Le Capitaine Pamphile

Chapitre 7Comment Tom embrassa la fille de la portière, qui montait de lacrème, et quelle décision fut prise à propos de cet événement.

Flers ouvrit la porte et s’avança surl’escalier, afin de réclamer la chose demandée ; puis ilrentra sans s’apercevoir que Tom, qui l’avait suivi, était restédehors ; alors Jadin, qui s’était interrompu à la mort deCatacoua, fut prié de continuer sa lecture.

– Ici, messieurs, dit-il en montrant lemanuscrit terminé, la simple narration va se substituer auxmémoires écrits, en raison du peu d’importance des événements qu’ilnous reste à raconter ; l’offrande faite par Jacques aux dieuxde la mer les rendit favorables au bâtiment du capitaine Pamphile,de sorte que le reste de la traversée s’accomplit sans autresaventures que celles que nous avons rapportées ; un seul jour,on craignit un accident funeste pour Jacques. Voici à quelleoccasion :

« Le capitaine Pamphile, en passant à lahauteur du cap des Palmes, en vue de la Guinée supérieure, avaitattrapé dans sa chambre un magnifique papillon, véritable fleurvolante des tropiques, aux ailes diaprées et étincelantes comme lagorge d’un colibri. Le capitaine, ainsi que nous l’avons vu, nenégligeait rien de ce qui pouvait avoir une valeur quelconque à sonretour en Europe ; en conséquence, il avait pris son hôteimprudent avec les plus grandes précautions, afin de ne pointmiroiter le velours de ses ailes, et l’avait cloué avec une épinglecontre le lambris de l’appartement. Il n’y a pas un de vous quin’ait vu l’agonie d’un papillon, et qui, entraîné par le désir deconserver, dans une boîte ou sous un verre, ce gracieux enfant del’été, n’ait étouffé sous ce désir la sensibilité de son cœur. Voussavez donc combien de temps lutte, en tournant sur le pivot qui luitraverse le corps, la pauvre victime qui meurt de sa beauté. Lepapillon du capitaine Pamphile vécut ainsi plusieurs jours, battantdes ailes comme s’il eût sucé le suc d’une fleur ; cemouvement attira l’attention de Jacques, qui le regarda du coin del’œil sans faire semblant de rien voir, mais qui, profitant d’unmoment où le capitaine Pamphile avait le dos tourné, sauta contrela boiserie, et, jugeant de la bonté de l’animal par l’excellencede ses couleurs, le dévora avec sa gloutonnerie accoutumée. Lecapitaine Pamphile se retourna aux bonds et aux culbutes quefaisait Jacques ; en avalant le papillon, il avait avalél’épingle ; l’arête de cuivre lui était demeurée dans lagorge ; le malheureux étranglait.

« Le capitaine, qui ne connaissait pointla cause de ses grimaces et de ses contorsions, le crut en gaieté,et s’amusa un instant de sa folie ; mais, voyant qu’elle seprolongeait indéfiniment, que la voix du sauteur imitait de plus enplus l’accent de Polichinelle, et qu’au lieu de sucer son poucecomme il avait coutume de le faire depuis son traitement, il sefourrait jusqu’au coude la main dans le gosier, il se douta qu’il yavait dans toutes ces gambades quelque chose de plus pressant quele désir de lui être agréable, et alla vers Jacques ; lepauvre diable roulait des yeux qui ne laissaient aucun doute sur lanature des sensations qu’il éprouvait, de sorte que le capitainePamphile, voyant que décidément son singe bien-aimé allait passerde vie à trépas, appela le docteur de toute la force de sespoumons : non qu’il crût beaucoup à la médecine, mais afin den’avoir rien à se reprocher.

