Le Capitaine Pamphile

Chapitre 12Comment le capitaine Pamphile passa deux nuits fort agitées, l’unesur un arbre, l’autre dans une hutte.

Première nuit :

Grâce au soin que nous avons pris de présenterà nos lecteurs le capitaine Pamphile comme un nageur de premierordre, nous espérons qu’ils n’auront pas conçu une trop viveinquiétude en le voyant tomber à l’eau avec ses compagnons devoyage ; en tout cas, nous nous empressons de les rassurer, enleur disant qu’au bout de dix minutes d’une coupe acharnée il gagnasain et sauf le rivage.

À peine s’était-il secoué, opération qui nefut pas longue vu l’exiguïté du costume auquel il était réduit,qu’il aperçut la flamme que le Serpent-Noir avait allumée pourrallier ses camarades. Son premier soin fut de tourner le dos à cesignal et de s’en éloigner au plus vite.

Malgré les soins délicats que le grand chefavait eus de lui pendant les six journées qu’ils étaient restésensemble, le capitaine Pamphile avait constamment nourri l’espoirqu’une occasion se présenterait un jour ou l’autre de s’enséparer ; aussi, de peur que le hasard ne lui en envoyât pasune seconde il résolut de profiter de la première ; et, malgrél’obscurité et la tempête, il s’enfonça dans les forêts quis’étendent des rives du fleuve à la base des montagnes.

Après deux heures de marche à peu près, lecapitaine Pamphile, pensant qu’il avait mis une distance suffisanteentre lui et ses ennemis, se décida à faire une pause et à songeraux moyens de passer la meilleure nuit possible.

La position n’était rien moins queconfortable ; le fugitif se retrouvait avec sa peau de castorpour vêtement, et il fallait qu’elle lui tînt lieu, pour le momentde matelas et de couverture ; il frissonnait d’avance à l’idéede la nuit qu’il allait passer, lorsqu’il entendit, de trois ouquatre côtés différents, des hurlements lointains qui détournèrentsa pensée de cette première préoccupation pour la reporter sur uneautre perspective bien autrement inquiétante ; dans ceshurlements, le capitaine Pamphile avait reconnu le cri nocturne etaffamé des loups, si communs dans les forêts du Canada, qu’ilsdescendent parfois, lorsque la nourriture leur manque, jusque dansles rues de Portland et de Boston.

Il n’avait pas encore eu le temps de prendreune résolution, lorsque de nouveaux hurlements retentirent plusrapprochés ; il n’y avait pas un instant à perdre : lecapitaine Pamphile, dont l’éducation gymnastique avait étésoigneusement développée, comptait parmi ses talents les plusdistingués celui de monter aux arbres comme un écureuil ; ilavisa donc un chêne d’une grosseur tout à fait raisonnable,l’empoigna corps à corps, comme s’il eût voulu le déraciner, etatteignit les premières branches au moment où les cris qui luiavaient donné l’éveil retentissaient pour la troisième fois, àcinquante pas à peine de lui ; le capitaine Pamphile nes’était pas trompé, une bande de loups dispersés dans lacirconférence d’une lieue à peu près l’avaient éventé, etrevenaient au grand galop vers le centre où ils espéraient trouverà souper. Ils arrivèrent trop tard : le capitaine Pamphileétait perché.

Cependant les loups ne se tinrent pas pourbattus ; rien n’est entêté comme un estomac vide ; ils serassemblèrent au pied de l’arbre et commencèrent à se plaindre silamentablement, que le capitaine Pamphile, tout brave qu’il était,ne fut pas, en entendant ce cri triste et prolongé, à l’abri detoute terreur, quoique, de fait, il fût à l’abri de toutdanger.

