X
Mais en ce jour il devait encore m’arriver uneépouvante plus grande que les autres. Tu te rappelles, Fritz, queSorlé m’avait dit la veille au soir, pendant le souper, que si nousne recevions pas la lettre de voiture, nos esprits-de-vinresteraient à la charge de M. Quataya, de Pézenas, et que nousn’aurions plus à nous en inquiéter.
Je le croyais aussi, cela me paraissaitjuste ; et comme sur les trois heures les portes d’Allemagneet de France étaient fermées et que rien ne pouvait plus entrer enville, tout me paraissait fini de ce côté, j’étais soulagé de mesinquiétudes :
« C’est malheureux, Moïse, me disais-jeen allant et venant dans la chambre, oui, car si ces espritsétaient partis huit jours plus tôt, nous aurions fait de beauxbénéfices ; mais au moins te voilà débarrassé des plus grandssoucis. Contente-toi de ton ancien commerce. Ne fais plusd’entreprises pareilles, qui vous rongent l’âme. Ne mets plus tonbien en jeu d’un coup, et que ceci te serve de leçon. »
Voilà ce que je pensais, quand j’entendis,vers quatre heures, quelqu’un monter notre escalier. C’était un paslourd, le pas d’un homme qui cherche son chemin, en tâtonnant dansl’ombre.
Zeffen et Sorlé se trouvaient dans la cuisineet préparaient le souper. Les femmes ont toujours quelque chose àraconter entre elles qu’on ne doit pas entendre ; j’écoutedonc, et puis j’ouvre en disant :
– Qui est là ?
– N’est-ce pas ici que demeure M. Moïse,marchand d’eau-de-vie ? me demande un homme en blouse et largefeutre, son fouet pendu à l’épaule ; enfin une grosse figurede roulier.
En entendant cela, je devins tout pâle, et jerépondis :
– Oui, je m’appelle Moïse. Quevoulez-vous ?
Il entre alors et tire de dessous sa blouse ungros portefeuille en cuir. Je le regardais tout tremblant.
– Tenez, dit-il en me remettant deuxpapiers : ma facture et ma lettre de voiture, voilà !C’est pour vous les douze pipes de trois-six de Pézenas ?
– Oui, où sont-elles ?
– Sur la côte de Mittelbronn, à vingtminutes d’ici, répondit-il tranquillement. Des Cosaques ont arrêtémes voitures, il a fallu dételer. Je me suis dépêché de venir enville, par une poterne sous le pont.
Comme il parlait, les jambes memanquèrent ; je tombai dans mon fauteuil sans pouvoir répondreun mot.
– Vous allez me payer le port, dit cethomme, et reconnaître la livraison.
Alors je criai d’une voix désolée :
– Sorlé ! Sorlé !
Et ma femme accourut avec Zeffen. Le voiturierleur expliqua tout ; moi je n’entendais plus rien, je n’avaisplus que la force de crier :
– Maintenant tout est perdu !…Maintenant il faut payer sans avoir la marchandise !
Ma femme disait :
– Nous voulons bien payer, monsieur, maisla lettre porte que les douze pipes seront rendues en ville.
À la fin le voiturier répondit :
– Je sors de chez le juge de paix. Avantde me présenter chez vous, j’ai voulu connaître mon droit ; ilm’a dit que tout est à votre charge, même mes chevaux et mesvoitures, entendez-vous ? J’ai dételé mes chevaux et je mesuis sauvé, c’est autant de moins sur votre compte. Voulez-vousrégler, oui ou non ?
Nous étions comme morts d’épouvante, quand lesergent survint. Il avait entendu crier, et demanda :
– Qu’est-ce que c’est, père Moïse ?Qu’avez-vous ? Qu’est-ce que cet homme vous veut ?
Sorlé, qui ne perdait jamais la tête, luiraconta tout, clairement et vite ; il comprit aussitôt ets’écria :
– Douze pipes de trois-six, ça faitvingt-quatre pipes de cognac. Quelle chance pour la garnison !quelle chance !
– Oui, répondis-je, mais elles ne peuventplus entrer, les portes de la ville sont fermées, et les Cosaquesentourent les voitures.
– Plus entrer ! cria le sergent enlevant les épaules, allons donc ! Est-ce que vous prenez legouverneur pour une bête ? Est-ce qu’il ira refuservingt-quatre pipes de bonne eau-de-vie, quand la garnison enmanque ? Est-ce qu’il va laisser cette aubaine auxCosaques ?… Madame Sorlé, payez le port hardiment ; etvous, père Moïse, mettez votre capote et suivez-moi chez legouverneur, avec la lettre dans votre poche. En route ! Neperdons pas une minute. Si les Cosaques ont le temps de mettre lenez dans vos tonneaux, vous y trouverez un fameux déficit, je vousen réponds.
