Le Capitaine Pamphile

Chapitre 17Comment le capitaine Pamphile, ayant abordé sur la côte d’Afrique,au lieu d’un chargement d’ivoire qu’il venait y chercher, fut forcéde prendre une partie de bois d’ébène.

Le lendemain de son arrivée au Havre, lecapitaine Pamphile reçut un demi-quintal de raisins secs et sixdouzaines de pots de confiture, qu’il ordonna à Double-Bouche defaire amarrer dans son office particulier ; puis il s’occupades préparatifs d’appareillage qui ne furent pas longs, attendu quele digne marin naviguait presque toujours sur son lest, et, commeon l’a déjà vu, ne faisait ordinairement ses chargements qu’enpleine mer ; si bien qu’au bout de huit jours il doublait lapointe de Cherbourg, et qu’au bout de quinze, il croisait entre le47e et le 48e degré latitude, juste entravers de la route que devait suivre le trois-mâts le Zéphir pourse rendre de Nantes à New-York. Il résulta de cette savantemanœuvre qu’un beau matin que le capitaine Pamphile, moitiéassoupi, moitié éveillé, rêvait paresseusement dans son hamac, ilfut tiré tout à coup de ce demi-sommeil par le cri du matelot envigie qui signalait une voile.

Le capitaine Pamphile descendit de son hamac,sauta sur une longue-vue, et, sans prendre le temps de passer saculotte, monta sur le pont de son bâtiment. Cette apparition tantsoit peu mythologique aurait pu paraître inconvenante, peut-être, àbord d’un navire plus régulier que ne l’était la Roxelane ;mais il faut avouer, à la honte de l’équipage, que pas un de sesmembres ne fit la moindre attention à cette notable infraction auxrègles de la pudeur, tant ils étaient habitués aux bizarreries ducapitaine ; quant à celui-ci, il traversa tranquillement lepont, grimpa sur le bastingage, enjamba quelques enfléchures deshaubans, et, avec le même flegme que s’il eût été couvert d’unvêtement plus régulier, il se mit à examiner le navire en vue.

Au bout d’un instant, il n’avait plus dedoute : c’était bien celui qu’il attendait ; aussi lesordres furent-ils immédiatement donnés pour placer les caronadessur leurs pivots et la pièce de huit sur son affût ; puis,voyant que ses recommandations allaient être exécutées avec lapromptitude ordinaire, le capitaine Pamphile ordonna au timonier detenir toujours la même route, et descendit dans sa cabine, afin dese présenter devant son confrère le capitaine Malvilain d’unemanière plus décente.

Lorsque le capitaine remonta sur le pont, lesdeux bâtiments étaient à peu près à une lieue l’un de l’autre, etl’on pouvait reconnaître dans le nouvel arrivant l’honnête et gravedémarche d’un navire marchand, qui, chargé, de toutes ses voiles etpar une bonne brise, file décemment ses cinq ou six nœuds àl’heure ; il en résultait que même eût-il tenté de prendrechasse, le Zéphir eut été rejoint au bout de deux heures par lavive et coquette Roxelane ; mais il ne l’essaya même pas,confiant qu’il était dans la paix jurée par la Sainte-Alliance etdans l’extinction de la piraterie, dont il avait lu, huit joursencore avant son départ, la nécrologie dans le Constitutionnel. Ilcontinua donc de s’avancer sur la foi des traités, et il n’étaitplus qu’à une demi-portée de canon du capitaine Pamphile, lorsqueces mots retentirent à bord de la Roxelane, et, portés par le vent,allèrent frapper les oreilles étonnées du capitaine duZéphir :

– Ohé ! du trois-mâts ! mettez uneembarcation à la mer, et envoyez-nous le capitaine.

Il y eut une pose d’un instant, puis ces mots,partis du bord du trois-mâts, parvinrent à leur tour jusqu’à laRoxelane :

– Nous sommes le bâtiment de commerce leZéphir, capitaine Malvilain, chargé d’eau-de-vie, et faisant routede Nantes à New-York.

– Feu ! dit le capitaine Pamphile.

Un sillon de lumière accompagné d’untourbillon de fumée, et suivi d’une détonation violente, partitaussitôt de l’avant de la Roxelane, et en même temps, on aperçutl’azur du ciel par un trou de la voile de misaine de l’innocent etinoffensif trois-mâts, qui, croyant que le bâtiment qui tirait surlui avait mal entendu ou mal compris, répéta de nouveau et plusdistinctement encore que la première fois :

– Nous sommes le bâtiment de commerce leZéphir, capitaine Malvilain, chargé d’eau-de-vie, et faisant routede Nantes à New-York.

– Ohé ! du trois-mâts ! répondit laRoxelane, mettez une embarcation à la mer, et envoyez-nous lecapitaine.

Puis, voyant que le trois-mâts hésitait encoreà obéir, et que la pièce de huit était rechargée :

– Feu ! dit une seconde fois lecapitaine.

Et l’on vit le boulet égratigner le sommet desvagues et aller se loger en plein bois, à dix-huit pouces au-dessusde l’eau.

– Au nom du ciel, qui êtes-vous et quedemandez-vous donc ? cria une voix rendue encore pluslamentable par l’effet du porte-voix.

– Ohé ! du trois-mâts ! réponditl’impassible Roxelane, mettez une embarcation à la mer, etenvoyez-nous le capitaine.

Cette fois, que le brick eût bien ou malcompris, qu’il fût réellement sourd, ou qu’il fît semblant del’être, il n’y avait pas moyen de ne pas obéir : un troisièmeboulet au-dessous de la flottaison, et le Zéphir était coulé ;aussi le malheureux capitaine ne se donna-t-il point le temps derépondre, mais il fut visible à tout œil un peu exercé que sonéquipage se mettait en devoir de descendre la chaloupe à lamer.

Au bout d’un instant, six matelots selaissèrent glisser les uns après les autres par un cordage ;le capitaine les suivit, s’assit sur l’arrière, et la chaloupe, sedétachant des flancs du trois-mâts, comme un enfant qui quitte samère, fit force de rames pour franchir la distance qui séparait leZéphir de la Roxelane, et s’avança vers tribord ; mais unmatelot monté sur la muraille fit signe aux rameurs de passer àbâbord, c’est-à-dire du côté d’honneur. Le capitaine Malvilainn’avait rien à dire, il était reçu avec les égards dus à sonrang.

Au bout de l’échelle, le capitaine Pamphileattendait son confrère ; or, comme notre digne marin était unhomme qui savait vivre, il commença par s’excuser auprès ducapitaine Malvilain, sur la manière dont il l’avait prié de luirendre visite ; puis il lui demanda des nouvelles de sa femmeet de ses enfants, et, une fois rassuré sur leur santé, il invitale commandant du Zéphir à entrer dans sa cabine, où il avait,disait-il, à traiter avec lui d’une affaire importante.

Les invitations du capitaine Pamphile étaienttoujours faites d’une manière si irrésistible, qu’il n’y avait pasmoyen de les refuser. Le capitaine Malvilain se rendit donc debonne grâce aux désirs de son confrère, qui, après l’avoir faitpasser le premier, malgré les difficultés de politesse qu’il opposaà cet honneur, referma la porte derrière lui, en ordonnant àDouble-Bouche de se distinguer, afin que le capitaine Malvilainemportât une idée honnête de la chère que l’on faisait à bord de laRoxelane.

Au bout d’une demi-heure, le capitainePamphile entrouvrit la porte, et remit à Georges, qui était deplanton dans la salle à manger, une lettre adressée par lecapitaine Malvilain à son lieutenant : cette lettre contenaitl’ordre de faire passer à bord de la Roxelane douze des cinquantepipes d’eau-de-vie enregistrées à bord du Zéphir, sous la raisonIgnace Nicolas Pelonge et compagnie. C’était juste deux millebouteilles de plus que le capitaine Pamphile n’en avait strictementbesoin ; mais, en homme de précaution, le digne marin avaitpensé au déchet qu’une navigation de deux mois pouvait apporter àsa cargaison ; d’ailleurs, il pouvait tout prendre, et, ensongeant à part lui à cette omnipotence dont son hôte usait sisobrement, le capitaine Malvilain rendit grâce à Notre-Dame deGuerrande de ce qu’il en était quitte à si bon marché.

Au bout de deux heures, le transport étaitachevé, et le capitaine Pamphile, fidèle à son système de civilité,avait eu la politesse de faire exécuter son emménagement pendant ledîner, de manière à ce que son collègue ne vît rien de ce qui sepassait. On en était aux confitures et aux raisins secs, lorsqueDouble-Bouche, qui s’était surpassé dans l’exécution du repas, vintdire un mot à l’oreille du capitaine : celui-ci fit de la têteun signe de satisfaction et demanda le café. On le lui apportaaussitôt, accompagné de deux bouteilles d’eau-de-vie, que lecapitaine reconnut, au premier petit verre, pour être la même qu’ilavait dégustée chez le préfet d’Orléans ; cela lui donna unehaute idée de la probité du citoyen Ignace Nicolas Pelonge, quifaisait ses envois si fidèles aux échantillons.

Le café pris et les douze pipes d’eau-de-viearrimées, le capitaine Pamphile n’ayant plus aucun motif de retenirson collègue à bord de la Roxelane, le reconduisit avec la mêmepolitesse qu’il l’avait reçu jusqu’à l’escalier de bâbord, oùl’attendait sa chaloupe, et où il prit congé de lui, mais non sansle suivre des yeux jusqu’au Zéphir, avec tout l’intérêt d’uneamitié naissante ; puis, lorsqu’il le vit remonter sur sonpont et qu’à la manœuvre il reconnut qu’il allait se remettre enroute, il emboucha de nouveau son porte-voix, mais, cette fois,pour lui souhaiter bon voyage.

Le Zéphir, comme s’il n’eût attendu que cettepermission, étendit alors toutes ses voiles, et le navire, cédant àl’action du vent, s’éloigna aussitôt dans la direction de l’ouest,tandis que la Roxelane mettait le cap vers le midi. Le capitainePamphile n’en continua pas moins de faire des signaux d’amitié,auxquels répondit le commandant Malvilain, et il n’y eut que lanuit qui, en succédant au jour, interrompit cet échange de bonnesrelations. Le lendemain, au lever du soleil, les deux naviresétaient hors de la vue l’un de l’autre.

Deux mois après l’événement que nous venons deraconter le capitaine Pamphile mouillait à l’embouchure de larivière Orange et remontait le fleuve, accompagné de vingt matelotsbien armés, pour faire sa visite à Outavari.

Le capitaine Pamphile, qui était observateur,remarqua avec étonnement le changement qui s’était opéré dans lepays depuis qu’il l’avait quitté. Au lieu de ces belles plaines deriz et de maïs qui trempaient leurs racines jusque dans la rivièreau lieu des troupeaux nombreux qui venaient, en bêlant et enmugissant, se désaltérer sur ses bords, il n’y avait plus que desterres en friche et une solitude profonde. Il crut un instants’être trompé et avoir pris la rivière des Poissons pour la rivièreOrange ; mais, ayant pris hauteur, il vit que son estime étaitjuste : en effet, au bout de vingt heures de navigation, ilarriva en vue de la capitale des Petits-Namaquois.

La capitale des Petits-Namaquois n’étaitpeuplée que de femmes, d’enfants et de vieillards, lesquels étaientdans la plus profonde désolation, car voici ce qui étaitarrivé :

Aussitôt après le départ du capitainePamphile, Outavaro et Outavari alléchés, l’un par les deux millecinq cents et l’autre par les quinze cents bouteilles d’eau-de-viequ’ils devaient toucher en échange de leur fourniture d’ivoire,s’étaient mis chacun de son côté en chasse ; malheureusement,les éléphants se tenaient dans une grande forêt qui séparait lesÉtats des Petits-Namaquois de ceux des Cafres, espèce de terrainneutre qui n’appartenait ni aux uns ni aux autres, et sur lequelles deux chefs ne se furent pas plus tôt rencontrés, que, voyantqu’ils venaient pour la même cause et que la spéculation de l’unnuirait nécessairement à celle de l’autre, les levains de vieillehaine, qui ne s’étaient jamais bien éteints entre le fils del’orient et le fils de l’occident se rallumèrent. Chacun étaitparti pour une chasse ; tous, par conséquent, se trouvaientarmés pour un combat, de sorte qu’au lieu de travailler de concertà réunir les quatre mille défenses, et de partager à l’amiable leurprix, ainsi que quelques vieillards à tête blanche le proposaient,ils en vinrent aux mains, et, dès le premier jour, quinze Cafres etdix-sept Petits-Namaquois restèrent sur le champ de bataille.

Dès lors, il y eut entre les hordes une guerreacharnée et inextinguible, dans laquelle Outavaro avait été tué etOutavari blessé ; mais les Cafres avaient nommé un nouveauchef, et Outavari s’était refait ; de sorte que, se trouvantsur le même pied qu’auparavant, la lutte avait recommencé de plusbelle, chaque pays s’épuisant de guerriers pour renforcer sonparti ; enfin un dernier effort avait été tenté par les deuxpeuples pour soutenir chacun son chef : tous les jeunes gensau-dessus de douze ans, et tous les hommes au-dessous de soixante,avaient rejoint leur armée respective, et les deux forces réuniesdes deux nations, devant sous peu de jours se trouver en face, unebataille générale allait décider du sort de la guerre.

Voilà pourquoi il n’y avait plus que desfemmes, des enfants et des vieillards dans la capitale desPetits-Namaquois ; encore étaient-ils, comme nous l’avons dit,dans la désolation la plus profonde ; quant aux éléphants, ilsse battaient joyeusement les flancs avec leur trompe, etprofitaient de ce que personne ne s’occupait d’eux pour venirjusqu’aux portes des villages manger le riz et le maïs.

Le capitaine Pamphile vit à l’instant même leparti qu’il pouvait tirer de sa position ; il avait traitéavec Outavaro et non avec son successeur ; il était donc déliéavec celui-ci de tout engagement, et son allié naturel étaitOutavari. Il recommanda à sa troupe de faire une visite sévère desfusils et des pistolets, afin de s’assurer que le tout était en bonétat ; puis, ayant ordonné à chaque homme de se munir dequatre douzaines de cartouches, il demanda un jeune Namaquois assezintelligent pour lui servir de guide et mesurer la marche demanière à ce qu’il arrivât au camp en pleine nuit.

Tout cela fut exécuté avec la plus grandeintelligence, et, le surlendemain, sur les onze heures du soir, lecapitaine Pamphile était introduit sous la tente d’Outavari, aumoment où, ayant décidé de livrer le combat le lendemain, celui-citenait conseil avec les premiers et les plus sages de lanation.

Outavari reconnut le capitaine Pamphile aveccette certitude et cette rapidité de souvenirs qui distinguent lesnations sauvages ; aussi, à peine l’eût-il aperçu, qu’il seleva, vint au-devant de lui, en mettant une main sur son cœur etl’autre sur sa bouche, pour lui exprimer que sa pensée et sa paroleétaient d’accord dans ce qu’il allait dire ; or, ce qu’ilallait dire et ce qu’il lui dit en mauvais hollandais étaitqu’ayant manqué à l’engagement pris avec le capitaine Pamphile,puisqu’il ne pouvait tenir le marché convenu, sa langue qui avaitmenti et son cœur qui avait trompé étaient à sa disposition, etqu’il n’avait qu’à couper l’une et arracher l’autre, pour lesdonner à manger à ses chiens, comme on doit faire de la langue etdu cœur d’un homme qui ne tient pas sa parole.

Le capitaine, qui parlait le hollandais commeGuillaume d’orange, répondit qu’il n’avait que faire du cœur et dela langue d’Outavari, que ses chiens étaient rassasiés, ayanttrouvé la route semée de cadavres de Cafres, et qu’il venait offrirun marché bien autrement avantageux à l’un et à l’autre que celuique lui proposait avec tant de loyauté et de désintéressement sonfidèle ami et allié Outavari : c’était de le seconder dans saguerre contre les Cafres, à la condition que tous les prisonniersfaits après la bataille lui appartiendraient en toute propriété,pour, par lui ou ses ayant cause, en faire ce que bon leursemblerait : le capitaine Pamphile, comme on le voit à sonstyle, avait été clerc d’avoué avant que d’être corsaire.

La proposition était trop belle pour êtrerefusée ; aussi fut-elle reçue avec acclamation, non seulementpar Outavari, mais encore par le conseil tout entier ; le plusvieux et le plus sage des vieillards tira même sa chique de sabouche et sa coupe de ses lèvres, pour offrir l’une et l’autre auchef blanc ; mais le chef blanc dit majestueusement quec’était à lui de régaler le conseil, et il ordonna à Georgesd’aller chercher dans ses bagages deux aunes de carotte de Virginieet quatre bouteilles d’eau-de-vie d’Orléans, qui furent reçues etdégustées avec une profonde reconnaissance.

Cette collation achevée, et comme il était uneheure du matin, Outavari envoya chacun se coucher à son poste, etresta seul avec le capitaine Pamphile, afin d’arrêter avec lui leplan de la bataille du lendemain.

Le capitaine Pamphile, convaincu que lepremier devoir d’un général est de prendre une parfaiteconnaissance des localités sur lesquelles il doit opérer, etn’ayant aucun espoir de se procurer une carte du pays, invitaOutavari à le conduire sur le point le plus élevé des environs, lalune jetant une lumière assez vive pour que l’on pût distinguer lesobjets avec autant de lucidité que par un crépuscule d’occident.Justement, une petite colline s’élevait sur la lisière de la forêt,à laquelle était appuyée l’aile droite des Petits-Namaquois.Outavari fit signe au capitaine Pamphile de le suivre en silence,et, marchant le premier, il le conduisit par des chemins où tantôtils étaient obligés de bondir comme des tigres, tantôt forcés deramper comme des serpents. Heureusement que le capitaine Pamphileavait passé, dans le courant de sa vie, par bien d’autresdifficultés, tant dans les marais que dans les forêts vierges del’Amérique ; de sorte qu’il bondit et rampa si bien, qu’aubout d’une demi-heure de marche, il était arrivé avec son guide ausommet de la colline.

Là, si habitué que fût le capitaine Pamphileaux grands spectacles de la nature, il ne put s’empêcher des’arrêter un instant et de contempler avec admiration celui qui sedéroulait sous ses yeux. La forêt formait un immense demi-cercledans lequel était enfermé le reste des deux peuples : c’étaitune masse noire qui projetait son ombre sur les deux camps, et danslaquelle l’œil eût cherché en vain à pénétrer, tandis qu’au delà decette ombre, réunissant un bout du demi-cercle à l’autre, etformant la corde de l’arc, la rivière orange brillait comme unruisseau d’argent liquide, en même temps qu’au fond le paysage seperdait dans cet horizon sans bornes visibles et au delà duquels’étend le pays des Grands-Namaquois.

Toute cette immense étendue, qui conservait,même pendant la nuit, ses teintes chaudes et tranchées, étaitéclairée par cette lune brillante des tropiques, qui seule sait cequi se passe au milieu des grandes solitudes du continentafricain ; de temps en temps, le silence était troublé par lesrugissements des hyènes et des chacals qui suivaient les deuxarmées, et au-dessus desquels s’élevait, comme le roulement dutonnerre, le rauquement lointain de quelque lion. Alors tout setaisait, comme si l’univers eût reconnu la voix du maître, depuisle chant du bengali qui racontait ses amours, balancé dans lecalice d’une fleur, jusqu’au sifflement du serpent qui, dressé sursa queue, appelait sa femelle en élevant sa tête bleuâtre au-dessusde la bruyère ; puis le lion se taisait à son tour, et tousles bruits divers qui lui avaient cédé l’espace s’emparaient denouveau de la solitude et de la nuit.