La nuit était sombre, mais pas si sombrecependant qu’il n’aperçût dans l’obscurité, pareils aux flots d’unemer moutonneuse, les dos fauves de ses ennemis ; d’ailleurs,chaque fois que l’un d’eux levait la tête, le capitaine Pamphilevoyait luire dans l’ombre deux charbons ardents, et, comme ledésappointement était général, il y avait des moments où ces têtesse dressant à la fois, la terre semblait semée d’escarbouclesmouvantes qui, en se croisant, enlaçaient des chiffres étranges etdiaboliques…

Mais bientôt, à force de regarder fixement lemême point, ses yeux se troublèrent ; aux formes réellessuccédèrent des formes fantastiques ; son intelligenceelle-même, tant soit peu brouillée par l’effet d’un trouble qui luiavait été jusqu’alors à peu près inconnu, cessa de se rendre comptedu danger réel pour rêver des dangers surhumains. Une foule d’êtresqui n’étaient ni hommes ni animaux, lui apparurent en place desquadrupèdes bien connus qui s’agitaient au-dessous de lui ; illui sembla voir surgir des démons aux regards de flamme, qui setenaient par la main et dansaient autour de lui la dansesatanique ; à cheval sur sa branche comme une sorcière sur sonmanche à balai, il se voyait le centre d’un sabbat infernal où ilétait appelé à jouer son rôle.

Le capitaine sentit instinctivement que levertige l’attirait en bas, et que, s’il obéissait à cetteattraction, il était perdu ; il rassembla toutes ses forces decorps et d’esprit dans un dernier acte d’intelligence, se liafortement au tronc de l’arbre avec la corde qui maintenait autourde ses reins la peau de castor, et, se cramponnant de ses deuxmains à la branche supérieure, il renversa la tête en arrière etferma les yeux.

Alors la folie et le délire triomphèrentcomplètement ; le capitaine Pamphile sentit d’abord son arbrese mouvoir, se courbant et se relevant comme les mâts d’un vaisseaupendant la tempête ; puis il lui sembla qu’il faisait, pourarracher ses racines du sol, des efforts pareils à ceux que tenteun homme dont les pieds sont enfoncés dans un marais ; aprèsquelques instants de lutte, le chêne réussit, et, de cette blessurequ’il avait faite à la terre sortirent des flots de sang que lesloups se mirent à boire ; l’arbre profita de leur avidité pours’éloigner d’eux et fuir, mais seulement par secousse, et comme uninvalide qui sautille sur une jambe de bois. Bientôt, leur pâtureépuisée, les loups, les démons, les vampires, dont croyait êtredébarrassé le brave capitaine, se mirent à sa poursuite ; ilsétaient conduits par une vieille femme dont on ne pouvaitapercevoir la figure, et qui tenait un couteau à la main ; ettout cela courait d’une course insensée.

Enfin l’arbre, lassé, haletant, essoufflé,parut manquer de force, et se coucha comme un homme éperdu ;alors, les loups, les démons, toujours conduits par la vieillefemme, s’approchèrent avec leurs yeux brûlants et leurs languessanglantes ; le capitaine jeta un cri et voulut étendre lesbras, mais aussitôt un sifflement aigu se fit entendre derrière satête, une impression glacée courut par tout son corps : il luisembla sentir que de froids anneaux l’étouffaient enl’enlaçant ; puis cette impression diminua graduellement, lesfantômes disparurent, les hurlements s’éteignirent, l’arbre éprouvaencore quelques secousses, et tout rentra dans le silence etl’obscurité.

Peu à peu, grâce au silence, les nerfs ducapitaine Pamphile se calmèrent ; son sang, qui bouillonnait,enflammé par le délire, se refroidit, et ses esprits, plustranquilles, rentrèrent des domaines fantastiques où ils s’étaientégarés dans la nature positive et réelle ; il jeta les yeuxautour de lui, et se retrouva au milieu de sa forêt sombre,solitaire et silencieuse. Il se tâta pour voir si c’était bienlui-même, et finit par reconnaître sa situation telle qu’elleétait ; attaché à son arbre, à cheval sur sa branche, ilétait, non pas aussi bien que dans son hamac de la Roxelane ou quesur la peau de buffle du grand chef, mais au moins en sûreté contreles attaques des loups, qui, au reste, avaient disparu. Enreportant les yeux vers le bas du chêne, le capitaine crut bienencore distinguer une masse informe et mouvante qui paraissaitrouler autour du tronc de l’arbre ; mais, comme bientôt lesplaintes qu’il avait cru entendre cessèrent, et comme l’objet surlequel il avait les yeux fixés devint immobile, le capitainePamphile crut que c’était un reste du songe infernal qu’il venaitde faire, et, haletant, couvert de sueur, écrasé de fatigue, ilfinit par s’endormir d’un sommeil aussi tranquille et aussi profondque le permettait la situation précaire dans laquelle il se livraitau repos.

