de Pouderlé, de Drengel, de Wyneghem, voirede Grobbendonck. On remarquait, venus de Pulle, des scieurs de longaux fortes carrures, crépus et basanés comme des moricauds ;des pandours de Wechelderzande, nerveux et bien découplés, les plushabiles tireurs à la perche de la province ; des bûcherons dePulderbosch qu’aveuglent les larges visières de leurs casquettesmais qui manœuvrent du gourdin aussi bien que les farauds de Plinkjouent de leur eustache d’un sou ; les compagnons des deuxMalle, l’Oost et la West, toujours en rivalité dans les bals dekermesses, dressés sur leurs ergots comme des coqs de combat et àqui la présence des gendarmes impose à peine plus de réserve quecelle des Trappistes de l’abbaye voisine. Ranst avait envoyé sessabotiers solides comme leurs encoches ; Gravenwezel, seslieurs de balais, aussi futés que des mulots ; Viersel, sesvachers amènes et décoratifs, portant beau comme des princesdéguisés et parlant le flamand le plus musical de toute la contrée,citée cependant pour son langage harmonieux ; Ranst sesvoituriers au service des marchands de bois de sapin, de lestescompères, le mollet guêtré de cuir, experts dans les luttes corps àcorps.

On se montrait encore une coterie venue deBroechem, renommé par ses filles sapides comme Santhoven vante sesfermes garçons, si bien qu’on dit proverbialement dans lecanton : « Avec taurelet de Santhoven il faut appariertaure de Broechem. »

Si pour la circonstance, les batailleursd’Oost et de Westmalle se coudoyaient amicalement, les cadets deHalle se rencontraient sans hostilité avec les drilles deSaint-Antoine. Le sol est si pauvre à Halle qu’on a surnommé cevillage Magerhalle ou Halle-la-Maigre. Ceux de Saint-Antoine, desgausseurs impitoyables, prétendent qu’il n’y existe sur toutel’étendue du territoire de leurs voisins qu’un seul ver de terre.Encore celui-ci serait-il enchaîné dans le jardin du presbytère decrainte qu’il ne s’échappe et n’émigre vers une glèbe moins aride.Aux marchés annuels des deux paroisses, les joyeux bougres deSaint-Antoine attachent un ver de terre au bout de leurs triques etpassent cet ironique symbole sous le nez des Hallois faméliques,jusqu’à ce que ceux-ci voient rouge et que des batteriess’ensuivent entre gras et maigres.

Le contingent le plus nombreux était celui desXavériens de Santhoven, menés par le jeune Waarloos, descendant duréfractaire de 1798.

Ils s’étaient dispersés et, mêlés auxcompagnons des autres bourgades, ils déambulaient par les rues, lesmains dans les poches de leurs culottes, lorgnant les fillescurieuses, la casquette glorieusement échafaudée, et lorsqu’ils serencontraient ils croisaient un regard d’intelligence et sesaluaient d’un mystérieux sourire.

De temps en temps on voyait Sussel se faufilerdans un rassemblement, aborder le péroreur qui excitait lesécoutants ; quelques paroles coulées à l’oreille de l’exaltéle faisaient taire, soumis et radieux ; les deux initiés seséparaient en se tapant dans la main, et le groupe se dispersait.Les Xavériens de Santhoven tenaient entre les lèvres une fleurrouge : rose trémière ou brindille de bruyère. On sut plustard que celle-ci était un signe de ralliement.

Le bourgmestre avait requis les gendarmes deSanthoven et d’Oostmalle, qui se promenaient dans la foule, lacarabine en bandoulière.

Vers les midi un landau traversa lacommune ; les paysans reconnurent le comte et la comtessed’Adembrode revenant d’une promenade à la Trappe de Westmalle. Iln’y eut pas un cri, mais tous se découvrirent.

Clara avait entrevu Sussel Waarloos, dans unattroupement. Elle eut depuis ce moment l’intuition que quelquecomplot se tramait. Pour cela il lui avait suffi de traverser cefourmillement expirant des effluves d’ozone. Le fluide de cesmarauds se communiqua du coup à la femme nerveuse. Elle en futcomme suffoquée, interdite, et elle se mit à chercher un prétextepour retenir le comte à Zœrsel, un moyen de déconcerter le complot.Mais déjà les chevaux, bons trotteurs, stimulés par l’heure dupicotin, laissaient loin derrière eux le foyer de cetteeffervescence.

La façon dont l’avait regardée leporte-drapeau des Xavériens, ce sourire faraud et de faussebonhomie lui rappelait l’air de jactance des batailleursretroussant leurs manches pour une rixe et Clara, qui souhaitait lemassacre des bleus, eut peur à présent et se reprocha de ne pasavoir repoussé avec assez d’énergie les projets belliqueux deWaarloos.

À mesure que la journée avançait, la foule desblousiers s’écrasait aux abords du Pigeon-Blanc. Un granddrapeau tricolore, loué à la ville pour la circonstance, claquaitau-dessus de l’enseigne. Le spectacle était gratuit, à conditionque l’amateur retirât sa carte d’entrée au comptoir de l’estaminet.Verhulst, la mine paterne, distribuait ces billets à tous lesconsommateurs, et ceux-ci de défiler sans cesse, leur curiositéégalant pour le moins leur haine. Beaucoup en oublièrent le manger,mais se rattrapèrent sur le boire.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer