XVIII
Ce qui me fait encore le plus de peineaujourd’hui, Fritz, c’est la manière dont la terrible maladie entrachez nous.
Le 12 mars, les gens parlaient d’une quantitéd’hommes, de femmes, d’enfants, en train de mourir. On n’osait pasécouter, on se disait :
« Personne n’est malade dans notremaison, l’Éternel veille sur nous ! »
David, après souper, était venu s’arrondirdans mes bras, sa petite main sur mon épaule. Je leregardais ; il semblait bien assoupi, mais les enfants onttoujours sommeil à la nuit. Esdras dormait déjà, Sâfel venait denous souhaiter le bonsoir.
Enfin, Zeffen prit l’enfant, et nous allâmestous nous coucher.
Cette nuit-là, les Russes ne tiraientpas ; le typhus était peut-être aussi chez eux, je n’en saisrien.
Vers minuit, nous dormions donc à la grâce deDieu, quand j’entends un cri terrible.
J’écoute… et Sorlé me dit :
– C’est Zeffen !
Aussitôt je me lève, je veux allumer la lampe,j’étais dans le trouble, je ne trouvais plus rien.
Sorlé fit de la lumière, je tirai mon pantalonet je courus à la porte. Mais, à peine dans l’allée, Zeffen sort dela chambre comme une folle, ses grands cheveux noirs défaits. Elleme crie :
– L’enfant !…
Sorlé me suivait. Nous entrons, nous nouspenchons sur le berceau. Les deux enfants semblaient dormir :Esdras tout rose, David blanc comme la neige.
D’abord je ne voyais rien, à cause del’épouvante, mais ensuite je pris David pour l’éveiller ; jele secouai, criant :
– David !…
Et seulement alors nous vîmes qu’il avait lesyeux ouverts et retournés. – Zeffen criait :
– Éveillez-le !…éveillez-le !…
Sorlé, me le prenant des mains, dit :
– Donne !… Fais du feu… chauffe del’eau.
Et nous le posâmes sur le lit, en travers, enle secouant et en l’appelant. Le petit Esdras pleurait.
– Allume du feu, me répéta Sorlé, et toi,Zeffen, sois plus calme ; ces cris ne servent à rien. Vite…vite… du feu !
Mais Zeffen ne cessait de crier :
– Mon pauvre enfant !…
– Il va se réchauffer, dit Sorlé.Seulement, Moïse, dépêche-toi de t’habiller, cours chez leDr Steinbrenner.
Elle était plus pâle, plus effrayée que nous,mais l’esprit n’a jamais abandonné cette brave femme, ni lecourage. Elle avait fait du feu, le fagot pétillait dans lacheminée.
Alors je courus mettre ma capote, et jedescendis en pensant :
« Que le Seigneur ait pitié denous !… Si l’enfant meurt, je ne lui survivrai pas…Non !… c’est lui que j’aime le plus… je ne pourrai pas luisurvivre. »
Car tu sauras, Fritz, que le plus malheureux,le plus en danger de nos enfants, est toujours celui qu’on aime leplus ; il en a le plus besoin : nous oublions lesautres ! l’Éternel a voulu cela, sans doute pour le plus grandbien.
Je courais déjà dans la rue.
On n’a jamais vu de nuit plus sombre : levent du Rhin soufflait, la neige en poussière volait ;quelques fenêtres, éclairées de loin en loin, montraient lesmaisons où l’on veillait des malades.
J’avais la tête nue, et je ne sentais pas lefroid. Je criais en moi-même :
« Voici le dernier jour !… ce jourdont l’Éternel a dit : Avant la moisson, quand le bouton seradans sa fleur, et que la fleur se changera en grappe près de mûrir,je le retrancherai ; je couperai ses branches avec ma serpe,elles seront foulées aux pieds. »
Dans ces pensées effrayantes, je traversais lagrande place, où le vent secouait les vieux ormes pleins degivre.
Sur le coup d’une heure, je poussai la portedu Dr Steinbrenner ; sa grosse poulie grelottaitdans le vestibule. Comme j’allais à tâtons, cherchant la rampe, laservante parut avec une lumière au haut de l’escalier.
– Qui est là ? fit-elle en avançantsa lanterne.
– Ah ! lui répondis-je, que M. ledocteur arrive bien vite, nous avons un enfant malade, bienmalade.
Et je ne pus retenir mes sanglots.
– Montez, Monsieur Moïse, me dit cettefille ; monsieur vient de rentrer, il n’est pas encore couché.Montez un instant, réchauffez-vous.
Mais le père Steinbrenner avait toutentendu.