Le capitaine Pamphile fut éveillé aucommencement du jour par le caquetage de mille oiseaux dedifférentes espèces qui voltigeaient joyeusement sous le dômetouffu de la forêt. Il ouvrit les yeux, et la première chose qu’ilaperçut fut l’immense voûte de verdure qui s’étendait au-dessus desa tête, et à travers les intervalles de laquelle glissaientobliquement les premiers rayons du soleil. Le capitaine Pamphilen’était pas dévot de sa nature ; cependant, comme tous lesmarins, il avait ce sentiment de la grandeur et de la puissance deDieu que développe la vue éternelle de l’océan au fond de l’âme deceux qui labourent incessamment ses immenses solitudes ; sonpremier mouvement fut donc une action de grâces à celui qui tientle monde dans sa main, que le monde s’endorme ou s’éveille :puis, après un instant de contemplation instinctive, il abaissa sesregards du ciel vers la terre, et, au premier coup d’œil, toutesles impressions de la nuit lui furent expliquées.

À vingt pas autour du chêne, la terre étaitécorchée par les griffes impatientes des loups, comme si unecharrue y eût passé, tandis qu’au pied de l’arbre, un de cesanimaux, brisé et sans forme, sortait aux deux tiers de la gueuled’un immense boa, dont la queue s’enroulait autour du tronc del’arbre, à la hauteur de sept ou huit pieds. Le capitaine Pamphiles’était trouvé entre deux dangers qui s’étaient détruits l’un parl’autre : sous ses pieds les loups, sur sa tête unserpent ; ce sifflement qu’il avait entendu, ce froid qu’ilavait ressenti, ces anneaux qui l’avaient étouffé, c’était lesifflement, le froid et les anneaux du reptile, dont l’aspect avaitfait fuir les animaux carnassiers qui l’assiégeaient ; unseul, arrêté par les étreintes mortelles du monstre, avait étébroyé dans ses replis ; ce mouvement de l’arbre qu’avait sentile capitaine, c’étaient les secousses de son agonie ; puis leserpent vainqueur avait commencé d’engloutir son adversaire, et,selon l’habitude des reptiles constricteurs, il en digérait unemoitié, tandis que l’autre exposée encore à l’air, attendait sontour d’être engloutie.

Le capitaine Pamphile resta un instantimmobile et les regards fixés sur le spectacle qu’il avait à sespieds ; plusieurs fois, en Amérique et dans l’Inde, il avaitvu des serpents semblables, mais jamais dans des circonstancesaussi propres à l’impressionner : aussi, quoiqu’il sûtparfaitement que, dans la position où il était, le reptile étaitincapable de lui faire aucun mal, il avisa au moyen de descendreautrement qu’en se laissant glisser le long du tronc ; enconséquence, il commença par dénouer la corde quil’attachait ; puis, avançant à reculons sur la branche,jusqu’à ce qu’il la sentit plier, il se confia à sa flexibilité, etalors, la courbant sous son poids, il se suspendit par les deuxmains et se trouva si près du sol, qu’il pensa qu’il pouvait sansinconvénient abandonner son soutien. L’événement seconda sesespérances : le capitaine lâcha sa branche et se trouva àterre sans accident.

Il s’éloigna aussitôt, non sans regarder plusd’une fois derrière lui ; il marcha au-devant du soleil.Aucune route n’était tracée dans la forêt ; mais avecl’instinct du chasseur et la science du marin, il n’eut qu’à jeterun coup d’œil sur la terre et le ciel pour s’orienter àl’instant ; il s’avança donc sans hésitation, comme s’il eûtété familier avec cette immense solitude ; plus il pénétraitdans la forêt, plus elle prenait un caractère grandiose et sauvage.Peu à peu la voûte feuillée s’épaissit au point que le soleil cessad’y pénétrer ; les arbres poussaient rapprochés les uns desautres, droits et élancés comme des colonnes, et comme des colonnessupportant un toit impénétrable à la lumière. Le vent lui-mêmepassait sur ce dôme de verdure, mais sans se glisser dans ce séjourdes ombres : on eût dit que, depuis la création, toute cettepartie de la forêt avait sommeillé dans un crépuscule éternel.

