La Faneuse d’amour

Chapitre 3

 

Vers les 186…, Nikkel Mortsel apprit que lamain-d’œuvre manquait à Anvers. On entreprenait la démolition desanciens remparts de la ville. Des fossés se comblaient, desquartiers neufs s’élevaient sur les forts de l’enceinte depuislongtemps débordés par la cité comme une jaque d’enfant que faitcraquer le torse d’une fille nubile. Le génie militaire prenaitmesure à la forte pucelle d’une nouvelle ceinture crénelée.

Alléchés par un salaire plus sérieux, nombrede journaliers des campagnes s’embauchaient chez les entrepreneursurbains. Le ménage des Mortsel émigra des premiers sous les toitsd’une bicoque du quartier Saint-André, dans la ruelle du Sureau.Maintenant, au lieu de cuire les briques, Nikkel dut sefamiliariser avec leur emploi. Apprentissage probablement onéreux,car Nikkel n’avait plus douze ans. La chance intervint en faveur del’aspirant plâtrier. Débarqué d’un jour dans la grande ville, ilrencontra un de ses pays, devenu compagnon maçon, qui se l’attachad’emblée, comme manœuvre. Cette protection et aussi l’âge et labonne volonté du postulant, lui épargnèrent les vexatoires épreuvesde l’initiation. On l’accueillit même en camarade dès sonapparition.

Au début un seul l’asticotait et rôdait autourde lui pour l’essayer, mais au premier attouchement Nikkel prit àbras le corps l’expérimentateur, un échalas olivâtre et noueux, ledémolit d’un maître coup de rein et le vautra dans la boue,prouvant sans esbroufe à toute la coterie qu’il en cuirait auxmalveillants.

Intelligent, d’humeur amène, madré au fond ilconquit rapidement ses grades. Après un an, il n’aidait plus sesanciens, mais chargeait ses propres outils et s’essayait à laconstruction. Il apprenait à lever des murs entre deux lignes,plantait ses broches, prenait ses aplombs. L’œil juste, ilrecourait à peine au chas et il n’eut bientôt pas sonpareil pour hourder, plâtrer, gobeter, et enfin pour tailler lapierre.

Le matin, il emportait du café dans une gourdede fer blanc et deux grosses tartines roulées dans une gazette. Àmidi, si la distance du chantier au logis empêchait son homme derentrer, Rikka, accompagnée de la petite Clara, trimbalait jusqu’àla bâtisse la gamelle de fricot enveloppée d’une servietteappétissante. Et toutes deux s’amusaient, assises sur une pierre ousur une brouette, à lui voir engouler la portion fumante, le pleinair et le turbin aiguisant ses fringales.

Plus grande, Clara apporta seule le dîner aumaçon.

L’enfant écarquillait les yeux, prenaitplaisir, après le travail des terrassiers, à voir sortir lesfondations du sol, puis s’élever chaque jour au-dessus durez-de-chaussée. Elle reconnaissait tous ces hommes bistres qui lasaluaient rondement, la hélaient dès son approche et, après labâfrée, jonglaient avec la mioche comme avec une poupée. Clarasouriait d’un petit air sérieux à leurs tours ; juchée surleur épaule ou sur leur poing tendu, frileusement accrochée à leurcou, criait : « Encore ! Encore ! »lorsqu’on la remettait à terre, et son ravissement se marquait parune rougeur presque fébrile à ses pommettes.

Il lui arriva d’oublier l’heure et d’êtreoubliée par son père ; alors elle assistait à la reprise dutravail. Les tombereaux cahotants charriaient les matériaux ;le conducteur enlevait la planche de l’arrière-train, dételait àmoitié le cheval, la charrette trébuchait, la charge de briqueschavirait et s’écroulait avec fracas, soulevant cette poussièrerouilleuse des quais de Niel et de Boom.

