Le Capitaine Pamphile

Chapitre 8Comment Tom démit le poignet d’un garde municipal, et d’où venaitla frayeur que lui inspirait cette respectable milice.

Le locataire du rez-de-chaussée du n° 111 nefut pas médiocrement surpris de voir le lendemain matin, un ours sepromener dans ses plates-bandes : il referma vivement la portede son perron, qu’il avait ouverte à l’effet de se livrer au mêmeexercice, et essaya de reconnaître, à travers les carreaux, parquelle voie ce nouvel amateur d’horticulture avait pénétré dans sonjardin ; malheureusement, l’ouverture était cachée par unmassif de lilas, de sorte que l’inspection, si prolongée qu’ellefût, n’amena aucun résultat satisfaisant. Alors, comme le locatairedu rez-de-chaussée du n° 111 avait le bonheur d’être abonné auConstitutionnel, il se rappela avoir lu, quelques jours auparavant,sous la rubrique de Valenciennes, que cette ville avait été lethéâtre d’un phénomène fort singulier : une pluie de crapaudsétait tombée avec accompagnement de tonnerre et d’éclairs, et celaen telle quantité, que les rues de la ville et les toits desmaisons en avaient été couverts. Immédiatement après, le ciel, qui,deux heures auparavant, était gris de cendre, était devenu bleuindigo. L’abonné du Constitutionnel leva les yeux en l’air, et,voyant le ciel noir comme de l’encre et Tom dans son jardin, sanspouvoir se rendre compte de la manière dont il était entré, ilcommença à croire qu’un phénomène pareil à celui de Valenciennesétait sur le point de se renouveler, avec cette seule différencequ’au lieu de crapauds, il allait pleuvoir des ours. L’un n’étaitpas plus étonnant que l’autre ; la grêle était plus grosse etplus dangereuse : voilà tout. Préoccupé de cette idée, il seretourna vers son baromètre, l’aiguille indiquait pluie ettempête ; en ce moment, le roulement de la foudre se fitentendre. La flamme bleuâtre d’un éclair pénétra dansl’appartement ; l’abonné du Constitutionnel jugea qu’il n’yavait pas un instant à perdre, et, pensant qu’il allait y avoirconcurrence, il envoya chercher par son valet de chambre lecommissaire de police, et par sa cuisinière un caporal et neufhommes, afin de se mettre à tout événement sous la protection del’autorité civile et sous la garde de la force militaire.

Cependant les passants, qui avaient vu sortirdu n° 111 la cuisinière et le valet de chambre effarés, s’étaientassemblés devant la grande porte et se livraient aux conjecturesles plus incohérentes ; ils interrogèrent le portier ;mais le portier, à son grand désappointement, n’en savait pas plusque les autres ; tout ce qu’il put leur dire, c’est quel’alerte, quelle qu’elle fût, venait du corps de logis situé entrecour et jardin. En ce moment, l’abonné du Constitutionnel parut àla porte du perron qui donnait sur la cour, pâle, tremblant, etappelant à son aide ; Tom l’avait aperçu à travers lescarreaux, et, habitué à la société des hommes, il était arrivé entrottant, afin de faire connaissance avec lui ; mais l’abonnédu Constitutionnel, se méprenant à ses intentions, avaitvu une déclaration de guerre dans ce qui n’était qu’une démarche depolitesse, et avait prudemment battu en retraite. Arrivé à la portede la cour, il avait entendu craquer les carreaux de la porte dujardin ; alors la retraite s’était changée en véritabledéroute, et le fuyard était apparu, comme nous l’avons dit, auxyeux des curieux et des badauds, donnant des signes visibles de laplus grande détresse et appelant au secours de toute la force deses poumons.