Le capitaine Pamphile resta un instant, commenous l’avons dit, sous le poids de l’impression que devait produireun pareil spectacle ; mais, comme on le sait, le digne marinn’était pas homme à se laisser longtemps détourner par desinfluences bucoliques d’une affaire aussi sérieuse que celle quil’avait amené là. Sa seconde pensée le reporta donc de plein sautau milieu de ses intérêts matériels ; alors il vit, de l’autrecôté d’un petit ruisseau qui s’échappait de la forêt et allait sejeter dans l’orange, toute l’armée des Cafres campée et endormie,sous la garde de quelques hommes qu’à leur immobilité on eût prispour des statues : comme les Petits-Namaquois, ilsparaissaient être décidés à livrer la bataille le lendemain, etattendaient de pied ferme leurs ennemis.

D’un coup d’œil, le capitaine Pamphile eutmesuré leur position et calculé les chances d’une surprise ;et, comme son plan était suffisamment arrêté, il fit signe à soncompagnon qu’il était temps de regagner le camp ; ce qu’ilsfirent avec les mêmes précautions qu’ils l’avaient quitté.

À peine de retour, le capitaine réveilla seshommes, en prit douze avec lui, en laissa huit à Outavari, et,accompagné d’une centaine de Petits-Namaquois, auxquels leur chefordonna de suivre le capitaine blanc, il s’enfonça dans la forêt,fit un grand détour circulaire, et vint s’embusquer, avec satroupe, sur la lisière de la forêt qui longeait le camp desCafres.

Arrivé là, il plaça quelques-uns de sesmatelots de distance en distance, de manière à ce qu’entre deuxmarins il y eût dix ou douze Namaquois ; puis il fit couchertout le monde et attendit l’événement.

L’événement ne se fit pas attendre : aupoint du jour, de grands cris annoncèrent au capitaine Pamphile età sa troupe que les deux armées en venaient aux mains. Bientôt unefusillade activement nourrie se mêla à ces clameurs ; aux mêmeinstant, toute l’armée ennemie fit volte-face dans le plus granddésordre, et essaya de regagner la forêt. C’était ce qu’attendaitle capitaine Pamphile, qui n’eut qu’à se montrer, lui et seshommes, pour compléter la défaite.

Les malheureux Cafres, cernés en tête et enqueue, enfermés, d’un côté, par la rivière, et, de l’autre, par laforêt, n’essayèrent même plus de fuir : ils tombèrent àgenoux, croyant que leur dernière heure était arrivée, et, eneffet, pas un seul n’en eût probablement réchappé, à la manièredont y allaient les Petits-Namaquois, si le capitaine Pamphilen’avait rappelé à Outavari que ce n’étaient point là leursconventions. Le chef interposa son autorité, et, au lieu de frapperde la massue et du couteau, les vainqueurs se contentèrent de lierles mains et les pieds aux vaincus ; puis, cette opérationterminée, on ramassa, non pas les morts, mais les vivants. On donnadu jeu à la corde qui leur entravait les jambes, et on les fit, degré ou de force, marcher vers la capitale des Petits-Namaquois.Quant à ceux qui s’étaient échappés, on ne s’en inquiéta pasdavantage, leur nombre étant trop faible pour causer désormais lamoindre inquiétude.