« La voix du capitaine Pamphile avaitpris, en raison de l’intérêt qu’il portait à Jacques, un telcaractère de détresse, que non seulement le docteur, mais encoretous ceux qui l’entendirent, accoururent aussitôt ; parmi lesplus empressés se trouva Double-Bouche, qui, occupé de sesfonctions habituelles, en avait été tiré par l’appel du capitaineet était accouru tenant à la main un poireau et une carotte qu’ilétait en train d’éplucher ; le capitaine n’eut pas besoind’expliquer la cause de ses cris ; il n’eut qu’à montrerJacques, qui continuait de donner, au milieu de la chambre, lesmêmes signes d’agitation et de douleur. Chacun s’empressa autour dumalade, le docteur déclara qu’il était atteint d’une congestioncérébrale, maladie à laquelle était particulièrement fort sujettel’espèce des callitriches, qui, ayant pris l’habitude de sesuspendre par la queue, est naturellement exposée à ce que le sanglui porte à la tête, qu’il fallait, en conséquence, saigner Jacquessans retard, mais que, dans tous les cas, comme il n’avait pas étéappelé dès les premiers symptômes de l’accident, il ne répondaitpas de le sauver ; après ce préambule, il tira sa trousse,apprêta sa lancette, et recommanda à Double-Bouche de maintenir lepatient, pour qu’il ne lui ouvrit pas une artère au lieu d’uneveine.

Le capitaine et l’équipage avaient grandeconfiance dans le docteur ; aussi écoutèrent-ils avec unprofond respect la dissertation scientifique dont nous avonsrapporté le principal argument : il n’y eut que Double-Bouchequi secoua la tête en signe de doute. Double-Bouche avait unevieille haine contre le docteur : un jour que des prunesconfites dont le capitaine Pamphile faisait le plus grand cas,attendu qu’elles lui venaient de son épouse, un jour donc que cesprunes, renfermées dans une armoire particulière avaientvisiblement diminué de nombre, il avait rassemblé son équipage pourconnaître les voleurs capables de porter la dent sur les provisionsparticulières du chef suprême de la Roxelane : chacun avaitnié, et Double-Bouche comme les autres ; cependant, commecelui-ci était coutumier du fait, le capitaine avait pris sadénégation pour ce qu’elle valait, et avait demandé au docteur s’iln’y avait pas quelque moyen d’arriver à la vérité. Le docteur, dontla devise était celle de Jean-Jacques, vitam impenderevero, avait répondu que rien n’était plus facile, et qu’il yavait pour cela deux moyens infaillibles : le premier et leplus prompt était d’ouvrir le ventre à Double-Bouche, opération quipouvait se faire en sept secondes ; le second était de luidonner un vomitif qui, selon son gré de force entraînerait un délaiplus ou moins long, mais qui, dans tous les cas, ne dépasserait pasune heure ; le capitaine Pamphile, qui était l’homme desmoyens doux, opta pour le vomitif ; sa médecine futimmédiatement et de force administrée, puis le délinquant remis auxmains de deux matelots, qui eurent ordre précis de le garder àvue.

« Trente-neuf minutes après, montre enmain, le docteur entra avec cinq noyaux de prune, que, pour plusgrande sûreté, Double-Bouche avait cru devoir avaler avec le reste,et qu’il venait de restituer à son corps défendant. Les preuves dudélit étaient palpables, Double-Bouche ayant positivement déclarén’avoir mangé depuis huit jours que des bananes et des figuesd’Inde ; aussi la punition ne se fit pas attendre ; lecoupable fut condamné à quinze jours de pain et d’eau, puis aprèschaque repas, à recevoir, à titre de dessert, vingt-cinq coups degarcette qui lui furent administrés régulièrement par lecontremaître. Il était résulté de ce petit événement queDouble-Bouche, comme nous l’avons dit, détestait cordialement ledocteur, et ne laissait jamais, depuis cette époque, échapper uneoccasion de lui être désagréable.

Aussi Double-Bouche fut-il le seul qui ne crutpas un mot de ce que disait le docteur : il y avait dans lamaladie de Jacques des symptômes que Double-Bouche connaissaitparfaitement pour les avoir éprouvés lui-même, lorsqu’il lui étaitarrivé, surpris au moment où il goûtait à la bouillabaisse ducapitaine, d’avaler un morceau de poisson, sans prendre le tempsd’en extraire les arêtes. Ses yeux se portèrent doncinstinctivement autour de lui pour chercher, par analogie, ce quiavait pu tenter la gourmandise de Jacques. Le papillon et l’épingleavaient disparu ; il n’en fallut pas davantage à Double-Bouchepour lui révéler la vérité tout entière : Jacques avait lepapillon dans le ventre et l’épingle dans le gosier.