À la lueur blafarde de ce demi-jour, lecapitaine Pamphile voyait de grands oiseaux dont il lui semblaitimpossible de distinguer l’espèce, des écureuils ailés sauterlégèrement et voler en silence d’une branche à l’autre ; dansces espèces de limbes, tout paraissait avoir perdu sa couleurnaturelle et primitive pour prendre la teinte cendrée des papillonsnocturnes ; un daim, un lièvre et un renard qui se levèrent aubruit des pas de celui qui troublait leur demeure, tout en gardantdes formes différentes, semblaient avoir revêtu la livrée monotoneet uniforme de la mousse sur laquelle ils couraient sans bruit.

De temps en temps, le capitaine Pamphiles’arrêtait les yeux fixes : des champignons fauves etgigantesques, appuyés les uns aux autres comme des boucliers,formaient des groupes si ressemblants par leur couleur et leurdimension à des lions couchés, que, quoiqu’il sût parfaitement quece roi de la création n’habitait pas cette partie de son empire, iltressaillait au témoignage de ses yeux.

De grandes plantes grimpantes et parasites, àqui la respiration semblait manquer, se tordaient autour desarbres, montaient avec eux, s’accrochant aux branches, et passantcomme des festons de l’une à l’autre, jusqu’à ce qu’ellesarrivassent à la voûte ; là, elles se glissaient comme desserpents pour aller épanouir au soleil leurs corolles écarlates etparfumées, tandis que celles qui étaient forcées de s’ouvrir enchemin fleurissaient pâles, inodores, maladives et comme jalousesdu bonheur de leurs amies, qui s’échauffaient à la clarté du jouret sous le sourire de Dieu.

Sur les deux heures, le capitaine Pamphilesentit vers la région de l’estomac des tiraillements qui luiannoncèrent qu’il n’avait pas soupé la veille, et que l’heure deson déjeuner était passée depuis longtemps. Il regarda autour delui : des oiseaux voletaient toujours d’arbre en arbre, desécureuils ailés sautaient incessamment de branche en branche, commes’ils eussent fait la même route que lui ; mais il n’avait nifusil ni sarbacane pour les atteindre. Il essaya bien de leur jeterquelques pierres ; mais il comprit bientôt que cet exerciceajouterait encore à son appétit sans amener de résultat propre à lecalmer ; en conséquence, il résolut de chercher d’autresressources et de se rabattre sur les végétaux. Cette fois, sa quêtefut plus heureuse : après quelques instants d’une rechercheattentive, rendue difficile par cette demi-obscurité, il trouvadeux ou trois racines de la famille des souchets, et quelques-unesde ces plantes appelées vulgairement choux caraïbes.

C’était à peu près tout ce qu’il fallait pouramuser son estomac ; mais le capitaine Pamphile était homme deprécaution : il pensa qu’il n’aurait pas plus tôt calmé safaim, qu’il allait avoir soif ; alors il chercha un ruisseaucomme il avait cherché des racines. Par malheur, la chose étaitplus rare.

Il écouta avec attention : aucun murmuren’arriva jusqu’à lui ; il aspira l’air pour tâcher d’y saisirquelque faible émanation ; mais il n’y avait pas d’air souscette voûte, toute gigantesque qu’elle était : il n’y régnaitqu’une atmosphère lourde et épaisse, que les animaux et les plantescondamnés à ramper sur la terre respiraient avec effort, et quisemblait insuffisante à la vie.

Alors le capitaine Pamphile prit sonparti ; il ramassa un caillou aigu ; puis, au lieu decontinuer une quête inutile, il s’en alla d’arbre en arbre,examinant chaque tige avec attention ; enfin il parut avoirtrouvé ce qu’il cherchait : c’était un magnifique érable,jeune, lisse et vigoureux. Il le prit alors dans son bras gauche,tandis que, de la main droite, il lui enfonça le caillou aigu dansl’écorce ; quelques gouttes de ce sang végétal et précieuxavec lequel les Canadiens font un sucre plus beau que celui de lacanne s’en échappa aussitôt comme d’une blessure ; lecapitaine Pamphile, satisfait de l’expérience, s’assittranquillement au pied de sa victime et commença sondéjeuner ; puis, lorsqu’il eut fini, il appliqua sa bouchealtérée à la plaie dont la sève sortait alors comme d’une fontaine,et se remit en route plus frais, plus dispos et plus vigoureux quejamais.