Or, il arriva ce qui arrive en pareillecirconstance c’est qu’au lieu de répondre à l’appel qui lui étaitfait, la foule se dispersa ; seul, un garde municipal, qui setrouvait dans les rangs, resta solide au poste, et, s’avançant versl’abonné du Constitutionnel, il porta la main à sonschako, et lui demanda en quoi il pouvait lui être agréable ;mais celui auquel il s’adressait n’avait plus ni voix niparole : il montra la porte qu’il venait d’ouvrir et le perronqu’il avait descendu avec tant de précipitation. Le garde municipalcomprit que le danger venait de là, tira bravement son briquet,monta le perron, franchit la porte et se trouva dansl’appartement.

La première chose qu’il aperçut en entrantdans le salon fut la figure bonasse de Tom, qui, debout sur sespieds de derrière, avait passé la tête et les pattes de devant àtravers une vitre, et qui, appuyé sur la traverse de bois,regardait curieusement l’intérieur de l’appartement qui lui étaitinconnu.

Le garde municipal s’arrêta court, ne sachant,tout brave qu’il était, s’il devait avancer ou reculer ; maisà peine Tom l’eut-il aperçu, que, fixant sur lui des yeux hagards,et soufflant bruyamment comme un buffle effrayé, il retiraprécipitamment sa tête du vasistas et se mit à fuir de toute lavitesse de ses quatre jambes vers le coin le plus reculé du jardin,en donnant des signes manifestes de terreur que lui inspiraitl’uniforme municipal.

Or, jusqu’à cette heure, nous avons présenté ànos lecteurs notre ami Tom comme un animal plein de raison et desens il faut donc qu’ils nous permettent de nous interrompre uninstant, malgré l’intérêt de la situation, pour leur raconter d’oùlui venait cet effroi, que l’on pourrait croire prématuré,puisqu’il n’avait encore été provoqué par aucune démonstrationhostile, et qui, par conséquent, pourrait nuire à la réputationirréprochable qu’il a laissée après lui.

C’était un soir de carnaval de l’an de grâce1831. Tom habitait Paris depuis six mois à peine, et déjà cependantla société artistique au milieu de laquelle il vivait l’avaitcivilisé au point que c’était un des ours les plus aimables quel’on pût voir : il allait ouvrir la porte quand on sonnait,montait la garde des heures entières debout sur ses pieds dederrière, une hallebarde à la main, et dansait le menuetd’Exaudet, en tenant, avec une grâce infinie, un manche à balaiderrière sa tête. Il avait passé la journée à se livrer à cesexercices innocents, à la grande satisfaction de l’atelier, etvenait de s’endormir du sommeil du juste dans l’armoire qui luiservait de niche, lorsque l’on frappa à la porte de la rue. Au mêmeinstant, Jacques donna des signes de joie si manifestes, queDecamps devina que c’était son instituteur bien-aimé qui lui venaitfaire visite.

En effet, la porte s’ouvrit : Fau parut,habillé en paillasse, et Jacques, selon son habitude, s’élança dansses bras.

– C’est bien, c’est bien !… dit Fau enposant Jacques sur la table et en lui mettant sa canne entre lesmains : vous êtes une charmante bête. Portez armes !présentez arme ! en joue, feu ! À merveille ! Jevous ferai faire un uniforme complet de grenadier, et vous monterezla garde à ma place. Mais ce n’est pas à vous que j’ai affaire dansce moment-ci, c’est à votre ami Tom. Où est l’animaldemandé ?

– Mais dans sa niche, je crois, réponditDecamps.

– Tom, ici, Tom ! cria Fau.

Tom fit entendre un grognement sourd, quiindiquait qu’il avait parfaitement compris que c’était de lui qu’ils’agissait, mais qu’il n’était nullement pressé de se rendre àl’invitation.

– Eh bien, dit Fau, est-ce comme cela que l’onobéit quand je parle ? Tom, mon ami, ne me forcez pasd’employer des moyens violents.

Tom allongea une patte, qui sortit de sonarmoire sans qu’on aperçut aucune autre partie de sa personne, etse mit à bailler d’une manière plaintive et prolongée, comme unenfant qu’on réveille, et qui n’ose pas protester autrement contrela tyrannie de son professeur.

– Où est le manche à balai ? dit Fau endonnant à sa voix l’accent de la menace, et en remuant avec fracasles arcs sauvages, les sarbacanes et les lignes à pêcher entassésderrière la porte.

– Présent ! cria Alexandre en montrantTom, qui, à ce bruit bien connu, s’était vivement levé ets’approchait de Fau en se dandinant d’un air innocent etpaterne.

– À la bonne heure ! dit Fau ; soyezdonc aimable, quand on vient exprès pour vous du café Procope aufaubourg Saint-Denis.

Tom secoua la tête de haut en bas et de bas enhaut.

– C’est cela. Maintenant, donnez une poignéede main à vos amis. À merveille.

– Est-ce que tu l’emmènes ? ditDecamps.

– Un peu, répondit Fau, et que nous allons luiprocurer de l’agrément encore.

– Et où allez-vous ensemble ?

– Au bal masqué, rien que cela… Allons, allonsTom, en route mon ami. Nous avons un fiacre à l’heure.

Et comme si Tom eût comprit la valeur de cedernier argument, il descendit les escaliers quatre à quatre, suivide son introducteur. Arrivé au fiacre, le cocher ouvrit laportière, abaissa le marchepied, et Tom, guidé par Fau, monta dansl’équipage comme s’il n’avait pas fait autre chose toute savie.

– Ah ben, en v’là un drôle dedéguisement ! dit le cocher ; c’est qu’on dirait un ourstout de même. Où faut-il vous conduire, mes bourgeois ?

– À l’Odéon, répondit Fau.

– Grooonnn ! fit Tom.

– Allons, allons, ne nous fâchons pas, dit lecocher ; quoiqu’il y ait une trotte, on y arrivera, c’estbon.

En effet, une demi-heure après, le fiacres’arrêtait à la porte du théâtre. Fau descendit le premier et payale cocher ; puis il donna la main à Tom, prit deux billets aubureau, et entra dans la salle sans que le contrôleur fît lamoindre observation.

Au deuxième tour de foyer, on commença àsuivre Tom. La vérité avec laquelle le nouveau venu imitaitl’allure de l’animal dont il portait la peau avait frappé quelquesamateurs d’histoire naturelle. Les curieux s’approchèrent donc deplus en plus, et, voulant s’assurer que son talent d’observations’étendait jusqu’à la voix, il lui tirèrent les poils de la queueou lui pincèrent la peau de l’oreille.

– Grrrooon ! fit Tom.

Un cri d’admiration s’éleva dans lasociété : c’était à s’y méprendre.

Fau conduisit Tom au buffet, lui offritquelques petits gâteaux, dont il était très friand, et qu’ilabsorba avec une voracité si bien imitée, que la galerie en pouffade rire ; puis il lui versa un verre d’eau que Tom prit avecdélicatesse entre ses pattes, ainsi qu’il avait l’habitude de lefaire quand Decamps lui accordait par hasard l’honneur del’admettre à sa table, et l’avala d’un trait. Alors l’enthousiasmefut à son comble.

C’est au point que, lorsque Fau voulut quitterle buffet, il se trouva enfermé dans un cercle si serré, qu’ilcommença à craindre qu’il ne prit envie à Tom, pour en sortir,d’appeler à son secours ses dents et ses griffes, ce qui auraitcompliqué la chose ; il le conduisit, en conséquence, dans uncoin, lui appuya le dos dans l’angle et lui ordonna de se tenirtranquille jusqu’à nouvel ordre. C’était, comme nous l’avons dit,un genre d’exercice très familier à Tom, que celui de monter sagarde, en ce qu’il était parfaitement approprié à l’indolence deson caractère. Aussi, plus fidèle observateur de sa consigne quebeaucoup de gardes nationaux de ma connaissance, faisait-il en cecas patiemment sa faction jusqu’à ce qu’on vînt le relever. Unarlequin offrit alors sa batte pour compléter la parodie, et Tomposa gravement sa lourde patte sur son fusil de bois.

– Savez-vous, dit Fau à l’obligeant enfant deBergame à qui vous venez de prêter votre batte ?

– Non, répondit l’arlequin.

– Vous ne devinez pas ?

– Pas le moins du monde.

– Voyons, regardez bien. À la grâce de cesmouvements, à son cou systématiquement penché sur l’épaule gauche,comme celui d’Alexandre le Grand, à l’imitation parfaite del’organe… comment !… vous ne reconnaissez pas ?

– Parole d’honneur, non !

– Odry, dit mystérieusement Fau ; Odry,avec son costume de l’ours et le Pacha.

– Mais non, il joue l’ourse blanche.

– Justement ! il a pris la peau de Vernetpour se déguiser.

– Oh ! farceur ! dit l’arlequin.

– Grrrooon ! fit Tom.

– Maintenant, je reconnais sa voix, ditl’interlocuteur de Fau ; oh ! c’est étonnant que je n’aiepas deviné plus tôt. Dites-lui de la déguiser davantage.

– Oui, oui, répondit Fau en se dirigeant versla salle ; mais il ne faudrait pas trop l’ennuyer pour qu’ilfût drôle. Je tâcherai qu’il danse le menuet.

– Oh ! vraiment ?

– Il me l’a promis. Dites cela à vos amis,afin qu’on ne lui fasse pas de mauvaises farces.

– Soyez tranquille.

Fau traversa le cercle, et l’arlequin,enchanté, alla de masque en masque annoncer la nouvelle et répéterles recommandations : alors chacun s’éloigna discrètement. Ence moment, le signal du galop se fit entendre, et le foyer toutentier se précipita dans la salle ; mais, avant de suivre sescompagnons, le facétieux arlequin s’avança vers Tom, sur la pointedu pied, et, se penchant à son oreille :

– Je te connais, beau masque, lui dit-il.

– Grooonnn ! fit Tom.

– Oh ! tu as beau faire gron gron, tudanseras le menuet : n’est-ce pas que tu danseras le menuet,Marécot de mon cœur ?

Tom fit aller sa tête de haut en bas et de basen haut, selon son habitude lorsqu’on l’interrogeait, etl’arlequin, satisfait de cette réponse affirmative, se mit en quêted’une Colombine pour danser lui-même le galop.

Pendant ce temps, Tom était resté entête-à-tête avec la limonadière, immobile à son poste, mais lesyeux invariablement fixés sur le comptoir, où s’élevaient enpyramides des piles de gâteaux. La limonadière remarqua cetteattention continue, et, voyant un moyen de placer sa marchandise,elle prit une assiette et avança la main : Tom étendit lapatte, prit délicatement un gâteau, puis un second, puis untroisième ; la limonadière ne se lassait pas d’offrir, Tom nese lassait pas d’accepter, et il résulta de cet échange de procédésqu’il entamait sa seconde douzaine lorsque le galop finit et queles danseurs rentrèrent dans le foyer. Arlequin avait recruté unebergère et une pierrette, et il amenait ces dames pour danser lemenuet.

Alors, en sa qualité de vieille connaissance,il s’approcha de Tom, lui dit quelques mots à l’oreille ; Tom,que les gâteaux avaient mis d’une humeur charmante, répondit par unde ses plus aimables grognements. L’arlequin se tourna vers lagalerie et annonça que le seigneur Marécot se rendait avec le plusgrand plaisir à la demande de la société. À ces mots, lesapplaudissements éclatèrent, les cris « Dans la salle !dans la salle ! » se firent entendre ; la pierretteet la bergère prirent Tom chacune par une patte ; Tom, de soncôté, en cavalier galant, se laissa conduire, regardant tour à touret d’un air étonné ses deux danseuses, avec lesquelles il se trouvabientôt au milieu du parterre. Chacun prit place, les uns dans lesloges, les autres aux galeries ; la plus grande partie faisaitcercle ; l’orchestre commença.

Le menuet était le triomphe de Tom, et lechef-d’œuvre chorégraphique de Fau. Aussi le succès se déclara-t-ildès les premières passes et alla-t-il croissant ; auxdernières figures, c’était du délire. Tom fut emporté en triomphedans une avant-scène ; puis la bergère détacha sa couronne deroses et la lui posa sur la tête ; toute la salle battit desmains et une voix alla jusqu’à crier dans sonenthousiasme :

– Vive Marécot Ier !

Tom s’appuya sur la balustrade de sa loge avecune grâce toute particulière ; au même instant, les premièresmesures de la contredanse se firent entendre, chacun se précipitavers le parterre, à l’exception de quelques courtisans du nouveauroi, qui restèrent près de lui, dans l’espérance de lui accrocherun billet de spectacle ; mais, à toutes leurs demandes, Tom nerépondit pas autre chose que son éternel grooonnn.

Comme la plaisanterie commençait à devenirmonotone, on s’éloigna peu à peu de l’obstiné ministre du grandSchahabaham, en reconnaissant ses talents pour la danse de corde,mais en le déclarant fort insipide dans la conversation. Bientôttrois ou quatre personnes à peine s’occupèrent de lui ; uneheure après, il était complètement oublié : ainsi passe lagloire du monde.

Cependant l’heure de se retirer étaitvenue ; le parterre s’éclaircissait, les loges étaient vides.Quelques rayons blafards de jour se glissaient dans la salle àtravers les fenêtres du foyer, lorsque l’ouvreuse, en faisant satournée, entendit sortir de l’avant-scène des premières unronflement qui dénonçait la présence de quelque masqueattardé ; elle ouvrit la porte et trouva Tom, qui, fatigué dela nuit orageuse qu’il avait passée, s’était retiré dans le fond desa loge et se livrait aux douceurs du sommeil. La consigne sur cepoint est sévère, et l’ouvreuse est esclave de la consigne ;elle entra donc, et, avec la politesse qui caractérise cette classeestimable de la société à laquelle elle avait l’honneurd’appartenir, elle fit observer à Tom qu’il était près de sixheures du matin, heure raisonnable pour rentrer chez soi.

– Grooonnn ! fit Tom.

– J’entends bien, répondit l’ouvreuse :vous dormez, mon brave homme ; mais vous serez encore mieuxdans votre lit ; allez, allez. Votre femme doit être inquiète.Il n’entend pas, ma parole d’honneur ! A-t-il le sommeildur !

Elle lui frappa sur l’épaule.

– Grooonnn !

– C’est bon, c’est bon. Ce n’est plus lemoment d’intriguer ; d’ailleurs, on vous connaît, beau masque.Tenez, voilà qu’on baisse la rampe et qu’on éteint le lustre.Voulez-vous qu’on aille chercher un fiacre ?

– Grooonnn !

– Allons, allons, allons, la salle de l’Odéonn’est pas une auberge ; en route ! Ah ! c’est commecela que vous le prenez ? oh ! monsieur Odry, fidonc ! À une ancienne artiste ! Eh bien, monsieur Odry,je vais appeler la garde ; le commissaire de police n’est pascouché encore. Ah ! vous ne voulez pas vous conformer auxrèglements ? vous me donnez des coups de poing ?… Vousbattez une femme ? Ah ! nous allons voir. Monsieur lecommissaire ! monsieur le commissaire !

– Qu’est-ce qu’il y a ? répondit lepompier de garde.

– À moi, monsieur le pompier ! àmoi ! cria l’ouvreuse.

– Ohé ! les municipaux !…

– Qu’est-ce ? dit la voix du sergent quicommandait la patrouille.

– C’est la mère Chose qui appelle au secours,à l’avant-scène des premières.

– On y va.

– Par ici, monsieur le sergent ! parici ! cria l’ouvreuse.

– Voilà, voilà, voilà. Où êtes-vous,l’amour ?