« Aussi, lorsque le docteur, la lancetteà la main, s’approcha de Jacques, que Double-Bouche tenait entreses bras, celui-ci déclara-t-il, à la grande stupéfaction et augrand scandale du capitaine et de l’équipage, que le docteurs’était trompé ; que Jacques n’était pas le moins du mondemenacé d’apoplexie, mais bien de strangulation, et qu’il n’avaitpas pour le moment le moindre épanchement au cerveau, mais uneépingle qui lui barrait l’œsophage, employant pour Jacques leremède qu’il pratiquait ordinairement sur lui-même, lui enfonça, àplusieurs reprises, dans le gosier le poireau qu’il tenait parhasard à la main lorsqu’il était accouru aux cris du capitaine, demanière à faire glisser vers des voies plus larges le corpsétranger qui était resté dans les voies étroites ; puis,certain que l’opération avait réussi à son honneur, il posa aumilieu de la chambre le moribond, qui, au lieu de continuer lesgambades exagérées auxquelles tout l’équipage l’avait vu se livrercinq minutes auparavant, resta assis un instant dans unetranquillité parfaite, comme pour s’assurer que la douleur avaitbien disparu ; puis cligna des yeux, puis se mit à se gratterle ventre d’une main, puis à danser sur ses pattes dederrière ; ce qui était, comme nos lecteur le savent, le signechez Jacques du parfait contentement. Mais ce n’était pas toutencore, Double-Bouche, pour porter le dernier coup à la réputationdu docteur, tendit au convalescent la carotte qu’il avait apportée,de sorte que Jacques, qui était on ne peut plus friand de celégume, s’en empara immédiatement, et donna la preuve en legrignotant sans retard et sans interruption, que les voiesnutritives étaient parfaitement débarrassées, et ne demandaient pasmieux que de reprendre leur service. L’opérateur était triomphant.Quant au docteur, il se promit de prendre sa revanche, siDouble-Bouche tombait malade ; mais, pendant le reste de laroute, Double-Bouche n’eut malheureusement, à la hauteur desAçores, qu’une petite indigestion qu’il traita lui-même à lamanière des anciens Romains, en s’introduisant le doigt dans labouche.

« Le brick la Roxelane, capitainePamphile, après une heureuse traversée, arriva donc, le 30septembre, dans le port de Marseille, où il se défitavantageusement du café, du thé et des épiceries qu’il avaitéchangés, dans l’archipel Indien, avec le capitaineKao-Kiou-Koan ; quant à Jacques Ier, il fut vendu,pour la somme de soixante et quinze francs, à Eugène Isabey, qui lecéda pour une pipe turque à Flers, qui le troqua contre un fusilgrec avec Decamps.

« Et voilà comment Jacques passa desbords de la rivière Bango à la rue du faubourg Saint-Denis, n° 109où son éducation acquit, grâce aux soins paternels de Fau, le degréde perfection que vous lui connaissez. »

Jadin s’inclinait modestement au milieu desapplaudissements de l’assemblée, lorsqu’un grand cri se fitentendre du côté de la porte : nous nous précipitâmes versl’escalier, et nous trouvâmes la petite fille de la portière àmoitié évanouie entre les bras de Tom, qui, effrayé de notre sortieinattendue, se mit à descendre l’escalier au galop. Au mêmeinstant, nous entendîmes un second cri plus perçant encore que lepremier ; une vieille marquise, qui demeurait depuistrente-cinq ans au troisième étage, attirée par le bruit, étaitsortie, son bougeoir à la main, s’était trouvée face à face avec lefugitif et s’était évanouie tout à fait. Tom remonta quinzemarches, trouva la porte du quatrième ouverte, entra comme chezlui, et tomba au milieu d’un repas de noces. Pour le coup, cefurent des hurlements ; les convives, mariés en tête, seprécipitèrent sur l’escalier. Toute la maison, de la cave auxmansardes, se trouva en un instant échelonnée de palier en palier,chacun parlant à la fois, et, comme il arrive en pareillecirconstance, personne ne s’entendant plus.