– C’est bien, Thérèse, dit-il en sortantde sa chambre ; entretenez le feu, dans une heure au plus, jeserai de retour.
Il avait déjà remis son grand tricorne, et sahouppelande en poil de chèvre.
Nous traversâmes la place sans rien nous dire.Je marchais devant ; quelques minutes après nous montionsnotre escalier.
Sorlé avait placé une chandelle en haut desmarches, je la pris et je conduisis M. Steinbrenner à la chambre del’enfant.
En entrant, tout paraissait calme. Zeffen,assise dans le fauteuil derrière la porte, la tête sur les genouxet les épaules nues, ne criait plus : elle pleurait. L’enfantétait dans le lit ; Sorlé, debout à côté, nous regardait.
Le docteur posa son chapeau sur lacommode.
– Il fait trop chaud ici, dit-il, donnezun peu d’air.
Ensuite il s’approcha du lit. Zeffen s’étaitlevée, pâle comme une morte. Le médecin, ayant pris la lampe,regarda notre pauvre petit David ; il leva la couverture, etsortit ses petites jambes encore toutes rondes, il écouta larespiration. Esdras s’était remis à pleurer, il se retourna etdit :
– Sortez l’autre enfant de cette chambre…j’ai besoin de calme… et puis l’air des malades n’est pas bon pourde si petits enfants.
Il me regardait de côté. Je compris ce qu’ilvoulait dire : – C’était le typhus ! – Je regardai mafemme… elle comprenait aussi.
En ce moment, je crus qu’on m’arrachait lecœur ; j’aurais voulu gémir, mais Zeffen était là, derrièrenous, qui se penchait, et je ne dis rien, ni Sorlé non plus.
Le docteur ayant demandé du papier pour écriresa prescription, nous sortîmes ensemble. Je le conduisis dans notrechambre, et la porte étant refermée, je me mis à sangloter.
Il me dit :
– Moïse, vous êtes un homme, ne pleurezpas. Songez que vous devez l’exemple du courage à deux pauvresfemmes.
Je lui demandai tout bas, dans la crainted’être entendu :
– Il n’y a donc plus d’espoir ?
– C’est le typhus ! dit-il. Nousferons ce que nous pourrons. Tenez, voici la prescription ;allez chez Tribolin, son garçon veille toutes les nuits maintenant,il vous donnera cela. Dépêchez-vous ! Et puis, au nom du ciel,faites sortir l’autre enfant de cette chambre, et votre fille, sic’est possible. Tâchez d’avoir des personnes étrangères, des genshabitués aux malades : le typhus se gagne.
Je ne répondis rien.
Il reprit son chapeau et s’en alla.
Maintenant, que puis-je te dire encore ?Le typhus est une maladie engendrée par la mort elle-même ;c’est en parlant d’elle que le prophète s’est écrié :
« Le sépulcre s’est ému à cause de toi,pour aller à ta rencontre ! »
Combien j’en avais vu mourir du typhus dansles hôpitaux, sur la côte de Saverne et ailleurs !
Quand les hommes se déchirent sans pitié,pourquoi la mort ne viendrait-elle pas à leur aide ? Mais, cepauvre enfant, qu’avait-il fait pour mourir si tôt ? Voilà,Fritz, ce qu’il y a de plus épouvantable : il faut que tousexpient le crime de quelques-uns ! – Oui, quand je pense quemon enfant est mort de cette peste, amenée par la guerre du fond dela Russie jusque chez nous, et dont toute l’Alsace et la Lorraineont été ravagées six mois, au lieu d’accuser l’Éternel, comme fontles impies, j’en accuse les hommes. Dieu ne leur a-t-il pas donnéla raison ? Et quand ils ne s’en servent pas, quand ils selaissent exciter bêtement les uns contre les autres par quelquesmauvais sujets, en est-il cause ?
Mais à quoi servent les idées justes, quand onsouffre ?
Je me souviens que la maladie dura six jours,et ces jours-là sont les plus cruels de ma vie. J’avais peur pourma femme, pour ma fille, pour Sâfel, pour Esdras. J’étais assisdans un coin, j’écoutais l’enfant respirer. Quelquefois il avaitl’air de ne plus respirer du tout. Alors un froid me passait sur lecorps ; je m’approchais, je prêtais l’oreille. Et quand parhasard Zeffen arrivait malgré la défense du médecin, j’entrais dansune sorte de fureur ; je la poussais dehors par les épaules,en frémissant. Elle me disait :
– Mais c’est mon enfant… c’est monenfant !…
Et je lui répondais :
– Et toi n’es-tu pas aussi monenfant ?… Je ne veux pas que vous mouriez tous !
Après cela, je fondais en larmes, je tombaisassis, regardant devant moi, sans force ; j’étais épuisé dedouleur.
