La Faneuse d’amour

Chapitre 2

 

L’enfant poussa, sans raccroc, musclée etsanguine comme son père, avec la taille élancée,l’impressionnabilité nerveuse, les traits réguliers et lesinsondables yeux noirs de sa mère. De bonne heure elle se montratimide et concentrée. Elle écoutait beaucoup, mais le sens des motsla préoccupait moins que la musique des voix.

Des parents plus désœuvrés que les sienseussent certainement remarqué sa sensibilité extrême à l’action dela couleur, du parfum et du son ; ils auraient même étéalarmés plus d’une fois par la bizarrerie de ses affinités et deses répugnances sensorielles. Le claquement d’un fouet decharretier, la corne d’un garde-barrière, la ritournelle mélopiquedes haleurs, le glougloutement des gouttières, le bruit de la pluiesur les feuilles, toutes les rumeurs de l’eau, les moisissures del’automne les odeurs de brasseries, voire l’âcre puanteur du ton,la plongeaient dans des extases et provoquaient sesdélectations ; en revanche, elle dédaignait le parfum desroses, bâillait devant les murs fraîchement peints, tachait oudéchirait ses vêtements neufs et pleurait à chaudes larmeslorsqu’on jetait au rebut ses hardes usées. Toutes sesprédilections allèrent aux choses maussades, farouches,incomprises.

Ses plus grandes félicités lui venaient de larivière. Boudant la villette aux rues basses et bien lavées, avecdes façades luisantes, elle s’isolait des heures au bord du Rupelhuileux se traînant péniblement, enflé et inerte dans son lit delimon. Elle courait sur la jetée à la rencontre des bateliers ets’accrochait, avec des avidités caressantes de jeune chienne en malde dentition, à leurs bottes ruisselantes. Le bleu marin de leurstricots et de leurs grègues devint une de ses couleurs préférées,celle qu’elle choisit plus tard pour ses jerseys. Ce fut même, avecl’indigo foncé et luisant du sarrau des rustres, le seul bleuqu’elle affectionnât.

Des chalands chargeaient au pied des bermes oùs’entassaient des blocs de briques et de tuiles. L’enfant amorcéeassistait à la manœuvre, admirait ces ouvriers poudreux ou gâcheuxsuivant le temps. Qu’elle se désagrégeât en boue ou en poussière,la marchandise de ces tâcherons les passait toujours à la mêmeteinte rougeâtre. Les talus et les chantiers en étaient enduits.Rouges aussi les fours et les hangars au fil de l’eau en contrebasde la digue, rouges encore les cheminées cylindriques dépassant lesbâtiments qui s’agglomèrent alentour. Des façons de valléescreusées par le travail des hommes pour l’extraction de l’argiles’élargissaient, pénétrant toujours plus avant dans l’intérieur desterres et disputant la glèbe aux cultures. La végétation étaitreléguée aux confins, constamment reculés, de cette zoneindustrielle. Briqueteries et tuileries brunâtres par les tempsgris, rutilaient sous le ciel bleu. Une chaleur délétère ; desvapeurs azotées, âpres, lourdes et violâtres, montaient desfournaises répandant une fade odeur de terre cuite etrenchérissaient sur la radiation d’un implacable soleil. Dans cettegéhenne, les hommes travaillaient nus jusqu’à la ceinture. Et l’onne savait, par moments, ce qui fumait et grésillait le plus de leurencolure tannée ou de leurs pains de briques.

Clara bayait à ces labeurs ; terrifiéemais vaguement chatouillée dans ses transes. Impressions à la foisrudes et émollientes comme un massage de la pensée.

L’hiver, régnaient l’humidité et la fièvre.Des miasmes paludéens planaient au-dessus, des prairies lointaines,converties en baissières par les eaux extravasées du Rupel.

Le paysage gris s’alourdissait, s’embrumaitdavantage. Les flots glauques et flaves reflétaient les nuages desépia au ventre violacé. Les brouillards s’accrochaient aux drèvesdépouillées, dans les arrière-plans. Et les bâtiments industrielssaignaient sur ce fond sombre, un sang brunâtre, coagulé, alors quesur l’azur estival ils paraissaient flamber. Ce glorieux rougepourrissant jusqu’à ne plus représenter que du brun, jetait commedes, rappels tragiques dans la trame de l’atmosphèreendeuillie.

Et Clara se sentait plus touchée, le cœur plusgros, devant ces dégradations morbides que devant des couleursfranches.

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