Comme cette grande et dernière victoire étaitdue à l’intervention du capitaine Pamphile, il eut tous leshonneurs du triomphe. Les femmes vinrent au-devant de lui avec desguirlandes. Les jeunes filles effeuillèrent des roses sous ses pas.Les vieillards lui décernèrent le titre de Lion blanc, et tousensemble lui donnèrent un grand repas ; puis, cesréjouissances terminées, le capitaine, après avoir remercié lesPetits-Namaquois de leur hospitalité, déclara que le temps qu’ilpouvait accorder aux plaisirs était écoulé, et qu’il fallaitmaintenant revenir aux affaires ; en conséquence, il priaOutavari de lui faire délivrer ses prisonniers. Celui-ci reconnutla justesse de cette prétention, et le conduisit dans le grandhangar où on les avait entassés, le jour même de leur arrivée, etoù on les avait oubliés depuis ce moment : or, trois jourss’étaient écoulés ; les uns étaient morts de leurs blessures,les autres de faim, quelques-uns de chaud ; si bien qu’ilétait temps, comme on le voit, que le capitaine Pamphile pensât àsa marchandise, car elle commençait à s’avarier.

Le capitaine Pamphile parcourut les rangs desprisonniers, accompagné du docteur, touchant lui-même les malades,examinant les blessures, assistant au pansement, séparant lesmauvais des bons, comme fera l’ange au jour du jugementdernier ; puis, cette visite faite, il passa aurecensement : il restait deux cent trente nègres en excellentétat.

Et ceux-là, on pouvait le dire, c’étaient deshommes éprouvés : ils avaient résisté au combat, à la marcheet à la faim. On pouvait les vendre et les acheter de confiance, iln’y avait plus de déchet à craindre : aussi le capitaine futsi content de son marché, qu’il fit cadeau à Outavari d’une piped’eau-de-vie et de douze aunes de tabac en carotte. En échange decette civilité, le chef des Petits-Namaquois lui prêta huit grandesbarques pour conduire tous ses prisonniers ; et, montantlui-même avec sa famille et les plus grands de son royaume dans lachaloupe du capitaine, il voulut l’accompagner jusqu’à sonbâtiment.

Le capitaine fut reçu par les matelots restésà bord avec une joie qui donna au chef des Petits-Namaquois unehaute idée de l’amour qu’inspirait le digne marin à sessubordonnés ; puis, comme le capitaine était, avant tout, unhomme d’ordre, qu’aucune émotion ne pouvait distraire de sesdevoirs, il laissa le docteur et Double-Bouche faire les honneursde la Roxelane à ses hôtes, et descendit avec les charpentiers dansla cale.

C’est que là se présentait une gravedifficulté qui ne demandait rien moins que l’intelligence ducapitaine Pamphile pour être résolue. En partant du Havre, lecapitaine avait compté sur un échange ; or, les objetséchangés prenaient tout naturellement la place les uns des autres.Mais voilà que, par un concours de circonstances inattendues, nonseulement le capitaine Pamphile emportait, mais encore rapportait.Il s’agissait donc de trouver le moyen de loger en plus, dans unnavire déjà passablement chargé, deux cent trente nègres.

Heureusement que c’était des hommes ; sic’eût été des marchandises, la chose était physiquementimpossible ; mais c’est une si admirable machine que lamachine humaine, elle est douée d’articulations si flexibles, ellese tient si facilement sur les pieds ou sur la tête, sur le côtédroit ou sur le côté gauche, sur le ventre ou sur le dos, qu’ilfaudrait être bien maladroit pour n’en pas tirer parti ; aussile capitaine Pamphile eut bientôt trouvé moyen de toutconcilier : il fit transporter ses onze pipes d’eau-de-viedans la fosse aux lions et dans la soute aux voiles ; car iltenait à ne pas mêler ses marchandises, prétendant avec raison, ouque les nègres feraient tort à l’eau-de-vie, ou que l’eau-de-vieferait tort aux nègres ; puis il mesura la longueur de lacale. Elle avait quatre-vingts pieds : c’était plus qu’il n’enfallait. Tout homme doit se trouver satisfait lorsqu’il occupe unpied de surface sur le globe, et, au compte du capitaine Pamphile,chacun aurait encore une ligne et demie de jeu. Comme on le voit,c’était du luxe, et le capitaine aurait pu embarquer dix hommes deplus.

Or, le maître charpentier, d’après les ordresdu capitaine, procéda de la manière suivante.