Sorlé allait, venait dans la chambre, leslèvres serrées ; elle préparait tout, elle veillait àtout.
Dans ce temps, le musc était le remède dutyphus ; la maison était pleine de musc. Souvent l’idée meprenait qu’Esdras allait être aussi malade… Ah ! si le plusgrand bonheur en ce monde est d’avoir des enfants, quelle douleurde les voir souffrir !… Quelle épouvante de penser à leurperte !… d’être là, d’entendre leur respiration pressée, leurdélire, de reconnaître leur dépérissement d’heure en heure, deminute en minute, et de s’écrier au fond de son âme :
« La mort approche !… il n’y a plusrien… rien pour te sauver, mon enfant ! Je ne puis te donnerma vie… la mort n’en veut pas ! »
Quel déchirement et quelles angoisses, jusqu’àla dernière seconde, où tout se tait !
Alors, Fritz, l’argent, le blocus, la famine,la désolation générale, tout était oublié. C’est à peine si jevoyais le sergent entrouvrir chaque matin notre porte, et sepencher en demandant :
– Eh bien, père Moïse ? ehbien ?
Je ne sais ce qu’il nous disait, je n’yfaisais pas attention.
Mais ce qui me revient pourtant avecsatisfaction, ce qui fait toujours mon orgueil, c’est qu’au milieude cette désolation, où Sorlé, Zeffen et moi, tout le monde, nousperdions la tête, où nous oubliions les affaires, où nous laissionstout aller à l’abandon, le petit Sâfel prit tout de suite ladirection du commerce. Chaque matin nous l’entendions se lever àsix heures, descendre, ouvrir le magasin, monter une ou deuxcruches d’eau-de-vie, et servir les pratiques.
Personne ne lui avait dit un mot de cela, maisSâfel avait l’âme du commerce. Et si quelque chose était capable deconsoler un père dans de pareils malheurs, ce serait de se voirrevivre en quelque sorte dans un enfant si jeune, de se reconnaîtreet de penser : « Au moins la bonne race n’est pasperdue ; il en reste toujours, pour conserver le bon sens dansce monde ! » Oui, c’est la seule consolation qu’un hommepuisse avoir.
Notre schabès goïé faisait lacuisine, et la vieille Lanche nous aidait à veiller, mais lecommerce reposait sur Sâfel seul ; sa mère et moi, nous nesongions qu’à notre petit David.
Il mourut dans la nuit du 18 mars, le jour oùl’incendie éclata dans la maison du capitaine Cabanier.
Cette même nuit, deux obus tombèrent sur notremaison ; le blindage les fit rouler dans la cour, et tous deuxéclatèrent en brisant les fenêtres de la buanderie, et démolissantla porte du bûcher, qui s’écroula d’un coup, avec un fracashorrible.
C’est le plus grand bombardement que la villeait eu à supporter pendant ce blocus ; car aussitôt que lesennemis virent monter le feu, ils tirèrent dessus de Mittelbronn,des Baraques d’en haut et du fond de Fiquet, pour empêcher les gensde l’éteindre.
Moi, je restai tout le temps avec Sorlé, prèsdu lit de l’enfant, et le bruit des obus en éclatant ne nous fitrien.
Les malheureux ne tiennent plus à la vie… Etpuis l’enfant était si mal ! il avait des plaques bleues surtout le corps.
La fin approchait.
Je me promenais dans la chambre. Dehors, oncriait :
– Au feu !… au feu !…
Les gens passaient comme un torrent dans larue. Nous entendions ceux qui revenaient de l’incendie donner desnouvelles, et les pompes accourir, les soldats ranger la foule à lachaîne, les obus éclater à droite et à gauche.
Devant nos fenêtres, de longues traînées deflamme rouge descendaient par-dessus les toits du quartier en face,et battaient les vitres. Nos canons répondaient à l’ennemi toutautour de la ville. De temps en temps on entendait crier :
– Place !… place !…
C’était les blessés qu’on emportait.
Deux fois des piquets montèrent jusque dansnotre chambre, pour me mettre dans la chaîne ; mais, en mevoyant assis près de l’enfant avec Sorlé, ils redescendirent.
Le premier obus éclata chez nous vers onzeheures, le second à quatre heures du matin ; tout grelottaitdu grenier à la cave : le plancher, le lit, les meublesétaient comme soulevés ; mais, dans notre épuisement et notredésespoir, nous ne dîmes seulement pas un mot.
Zeffen accourut avec Esdras et le petit Sâfelau premier obus. On voyait que David allait mourir. La vieilleLanche et Sorlé, assises, sanglotaient. Zeffen se mit à crier.