– N’ayez pas peur, il n’y a pas de marches.Par ici là ! par ici ! Il est dans le coin, contre laporte de communication du théâtre. Oh ! le bandit ! c’estqu’il est fort comme un Turc.

– Grooonnn ! fit Tom.

– Tenez, l’entendez-vous ? Je vousdemande un peu si c’est une langue de chrétien.

– Allons, mon ami, dit le sergent, dont lesyeux habitués à l’ombre commençaient à distinguer Tom dansl’obscurité. Nous savons tous ce que c’est d’être jeune, et, tenez,moi comme un autre, j’aime à rire, n’est-ce pas la petitemère ? mais je suis esclave des règlements ; l’heure derentrer au corps de garde paternel ou conjugal est arrivée ;pas accéléré, en avant, marche ! et vivement du piedgauche.

– Grooonnn !

– C’est très joli, et nous imitons à merveillele cri des animaux ; mais passons à un autre genre d’exercice.Allons, allons, camarade, sortons de bonne volonté. Ah ! nousne voulons pas ? nous faisons le méchant ? Bon, bon, bon,nous allons rire. Empoignez-moi ce gaillard-là, et à la porte.

– Il ne veut pas marcher, sergent.

– Eh bien, mais pourquoi avons-nous descrosses à nos fusils ? Allons, allons, dans les reins et dansle gras des jambes.

– Grooonnn ! grooonnn !grooonnn !

– Tapez dessus, tapez dessus.

– Dites donc, sergent, dit un des municipaux,m’est avis que c’est un ours véritable : je viens del’empoigner au collet et la peau tient à la chair.

– Alors, si c’est un ours, les plus grandsménagements pour l’animal : son propriétaire nous le feraitpayer. Allez chercher la lanterne du pompier.

– Grooonnn !

– C’est égal, ours ou non, dit un des soldats,il a reçu une bonne volée, et, s’il a de la mémoire, il sesouviendra de la garde municipale.

– Voilà l’objet demandé, dit un membre de lapatrouille en apportant la lanterne.

– Approchez la lumière du visage duprévenu.

Le soldat obéit.

– C’est un museau, dit le sergent.

– Jésus, mon Dieu ! dit l’ouvreuse en sesauvant, un vrai ours !

– Eh bien, oui, un vrai ours. Faut voir s’il ades papiers, et le reconduire à son domicile ; il y auraprobablement récompense ; cet animal se sera égaré, et, commeil aime la société il sera entré au bal de l’Odéon.

– Grooonnn !

– Voyez-vous, il répond à la chose.

– Tiens, tiens, tiens, fit un des soldats.

– Qu’y a-t-il ?

– Il a un petit sac pendu au cou.

– Ouvrez le sac.

– Une carte !

– Lisez la carte.

Le soldat prit et lut :

« Je m’appelle Tom ; je demeure ruedu Faubourg-Saint-Denis, n° 109 ; j’ai cent sous dans mabourse, quarante sous pour le fiacre, trois francs pour ceux qui mereconduiront. »

– En vérité Dieu, voilà les cent sous !s’écria le municipal.

– Ce citoyen est parfaitement en règle, dit lesergent. Deux hommes de bonne volonté pour le reconduire à sondomicile politique.

– Voilà, dirent en chœur les municipaux.

– Pas de passe-droit. Tout à l’ancienneté. Queles deux plus chevronnés jouissent du bénéfice de la chose. Allez,mes enfants.

Deux gardes municipaux s’avancèrent vers Tom,lui passèrent au cou une corde à laquelle ils firent faire, pourplus grande précaution, trois tours autour du museau. Tom ne fitaucune résistance : les coups de crosse l’avaient rendu souplecomme un gant. Arrivé à quarante pas de l’Odéon :

– Bah ! dit un des gardes, le temps estbeau ; si nous ne prenions pas le fiacre, ça promènerait lebourgeois.

– Et puis nous aurions chacun quarante sous aulieu de trente.