Vers les cinq heures du soir, à peu près, lecapitaine Pamphile crut voir quelques rayons du jour se glisser àtravers les ténèbres : sa marche en reprit une nouvelleardeur, et il parvint aux limites de cette forêt pareille à cellede Dante, qui semblait n’appartenir ni à la vie ni à la mort, maisà une puissance intermédiaire et sans nom. Alors il lui semblaentrer dans un océan de lumière ; il se précipita au milieu deses vagues dorées par les rayons du soleil couchant, pareil à unplongeur qui, retenu longtemps au fond de la mer, accroché àquelque branche de corail, ou enlacé par quelque polype, se dégagede l’obstacle mortel, remonte à la surface de l’eau et respire.

Il était arrivé à un de ces vastes steppesjetés comme des lacs de verdure et de lumière au milieu desimmenses forêts du nouveau monde ; de l’autre côté de cetteclairière, une nouvelle ligne d’arbres s’étendait comme unemuraille sombre et opaque, tandis qu’au-dessus d’elle on voyaitcapricieusement onduler dans les derniers flots du jour le sommetneigeux des montagnes dont la chaîne tortueuse sépare toute lapresqu’île.

Le capitaine jeta avec satisfaction sesregards autour de lui ; car il voyait qu’il ne s’était pasécarté de sa route.

Enfin ses yeux s’arrêtèrent sur une colonneblanchâtre et tortueuse qui se détachait sur le fond et montait enflottant vers le ciel : il ne lui fallut pas une longueinspection pour reconnaître la fumée d’une hutte, et presqueaussitôt, amie ou ennemie, il se détermina à marcher vers elle, lesouvenir de la nuit qu’il venait de passer ayant influé d’unemanière prompte et décisive sur sa détermination.

Seconde nuit :

Le capitaine Pamphile trouva un petit sentierqui paraissait conduire de la forêt à la hutte. Il le prit, quoiquece ne fut pas sans quelque inquiétude des boquiéros et des serpentscuivrés, si communs dans ces cantons, qu’il marcha au milieu desherbes hautes et touffues.

À mesure qu’il approchait de la fumée qui luiservait de guide, il voyait s’élever la hutte, située à la lisièrede la plaine et de la forêt ; la nuit vint avant qu’il l’eûtjointe, mais sa route n’en fut que plus facile et mieux tracée.

La porte s’ouvrait du côté du voyageur, et, enface de la porte, au fond de la hutte, brillait un feu qui semblaitun phare allumé tout exprès pour le guider dans la solitude. Detemps en temps, devant la flamme passait et repassait une figurequi se détachait en noir sur le foyer.

Parvenu à quelque distance, il reconnut quec’était une femme, et en reprit une nouvelle confiance ;enfin, arrivé sur le seuil, il s’arrêta et demanda s’il y avaitplace pour lui au foyer qu’il voyait briller de si loin, et qu’ildésirait depuis si longtemps.

Une espèce de grognement, que le capitaineinterpréta à sa guise, lui répondit. En conséquence, il entra sanshésiter, et alla s’asseoir sur un vieil escabeau qui semblaitl’attendre à une distance convenable de la flamme.

De l’autre côté du foyer, les coudes sur lesgenoux et la tête dans ses mains, immobile et sans souffle commeune statue, était accroupi un jeune Indien rouge de la tribu desSioux ; son grand arc de bois d’érable était près de lui et àses pieds gisaient plusieurs oiseaux de l’espèce des colombes etquelques petits quadrupèdes percés de flèches. Ni l’arrivée nil’action de Pamphile ne parurent le tirer de cette apathieapparente sous laquelle les sauvages cachent la défiance éternellequ’ils éprouvent à l’approche de l’homme civilisé ; car, auseul bruit de ses pas, le jeune Sioux avait reconnu le voyageurpour un Européen. Le capitaine Pamphile, de son côté, le regardaavec l’attention profonde d’un homme qui sait que, pour une chancede rencontrer un ami, il y en a dix de trouver un ennemi. Puis,comme cet examen ne lui apprit rien autre chose que ce qu’ilvoyait, et que ce qu’il voyait le laissait dans son incertitude, ilse décida à lui adresser la parole.

– Mon frère est-il endormi, demanda-t-il,qu’il ne lève même pas la tête à l’arrivée d’un ami ?