Le charretier, aux tons de terre-cuitefriandement modelée, rajustait la planche à l’arrière-train dutombereau, sautait à la place des briques, démarrait et s’éloignaità hue, à dia, la longe à la main, sifflant et claquant dufouet…

Cependant reprenait l’argentine musique destruelles raclant la pierre et étendant le mortier, le grincementdes ripes, le floc-floc des rabots dans le bassin de sable, lepschitt de l’eau noyant la chaux vive.

La requéraient à présent l’installation deséchafaudages, la manœuvre des poulies, des moufles et des chèvres.Il s’agissait de guinder un de ces énormes monolythes en pierre detaille, et ce n’était par trop d’une équipe de huit hommes pourdesservir l’appareil.

Des compagnons, les uns espacés, fixaient leshaubans à des points voisins, puis les autres, ahanant, faisaientvirer le treuil. Cordages et poulies grinçaient. Suspendus, un piedsur l’échelon, les rudes gars s’exhortaient et s’interpellaient,pesaient sur les leviers, dans des poses de génies de laforce ; leurs biceps aussi tendus que les cordes ;clamant, avant de donner à la fois, le coup de collier, detraînantes onomatopées : Otayo ! ha-li-hue !Hi-ma-ho !

Et à chaque effort de leurs musculaturesréunies, la pierre ne s’élevait que de très peu. Oscillant aveclenteur au bout du câble, contrariant de toute son inertiesournoise l’impulsion intelligente de ces turbineurs, elle tiraitsur la poulie comme pour la briser et les réduire en bouillie. Maisla lourde pierre est calée, et Clara s’absorbe à présent dans lacontemplation, des gâcheurs et goujats en train de préparer lemortier : ils ont creusé le bassin pour l’éteignage de lachaux, épierré le plâtre en le passant à travers le sas, etmaintenant ils arrosent graduellement le mélange du contenu deleurs seaux d’eau. À chaque aspersion, une vapeur monte de l’aireet enveloppe de gaze les manœuvres déjà blancs comme despierrots.

Lorsque se dissipe cette vapeur sifflante,Clara les voit corroyer la mixture en se balançant sur un pied, etces mouvements cadencés d’apprentis imberbes, poupards et râblus,la bercent, la fascinent, la grisent presque et suspendent lesbattements de son cœur.

Il est temps que s’effectue la combinaison dela chaux et du sable. Les maîtres accroupis sur les massifsattendent leur augée, et, en grommelant, talonnent les gamins.

Gâcheurs de se hâter, mais il faut que lesparcelles de chaux laiteuse et le sable de la Campine, jaune commeles fleurs des genêts, se soient totalement amalgamés.

Alors le goujat gave son « oiseau »de ce mortier gras, monte à l’échelle et va ravitailler soncompagnon.

D’autres adolescents tassent des briques dansun panier ou les dressent sur une planchette horizontale fixée, àhauteur de l’épaule, sur deux montants. Le faix étant complet, lejeune atlante se place entre les deux poteaux, s’arc-boute, secambre, et l’assied sur l’épaule.

Vaguement angoissée, Clara accompagnait dansleur ascension ces petits hommes, courageux enfants, à peine plusâgés qu’elle. Équilibristes irréprochables, presque coquets, ilstraversaient des appontements dont leurs pieds déchausséscouvraient la largeur, narguant les vertiges ils passaient entreles gîtages du même pas sûr et mesuré, escaladaient des rangées depoutres, séparées par de larges vides. Et tous, sous leur apparencede mastoc, sous leur apathie d’oursons mal dégrossis, malgré leurdégaine un tantinet balourde, possédaient une adresse et unsang-froid de matelots et de funambules.

La fillette s’inquiétait lorsqu’un trumeau luimasquait durant quelques secondes le hardi grimpeur ; mais sesnerfs se détendaient lorsqu’il réapparaissait toujours d’aplomb,toujours sauf, aussi ferme qu’un somnambule, dans la baie d’unefenêtre ou sur le faîte d’un pignon.

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