J’ouvris les fenêtres tout au large, pourdonner de l’air, et la fumée de poudre dont la ville était couverteentra dans la chambre.
Sâfel vit tout de suite que l’heureapprochait ; je n’eus besoin que de le regarder, il sortit etrevint bientôt, malgré la foule, par une rue détournée, avec lechantre Kalmès, qui se mit à réciter la prière desagonisants :
« L’Éternel règne… L’Éternel a régné…L’Éternel régnera partout et à jamais !
» Loué soit partout et à jamais le nom deson règne glorieux !
» C’est l’Éternel qui est Dieu !C’est l’Éternel qui est Dieu ! C’est l’Éternel qui estDieu !
» Écoute, Israël, notre Dieu l’Éternelest un.
» Va donc où le Seigneur t’appelle… va,et que sa miséricorde t’assiste.
» Que l’Éternel notre Dieu, soit avectoi ; que ses anges immortels te conduisent jusqu’au ciel, etque les justes se réjouissent quand le Seigneur t’accueillera dansson sein !
» Dieu de miséricorde, reçois cette âmeau milieu des joies éternelles ! »
Moi et Sorlé, nous répétions en pleurant cesparoles saintes. Zeffen, comme morte, était couchée, les brasétendus en travers du lit, sur les pieds de son enfant. Son frèreSâfel, derrière, pleurait à chaudes larmes, en l’appelant toutbas :
– Zeffen !… Zeffen !…
Mais elle ne l’entendait pas ; son âmeétait perdue dans les douleurs infinies.
Dehors, les cris : « Aufeu ! » les commandements des pompes, le tumulte de lafoule, le roulement de la canonnade continuaient ; les éclairscoup sur coup remplissaient les ténèbres.
Quelle nuit, Fritz, quelle nuit !
Tout à coup Sâfel, s’étant penché sous lerideau, se retourna tout épouvanté. Ma femme et moi, nous courûmes,et nous vîmes la mort de l’enfant ; nous levâmes les mains enéclatant en sanglots. Le chantre cessa de psalmodier. Notre Davidétait mort.
Le plus terrible, c’est le cri de lamère ! Elle était étendue, comme évanouie ; mais quand lechantre, se penchant, referma la lèvre et dit :Amen ! elle se releva, prit le petit, regarda ;et puis, le levant au-dessus de sa tête, elle se mit à courir versla porte, en criant d’une voix déchirante :
– Baruch… Baruch… sauve notreenfant !
Elle était folle, Fritz ! Et moi, danscette dernière épouvante, je l’arrêtai ; je lui repris parforce le petit corps, qu’elle voulait emporter. Et Sorlé,l’entourant de ses bras, avec des gémissements sans fin, la mèreLanche, le chantre, Sâfel, tous l’entraînèrent dehors.
Je restai seul, et j’entendis les gensdescendre, entraînant ma fille.
Comment un homme peut-il supporter de sigrandes douleurs ?
Je remis David dans le lit, et je le couvris,à cause des fenêtres ouvertes. Je savais bien qu’il était mort,mais il me semblait qu’il aurait froid. Je le regardai longtempssans pleurer, pour garder dans mon cœur cette jolie figure.
Tout se déchirait là !… tout !… Jesentais comme une main m’arracher les entrailles, et dans ma folie,j’accusais l’Éternel ; je lui disais :
– Je suis l’homme qui a vu l’afflictionpar la verve de ta fureur ! Certainement, tu t’es tournécontre moi. Tu as fait vieillir ma chair, et tu as brisé mes os. Tum’as plongé dans les ténèbres. Même quand je crie et que je frémis,tu rejettes ma prière. Tu es pour moi comme un lion qui se tientdans ses cavernes !
Ainsi je me promenais en gémissant et même enblasphémant. Mais le Dieu de miséricorde m’a pardonné ; ilsavait bien que ce n’était pas moi qui parlais, mais mondésespoir.
Je m’assis à la fin. Les autres revenaient…Sorlé s’assit près de moi en silence, Sâfel me dit :
– Zeffen est chez le rebbe, avecEsdras.
Je ne lui répondis pas, et me couvris latête.
Ensuite quelques femmes, avec la vieilleLanche, étant arrivées, je pris Sorlé par la main, et nous entrâmesdans la grande chambre, sans prononcer une parole.
La vue seule de cette chambre, où les deuxpetits frères avaient joué si longtemps, me fit encore répandre deslarmes ; et Sorlé, Sâfel et moi, nous pleurâmes ensemble.
La maison se remplissait de monde ; ilpouvait être huit heures, et l’on savait déjà que nous avions unenfant mort.