En entendant cela, je m’écriai :
– Sergent, vous me sauvez lavie !
Et je me dépêchai de mettre ma capote.
Sorlé me demanda :
– Faut-il payer le port ?
– Oui ! paye ! lui répondis-jeen descendant, car il était clair que le roulier pourrait nousforcer.
Je descendis donc, l’esprit plein detrouble.
Tout ce que je me rappelle de ce moment, c’estque le sergent marchait devant moi dans la neige, qu’il dit ensuitequelques mots au sapeur de planton à l’hôtel du gouverneur, et quenous montâmes le grand escalier à rampe de marbre.
En haut, sur la galerie entourée d’unebalustrade, le sergent me dit :
– Du calme, père Moïse. Sortez votrelettre et laissez-moi parler.
En même temps il frappait doucement contre uneporte.
– Entrez ! dit quelqu’un.
Nous entrâmes.
Le colonel Moulin, un gros homme en robe dechambre et petite calotte de soie, fumait sa pipe en face d’un bonfeu. Il était tout rouge, et avait sur le marbre de la cheminée, àcôté de la pendule et des vases de fleurs, un carafon de rhum et unverre à côtes.
– Qu’est-ce que c’est ? dit-il en seretournant.
– Mon colonel, voici ce qui se passe,répondit le sergent : douze pipes d’esprit-de-vin sontarrêtées sur la côte de Mittelbronn, des Cosaques lesentourent…
– Des Cosaques ! s’écria legouverneur, ils ont déjà franchi nos lignes ?
– Oui, dit le sergent, c’est unhourra de Cosaques. Ils tiennent les douze pipes detrois-six, que ce patriote avait fait venir de Pézenas poursoutenir la garnison.
– Quelques bandits, fit le gouverneur,des pillards !
– Voici la lettre, répondit le sergent enme la prenant de la main.
Le colonel jeta les yeux dessus et dit d’unton brusque :
– Sergent, vous allez prendre vingt-cinqhommes de votre compagnie. Vous irez au pas de course délivrer lesvoitures, et vous mettrez les chevaux du village en réquisitionpour les amener en ville.
Et comme nous voulions sortir :
– Attendez, fit-il en allant à son bureauécrire quatre mots, voici l’ordre !
Une fois dans l’escalier, le sergent medit :
– Père Moïse, courez chez le tonnelier,on aura peut-être besoin de lui et de ses garçons. Je connais lesCosaques : leur première idée aura été de décharger lespièces, pour être plus sûrs de les garder. Qu’on apporte les cordeset les échelles. Moi, je vais à la caserne réunir mes hommes.
Alors je courus comme un cerf à la maison.J’étais indigné contre les Cosaques, et j’entrai prendre mon fusilet mettre ma giberne. J’aurais été capable de me battre contre unearmée, je ne voyais plus clair.
Sorlé et Zeffen me demandaient :
– Qu’est-ce que c’est ? Oùvas-tu ?
Je leur répondis :
– Vous saurez cela plus tard !
Et je repartis chez Schweyer. Il avait deuxgrands pistolets d’arçon, qu’il passa bien vite dans la ceinture deson tablier, avec la hache ; ses deux garçons, Nickel etFrantz, prirent l’échelle et les cordes, et nous courûmes à laporte de France.
Le sergent ne s’y trouvait pas encore ;mais deux minutes après il descendait la rue du Rempart en courant,avec une trentaine de vétérans à la file, le fusil surl’épaule.
L’officier de garde à la poterne n’eut qu’àvoir l’ordre pour nous laisser sortir, et quelques instants aprèsnous étions dans les fossés de la place, derrière l’hôpital, où lesergent fit ranger ses hommes, en leur disant :
– C’est du cognac… vingt-quatre pipes decognac ! Ainsi, camarades, attention ! La garnison estprivée d’eau-de-vie ; ceux qui n’aiment pas l’eau-de-vie n’ontqu’à se mettre derrière.
Mais tous voulaient combattre au premierrang ; ils riaient d’avance.
Nous montâmes donc l’escalier, et l’on seremit en ordre dans les chemins couverts. Il pouvait être cinqheures. En regardant sur la pente des glacis, on voyait la grandeprairie de l’Eichmatt, et plus haut les collines de Mittelbronncouvertes de neige. Le ciel était plein de nuages et la nuitvenait. Il faisait très froid.