L’Indien tressaillit ; et, sans répondreque par l’action même, il souleva son front et montra du doigt aucapitaine un de ses yeux sorti de son orbite, et pendant à un nerf,tandis que de la cavité qu’il avait occupée coulait sur le bas desa figure et sur sa poitrine une rigole de sang ; puis, sansdire une seule parole, sans pousser une seule plainte, il laissaretomber sa tête dans ses mains.

Une flèche s’était cassée au moment où lacorde de son arc était tendue, et un des fragments du roseau briséétait revenu crever l’œil de l’Indien ; le capitaine Pamphilecomprit tout cela du premier regard et ne poussa pas plus loin sesquestions, respectant la force d’âme de ce sauvage héros du désert.Alors il se retourna vers la femme.

– Le voyageur est las et a faim ; sa mèrepeut-elle lui donner un repas et un lit ?

– Il y a sous les cendres un gâteau et dans cecoin une peau d’ours, dit la vieille ; mon fils peut mangerl’un et se coucher sur l’autre.

– N’avez-vous donc rien autre chose ?continua le capitaine Pamphile, qui, après le dîner frugal qu’ilavait fait dans la forêt, n’eût pas été fâché de trouver un souperplus substantiel.

– Si fait, j’ai autre chose, dit la vieille serapprochant d’un mouvement rapide, et fixant ses yeux avides sur lachaîne d’or qui soutenait, au cou du capitaine Pamphile, la montreque lui avait rendue le grand chef. J’ai… Mon fils a une bien bellechaîne !… J’ai de la chair de buffle salé et de bonnevenaison. Je serais bien heureuse d’avoir une chaîne pareille.

– Eh bien, apportez votre buffle salé et votrepâté de daim, répondit le capitaine Pamphile évitant de répondre audésir de la vieille, ni par une promesse, ni par un refus ;puis, si vous aviez, dans quelque coin, une bouteille d’eau-de-vied’érable, elle ne serait pas déplacée, je crois, en si bonnecompagnie.

La vieille s’éloigna, tournant de temps entemps la tête pour regarder encore le bijou qui lui faisait sivisiblement envie ; puis enfin, soulevant une natte deroseaux, elle passa dans une autre partie de la hutte. À peineeut-elle disparu, que le jeune Sioux releva vivement la tête.

– Mon frère sait-il où il est ? dit-il àvoix basse au capitaine.

– Ma foi, non, répondit celui-ci avecinsouciance.

– Mon frère a-t-il quelque arme pour sedéfendre ? continua-t-il en baissant encore la voix.

– Aucune, répondit le capitaine.

– En ce cas, que mon frère prenne ce couteauet ne s’endorme pas.

– Et toi ? dit le capitaine Pamphilehésitant à accepter l’arme qu’on lui offrait.

– Moi, j’ai mon tomahawk. Silence !

À ces mots, le jeune sauvage laissa retombersa tête dans ses mains et rentra dans son immobilité, la vieillesoulevant la natte : elle apportait le souper. Le capitainePamphile passa le couteau à sa ceinture, la vieille jeta de nouveaules yeux sur la montre.

– Mon fil, dit-elle, a rencontré un hommeblanc sur le sentier de la guerre ; il a tué l’homme blanc etlui a pris cette chaîne, puis il l’a frottée pour en effacer lesang. Voilà pourquoi elle est si brillante.

– Ma mère se trompe, dit le capitaine Pamphilecommençant à soupçonner le danger inconnu dont l’avait prévenul’Indien : j’ai remonté la rivière Outava jusqu’au lacSupérieur, pour chasser le buffle et le castor ; puis, quandj’ai eu beaucoup de peaux, j’ai été à la ville, et j’en ai échangéla moitié contre de l’eau-de-feu, et l’autre moitié contre cettemontre.

– J’ai deux fils, continua la vieille enposant la viande et l’eau-de-vie sur la table, qui chassent depuisdix ans le buffle et le castor, et jamais ils n’ont porté assez depeaux à la ville pour revenir avec une chaîne pareille. Mon fils adit qu’il avait faim et soif, continua-t-elle, mon fils peut boireet manger.

– Mon frère des prairies ne soupe-t-ilpas ? dit le capitaine Pamphile s’adressant au jeune Sioux etapprochant son escabeau de la table.