Enfin, on remonta à la source : la petitefille qui avait donné l’alarme, raconta qu’elle grimpait sanslumière, la crème demandée à la main, lorsqu’elle s’était sentiprendre la taille ; croyant que c’était quelque locataireimpertinent qui se permettait cette familiarité, elle avait ripostéà la déclaration par un vigoureux soufflet ; Tom avait réponduau soufflet par un grognement qui avait à l’instant même révélé sonincognito ; la petite fille, épouvantée de se trouver dans lesgriffes d’un ours, quand elle se croyait saisie par les bras d’unhomme, avait jeté le cri qui nous avait fait sortir ; notresortie, comme nous l’avons dit avait effrayé Tom et l’effroi de Tomavait amené les événements subséquents, c’est-à-direl’évanouissement de la marquise et la déroute de la noce.

Alexandre Decamps, qui était plusparticulièrement lié avec lui, se chargea de l’excuser auprès de lasociété, et, comme preuve de sa sociabilité, il offrit d’allerchercher Tom partout où il serait et de le ramener comme sainteMarthe avait ramené la tarasque avec une simple faveur bleue ourose : un petit drôle de douze à quinze ans s’avança alors etlui présenta la jarretière de la mariée, qu’il venait de prendresous la table pour en décorer les convives lorsque l’alerte avaitété donnée. Alexandre prit le ruban, entra dans la salle à manger,et trouva Tom qui se promenait avec une adresse merveilleuse sur latable toute servie : il en était à son troisième baba.

Ce nouveau délit le perdit : le mariéavait malheureusement les mêmes goûts que Tom ; il fit appelaux amateurs de baba ; de violents murmures s’élevèrentaussitôt, que ne put calmer la docilité avec laquelle le pauvre Tomsuivit Alexandre. À la porte, il rencontra le propriétaire, à quila marquise venait de signifier qu’elle donnait congé ; lemarié, de son côté, déclara qu’il ne resterait pas un quart d’heurede plus dans la maison, si on ne lui faisait pas justice ; lereste des locataires fit chorus. Le propriétaire pâlit en voyantd’avance sa maison vide ; il signifia, en conséquence, àDecamps que, quel que fût son désir de le garder chez lui, celadevenait impossible, s’il ne se défaisait immédiatement d’un animalqui donnait, à pareille heure et dans une maison honnête, de sigraves sujets de scandale. De son côté, Decamps, qui commençait àse dégoûter de Tom, ne fit de résistance que juste ce qu’il enfallait pour qu’on lui sût gré de céder. Il engagea sa paroled’honneur que, le lendemain, Tom quitterait le logement, et, pourrassurer les locataires qui demandaient que l’expropriation se fîtà l’heure même, déclarant que, s’il y avait retard, ils necoucheraient pas chez eux, il descendit dans la cour, fit, bon grémal gré, entrer Tom dans une niche à chien, tourna l’ouverturecontre une muraille, et chargea la niche de pavés.

Cette promesse, qui venait de recevoir uncommencement d’exécution si éclatant, parut suffisante auxplaignants ; la petite fille de la portière essuya ses larmes,la marquise s’en tint à sa troisième attaque de nerfs, et le mariédéclara magnanimement qu’à défaut de baba, il mangerait de labrioche. Chacun rentra chez soi, et, deux heures après, latranquillité se trouva parfaitement rétablie.

Quant à Tom, il essaya d’abord, commeEncelade, de se débarrasser de la montagne qui pesait surlui ; mais, voyant qu’il ne pouvait y réussir, il fit un trouau mur, et passa dans le jardin de la maison voisine.

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