– Une demi-heure après, ils étaient à la portedu n° 109. Au troisième coup, la portière vint ouvrir elle-même, àmoitié endormie.

– Tenez, la mère l’Éveillée, dit un des gardesmunicipaux, voilà un de vos locataires. Reconnaissez-vous leparticulier comme faisant partie de votre ménagerie ?

– Tiens, je crois bien, dit la portière ;c’est l’ours de M. Decamps.

Le même jour, on porta au domicile d’Odry unenote de petits gâteaux, se montant à sept francs cinquantecentimes. Mais le ministre de Schahabaham Ier prouvafacilement son alibi ; il était de garde aux Tuileries.

Quant à Tom, il avait gardé, à compter de cejour, une grande frayeur de ce corps respectable qui lui avaitdonné des coups de crosse dans les reins, et qui l’avait faitmarcher à pied, quoiqu’il eût payé son fiacre.

On ne s’étonnera donc pas qu’en voyantapparaître, à la porte d’entrée du salon, la figure du municipal,il ait à l’instant battu en retraite jusqu’au plus profond dujardin. Rien ne donne du cœur à un homme comme de voir reculer sonennemi. D’ailleurs, ainsi que nous l’avons dit, le garde municipalne manquait pas de courage : il se mit donc à la poursuite deTom, qui, acculé dans son coin, essaya d’abord de grimper contre lemur, et, voyant, après deux ou trois essais, que la tentative étaitillusoire, il se dressa sur ses pattes de derrière et se prépara àfaire bonne défense, utilisant en cette circonstance les leçons deboxing que lui avait données son ami Fau.

Le municipal, de son côté, se mit en garde etattaqua son adversaire dans toutes les règles de l’art. À latroisième passe, il fit feinte du coup de tête et porta le coup decuisse ; Tom arriva à la parade de seconde. Le municipalmenaça Tom d’un coup droit ; Tom revint en garde, fit un coupésur les armes, et, attrapant de toute la force de son poing lagarde du sabre de son ennemi, il lui renversa si violemment lamain, qu’il lui luxa le poignet. Le municipal laissa tomber sonsabre, et se trouva à la merci de son adversaire.

Heureusement pour lui et malheureusement pourTom, le commissaire arrivait en ce moment ; il vit l’acte derébellion qui venait d’avoir lieu contre la force armée, tira de sapoche son écharpe, la roula trois fois autour de son ventre, et, sesentant soutenu par la garde, fit descendre le caporal et les neufhommes dans le jardin, leur ordonna de se ranger en bataille, etdemeura sur le perron pour commander le feu. Tom préoccupé de cesdispositions, laissa le municipal battre en retraite, portant samain droite dans sa main gauche, et resta debout et immobile contrele mur.

Alors l’interrogatoire commença : Tom,accusé de s’être introduit nuitamment avec effraction dans unemaison habitée et d’avoir commis sur la personne d’un agent publicune tentative de meurtre qui n’avait échoué que par descirconstances indépendantes de sa volonté, n’ayant pu produire detémoin à décharge, fut condamné à la peine de mort ; enconséquence, le caporal fut invité à procéder à l’exécution, etdonna l’ordre aux soldats de préparer leurs armes.

Alors il se répandit dans la foule accourue àla suite de la patrouille un grand silence, et la voix seule ducaporal se fit entendre : il commanda les unes après lesautres toutes les évolutions de la charge en douze temps.Cependant, après le mot en joue, il crut devoir se retourner unedernière fois vers le commissaire ; alors un murmure decompassion circula parmi les assistants, mais le commissaire depolice, qu’on avait dérangé au milieu de son déjeuner, futinexorable ; il étendit la main en signe de commandement.

– Feu ! dit le caporal.

Les soldats obéirent, et le malheureux Tomtomba percé de huit balles.

En ce moment, Alexandre Decamps rentrait avecune lettre de M. Cuvier, qui ouvrait à Tom les portes duJardin des Plantes, et qui lui assurait la survivance deMartin.

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