– La douleur nourrit, répondit le jeunechasseur sans faire un seul mouvement ; je n’ai ni faim nisoif ; j’ai sommeil et je vais dormir ; que le GrandEsprit garde mon frère !

– Combien mon fils a-t-il donné de peaux decastors pour cette montre ? interrompit la vieille revenant àson sujet favori.

– Cinquante, répondit à tout hasard lecapitaine Pamphile en attaquant bravement un filet de buffle.

– J’ai ici dix peaux d’ours et vingt peaux decastor ; je les donne à mon fils rien que pour la chaîne.

– La chaîne tient à la montre, répondit lecapitaine, on ne peut pas les séparer ; d’ailleurs, je désirene me défaire ni de l’une ni de l’autre.

– C’est bien, dit la vieille avec un sourirede sorcière, que mon fils les garde !… Tout homme vivant estmaître de son bien. Il n’y a que les morts qui n’ont rien àeux.

Le capitaine Pamphile jeta un coup d’œilrapide sur le jeune Indien ; mais il paraissait profondémentendormi ; il revint donc à son souper, auquel il fit à touthasard le même honneur que s’il se fût trouvé dans une situationmoins précaire ; puis, le repas fini, il jeta une brassée debois sur le feu et alla se coucher sur la peau de buffle étenduedans un coin de la hutte, non pas dans l’intention de dormir, maispour ne donner aucun soupçon à la vieille, qui était rentrée dansle second compartiment et avait disparu.

Un instant après que le capitaine Pamphile futcouché, la natte se souleva doucement, et l’horrible tête de lamégère reparut, fixant tour à tour ses petits yeux ardents surchacun des dormeurs ; ne leur voyant faire aucun mouvement,elle entra dans la chambre, alla à la porte de la hutte qui donnaità l’extérieur, et écouta comme si elle attendait quelqu’un ;mais, aucun bruit n’étant parvenu à son oreille, elle se retourna,et, comme pour ne pas perdre son temps, elle alla détacher desparois de la hutte un long couteau de cuisine, et, se mettant àcheval sur une meule à repasser, elle la fit tourner avec le piedet commença d’aiguiser soigneusement son arme. Le capitainePamphile voyait l’eau tomber goutte à goutte sur la pierre, et neperdait pas un de ces mouvements qu’éclairait la lueur tremblantedu foyer ; les préparatifs étaient parlants ; lecapitaine Pamphile tira son couteau de sa ceinture, l’ouvrit, enessaya la pointe avec le doigt, passa son pouce sur le tranchant,et, satisfait de l’examen, il attendit l’événement, immobile etsimulant le sommeil le plus calme et le plus profond.

La vieille continuait toujours son opérationinfernale ; cependant elle s’interrompit tout à coup et prêtal’oreille. Le bruit qu’elle avait entendu se renouvela plusrapproché ; elle se leva vivement comme si l’ardeur du meurtreeût rendu à ses membres toute leur souplesse, replaça le couteau àla muraille et alla de nouveau à la porte ; cette fois, ceuxqu’elle attendait arrivaient sans doute, car elle leur fit de lamain un geste silencieux de se presser, et rentra dans la huttepour jeter encore un coup d’œil sur ses hôtes. Pas un d’eux n’avaitfait un mouvement, et ils paraissaient toujours plongés dans leplus profond sommeil.

Presque aussitôt deux jeunes gens de hautetaille et de forte stature parurent sur le seuil de la hutte :ils portaient sur leurs épaules un daim qu’ils venaient de tuer.Ils s’arrêtèrent pour regarder silencieusement et d’un air sinistreles hôtes qu’ils trouvaient dans leur chaumière, puis l’un d’euxdemanda en anglais à sa mère pourquoi elle avait reçu chez elle ceschiens de sauvages. La vieille lui fit signe du doigt de setaire : les chasseurs vinrent alors jeter le daim mort auxpieds du capitaine Pamphile. Ils disparurent derrière lanatte ; la vieille les suivit, emportant la bouteilled’eau-de-vie d’érable à laquelle avait à peine touché son hôte, etla hutte ne se trouva plus occupée que par les deux dormeurs.