– En route ! dit le sergent.
Et nous gagnâmes la chaussée. Les vétérans,sur deux files, couraient à droite et à gauche, le dos rond, lefusil en bandoulière ; ils avaient de la neige jusqu’auxgenoux.
Schweyer, ses deux garçons et moi, nousmarchions derrière.
Au bout d’un quart d’heure, les vétérans, quigalopaient toujours, étaient déjà loin ; nous entendionsencore sauter leurs gibernes, mais bientôt ce bruit se perdit dansl’éloignement, et puis nous entendîmes le chien desTrois-Maisons aboyer à sa chaîne.
Le grand silence de la nuit vous donnait àréfléchir. Sans l’idée de mes eaux-de-vie, j’aurais repris la routede Phalsbourg ; heureusement cette idée me dominait, et jedisais :
– Dépêchons-nous, Schweyer,dépêchons-nous !
– Dépêchons-nous ! cria-t-il encolère, tu peux bien te dépêcher, toi, pour rattraper tonesprit-de-vin ; mais nous, est-ce que cela nous regarde ?est-ce que notre place est sur la grande route ? est-ce quenous sommes des bandits, pour risquer notre existence ?
Aussitôt je compris qu’il voulait se sauver,et j’en fus indigné.
– Prends garde, Schweyer, lui dis-je,prends garde ! Si tu t’en vas avec tes garçons, on dira quevous avez trahi les eaux-de-vie de la ville. C’est encore pire quele drapeau, surtout pour des tonneliers.
– Que le diable t’emporte ! fit-il,jamais nous n’aurions dû venir.
Il continua pourtant de monter la côte avecmoi. Nickel et Frantz nous suivaient sans se presser.
Comme nous arrivions sur le plateau, nousvîmes quelques lumières au village. Tout se taisait et semblaitpaisible, tandis que les deux premières maisons fourmillaient demonde.
La porte du bouchon de la Grappe,ouverte au large, laissait briller le feu de sa cuisine du fond del’allée jusque sur la route, où stationnaient mes deuxvoitures.
Ce fourmillement venait des Cosaques qui segobergeaient chez Heitz, ayant attaché leurs chevaux sous lehangar. Ils avaient forcé la mère Heitz de leur cuire une soupe aupoivre, et nous les voyions très bien à deux ou trois cents pas,monter et descendre l’escalier de meunier en dehors, avec des brocset des cruches qu’ils se passaient de l’un à l’autre.
L’idée me vint qu’ils buvaient mon eau-de-vie,car derrière la première voiture pendait une lanterne, et ces gueuxrevenaient tous de là, le coude en l’air. Ma fureur en fut sigrande que, sans faire attention au danger, je me mis à courir pourarrêter le pillage.
Par bonheur, les vétérans avaient de l’avancesur moi, sans cela les Cosaques m’auraient massacré. Je n’étais pasencore à moitié chemin, que toute une troupe sortait d’entre leshaies de la chaussée, en courant comme une bande de loups, etcriant :
– À la baïonnette !
Tu n’as jamais vu de confusion pareille,Fritz. En une seconde les Cosaques étaient à cheval et les vétéransau milieu d’eux ; la façade du bouchon, avec son treillis, sonpigeonnier et son petit jardin entouré de palissades, étaitéclairée par des coups de fusil et de pistolet. Les deux fillesHeitz, aux fenêtres, les bras levés, poussaient des cris qu’ondevait entendre dans tout Mittelbronn.
À chaque instant, au milieu de la confusion,quelque chose culbutait sur la route, et puis les chevaux partaientà travers champs, comme des cerfs, la tête allongée, la crinière etla queue tourbillonnantes. Les gens du village accouraient, le pèreHeitz se glissait dans le grenier à foin, en grimpant à l’échelle,et moi j’arrivais, sans respiration, comme un véritable fou.
Je n’étais plus qu’à cinquante pas, quand unCosaque, qui s’échappait ventre à terre, se retourna près de moi,furieux, la lance en l’air, en criant :
– Hourra !
Je n’eus que le temps de me baisser, et jesentis le vent de la lance qui me passait le long des reins.