Il établit à tribord et à bâbord une planchede dix pouces de hauteur, qui formait un angle avec la carène dubâtiment et qui devait servir à appuyer les pieds ; de cettemanière et grâce à ce soutien, soixante-dix-sept nègres pouvaientfort bien tenir adossés de chaque côté du navire, d’autant plusque, pour les empêcher de rouler les uns sur les autres, en cas degros temps, ce qui n’aurait pas manqué d’arriver, on plaça entrechacun un anneau de fer qui devait servir à les amarrer. Il estvrai que l’anneau prenait un peu de la place sur laquelle avaitcompté le capitaine Pamphile, et qu’au lieu d’avoir une ligne etdemie de trop, chaque homme se trouvait avoir trois lignes demoins ; mais qu’est-ce que trois lignes pour un homme !trois lignes ! il faudrait avoir l’esprit bien mal fait pourchicaner sur trois lignes, surtout lorsqu’il vous en reste centquarante-deux.

Même opération avait été établie pour lefond : les nègres, ainsi disposés sur deux rangs, laissaientvide un espace de douze pieds. Le capitaine Pamphile fit, au milieude cet espace, pratiquer une espèce de lit de camp de la mêmelargeur que les adossoirs ; mais, comme il ne devait y avoirque soixante-seize nègres pour le remplir, chaque homme gagnait unedemi-ligne trois douzièmes : aussi le maître charpentierappela-t-il très judicieusement le banc du milieu le banc despachas.

Comme ce banc avait six pieds de longueur, illaissait de chaque côté un intervalle de trois pieds pour leservice et la promenade. C’était, comme on le voit, plus qu’il n’enfallait ; d’ailleurs, le capitaine ne dissimulait pas qu’enpassant deux fois sous les tropiques, le bois d’ébène ne pouvaitpas manquer de jouer un peu, ce qui, malheureusement, ferait de laplace pour les plus difficiles ; mais toute spéculation a seschances, et un négociant qui est doué de quelque prévoyance doittoujours compter sur le déchet.

Ces mesures une fois prises, leur exécutionregardait le maître charpentier ; aussi, le capitaine Pamphileayant accompli son devoir en philanthrope, remonta-t-il sur le pontpour voir comment on y faisait les honneurs à ses hôtes.

Il trouva Outavari, sa famille et les grandsde son royaume à même d’un magnifique festin présidé par ledocteur. Le capitaine prit sa place au haut bout de la table,certain qu’il était de pouvoir entièrement se reposer sur l’adressede son fondé de pouvoirs ; en effet, à peine le repas était-ilfini et avait-on reporté dans leur pirogue le chef desPetits-Namaquois, son auguste famille et les grands de son royaume,que le maître charpentier vint dire au capitaine Pamphile que toutétait fini à fond de cale, et qu’il pouvait y descendre pourvisiter l’arrimage ; ce que fit aussitôt le dignecapitaine.

On ne l’avait pas trompé : tout étaitmerveilleusement en ordre, et chaque nègre, fixé à la membrure demanière à croire qu’il faisait partie du bâtiment, semblait unemomie qui n’attendait plus que l’heure d’être mise dans soncoffre ; on avait même sur ceux du fond gagné quelques pouces,de manière qu’on pouvait circuler autour de l’espèce de grilgigantesque sur lequel ils étaient étendus, si bien que lecapitaine Pamphile eut un instant l’idée d’ajouter à sa collectionle chef des Petits-Namaquois, son auguste famille et les grands deson royaume. Heureusement pour Outavari qu’à peine avait-il étéreporté dans la pirogue royale, que ses sujets, qui n’avaient pasdans le Lion blanc la même confiance que leur roi, avaient profitéde la liberté qui leur était laissée pour ramer de toutes leursforces ; de sorte que, lorsque le capitaine Pamphile remontasur le pont avec la mauvaise pensée qui lui était venue dans lacale, la pirogue disparaissait à un angle de la rivière orange.

À cette vue, le capitaine Pamphile poussa unsoupir : c’était quinze à vingt mille francs qu’il perdait làpar sa faute.

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