Voilà ce que j’ai senti de pire dans ma vie,Fritz ; oui, j’ai senti le froid de la mort, ce frémissementde la chair, dont le prophète a dit :
« J’ai frémi dans mon âme, et les poilsde mon corps se sont hérissés. »
Mais ce qui montre l’esprit de sagesse et deprudence que le Seigneur a mis dans ses créatures, lorsqu’il lesréserve pour un grand âge, c’est qu’aussitôt après, malgré letremblement de mes genoux, j’allai m’asseoir sous la premièrevoiture, où les coups de lance ne pouvaient plus m’atteindre, etque de là je vis les vétérans achever l’extermination des vauriens,qui s’étaient retirés dans la cour, et dont pas un n’échappa.
Cinq ou six étaient en tas devant la porte, ettrois autres, les jambes écartées, étendus sur la grande route.
Cela ne prit pas seulement dix minutes, puistout redevint obscur, et j’entendis le sergent crier :
– Cessez le feu !
Heitz, redescendu de son grenier, venaitd’allumer une lanterne ; le sergent me vit sous la voiture, ets’écria :
– Vous êtes blessé, père Moïse ?
– Non, lui répondis-je, mais un Cosaque avoulu me piquer avec sa lance, et je me suis mis à l’abri.
Alors il rit tout haut et me donna la mainpour m’aider à me relever, en disant :
– Père Moïse, vous m’avez fait peur.Essuyez-vous le dos, on pourrait croire que vous n’êtes pasbrave.
Je riais aussi, pensant :
« Que les autres croient ce qu’ilsveulent ! Le principal, c’est de vivre en bonne santé, le pluslongtemps possible. »
Nous n’avions qu’un blessé, le caporal Duhem,un vieux qui se bandait lui-même la jambe, et voulait marcher. Ilavait un coup de lance dans le mollet droit. On le fit monter surla première voiture, et Lehnel, la grande fille de Heitz, vint luiverser une goutte de kirschenwasser, ce qui lui rendit aussitôt saforce et même sa bonne humeur. Il criait :
– C’est la quinzième ! J’en ai pourhuit jours d’hôpital ; mais laissez-moi la bouteille pour lescompresses.
Moi, je me réjouissais de voir mes douze pipessur les voitures, car Schweyer et ses deux garçons s’étaientsauvés, et nous aurions eu de la peine à les recharger sanseux.
J’allai tout de suite toquer sur la bonde dela dernière tonne, pour reconnaître ce qui manquait. Ces gueux deCosaques avaient déjà bu près d’une demi-mesure d’esprit ; lepère Heitz me dit que plusieurs d’entre eux n’y mettaient presquepas d’eau. Il faut que des êtres pareils aient un gosier defer-blanc ; les plus vieux ivrognes chez nous nesupporteraient pas un verre de trois-six sans tomber à larenverse.
Enfin tout était gagné, il ne fallait plus queretourner en ville. Quand je pense à cela, il me semble encore yêtre : – les gros chevaux gris pommelé de Heitz sortent del’écurie à la file ; le sergent, près de la porte sombre,crie, la lanterne en l’air : – Allons, vivement… la canaillepourrait revenir ! Sur la route, en face de l’auberge, lesvétérans entourent les voitures ; plus loin, à droite, lespaysans, accourus avec des fourches et des pioches, regardent lesCosaques étendus dans la neige ; et moi, debout, au haut del’escalier, je chante dans mon cœur les louanges de l’Éternel, ensongeant à la joie de Sorlé, de Zeffen, du petit Sâfel lorsqu’ilsme verront revenir avec notre bien.
Et puis, quand tout est attelé, quand lesclochettes tintent, quand le fouet claque et qu’on se met en route,quelle satisfaction !
Ah ! Fritz, comme tout se peint en beauaprès trente ans : les craintes, les inquiétudes, les ennuis,sont oubliés ; le souvenir des bonnes gens et des bons momentsvous reste toujours !
Les vétérans, sur les deux côtés des voitures,le fusil sous le bras, escortaient mes douze pipes comme letabernacle ; Heitz conduisait les chevaux, le sergent et moinous marchions derrière.
– Eh bien, père Moïse ! me disait-ilen riant, tout a bien été, vous devez être content ?
– Plus content qu’il ne m’est possible devous le dire, sergent ; ce qui devait faire ma perte sera lacause d’une grande prospérité pour ma famille, et c’est à vous quenous le devrons.
– Allons donc, disait-il, vousplaisantez.
Il riait, moi j’étais attendri : d’avoireu la crainte de tout perdre, et de voir que tout est regagné etqu’on aura des bénéfices, c’est attendrissant.
Je m’écriais en moi-même :
« Sois loué, ô Seigneur ! je tecélébrerai parmi les peuples, je te psalmodierai parmi les nations,car ta bonté est grande, ta sagesse atteint jusqu’auxnues. »