Le capitaine Pamphile resta un instant encoresans mouvement ; on entendait pour tout bruit la respirationcalme et égale de l’Indien ; ce sommeil était si parfaitementsimulé, que le capitaine Pamphile commença à croire que, tout enfaisant semblant de dormir, il s’était endormi réellement. Alors,tâchant d’imiter le modèle qu’il avait sous les yeux, il seretourna, comme agité par un de ces mouvements capricieuxcommuniqués au corps endormi par le cerveau qui veille, et, decette manière, au lieu d’avoir le visage tourné contre le mur, ilse trouva en face de l’Indien.

Il demeura un instant immobile dans cettenouvelle position puis il entrouvrit ses paupières : il vitalors le jeune Sioux dans la même position où il l’avaitlaissé ; seulement, sa tête n’était plus supportée que par samain gauche ; l’autre était retombée pendante auprès de lui etreposait près de son tomahawk.

En ce moment, on entendit un légerbruit ; les doigts de l’Indien se crispèrent aussitôt autourdu manche de sa massue, et le capitaine vit que, comme lui, ilveillait et s’apprêtait à faire face au danger commun.

Bientôt la natte se souleva et donna passageaux deux jeunes gens, qui se glissèrent dessous, l’un aprèsl’autre, rampant sans bruit comme des serpents, derrière eux etaprès eux apparut la tête de la vieille, dont le corps resta cachédans l’obscurité de l’autre chambre, et qui, pensant qu’il étaitinutile qu’elle prît part à la scène qui allait se passer, voulaitdu moins, si besoin était, exciter les assassins de la voix et dugeste.

Les jeunes gens se relevèrent lentement ensilence, et sans perdre de vue l’Indien et le capitainePamphile ; l’un d’eux tenait à la main une espèce de serperecourbée et tranchante en dedans : il voulut s’avancerimmédiatement vers l’Indien, mais son frère lui fit signed’attendre qu’il se fût armé à son tour. En effet, il s’approcha dela muraille sur la pointe du pied et détacha le couteau ;alors ils échangèrent un dernier regard d’intelligence, puisreportèrent les yeux sur leur mère comme pour l’interroger.

– Ils dorment, dit la vieille à voix basse,allez.

Les deux jeunes gens obéirent, s’approchantchacun de la victime qu’il avait choisie ; l’un leva le braspour frapper l’Indien, l’autre se pencha pour poignarder lecapitaine Pamphile.

Au même instant, les deux assassins reculèrentpoussant chacun un cri : le capitaine avait plongé à l’un soncouteau jusqu’au manche dans la poitrine, et le jeune Indien avaitfendu la tête de l’autre avec son tomahawk. Tous deux restèrentencore debout un instant, oscillant sur leurs jambes comme s’ilsétaient ivres, tandis que les voyageurs, d’un mouvement instinctifet spontané, s’étaient rapprochés l’un de l’autre ; puis lesdeux jeunes gens tombèrent, pareils à des arbres déracinés par unetempête. Alors la vieille poussa une imprécation et le jeune Siouxun cri de triomphe : puis, prenant la corde de son arc, ils’élança dans le second compartiment, en ressortit bientôt traînantla vieille par les cheveux, et, la tirant hors de la hutte, il allala garrotter à un jeune bouleau distant de la cabane d’une dizainede pas. Puis il rentra bondissant comme un tigre, ramassa lecouteau que l’un des assassins avait laissé tomber, tâta de lapointe s’ils étaient encore vivants ; mais voyant que ni l’unni l’autre ne remuaient, il fit signe au capitaine Pamphile desortir ; puis lorsque celui-ci eut obéi machinalement, lejeune Sioux prit au foyer une branche de sapin tout enflammée, mitle feu aux quatre coins de la cabane, sortit sa torche à la main,et commença d’exécuter autour de la hutte une danse étrangeaccompagnée d’un chant de victoire.

Quelque habitué que fût le capitaine Pamphileaux scènes violentes, il ne put s’empêcher de donner à celle-ci sonattention tout entière. En effet, le lieu, l’isolement, le dangerqu’il venait de courir, tout donnait à l’acte de justice quis’accomplissait un caractère de vengeance sauvage ; il avaitbien entendu dire parfois que, des chutes du Niagara aux rives del’Atlantique, c’était une vieille législation établie que de brûlerl’habitation des meurtriers ; mais il n’avait jamais assisté àune exécution de ce genre.

Appuyé contre un arbre et immobile comme s’ileût été garrotté lui-même, il vit d’abord une fumée noire etépaisse sortir par toutes les ouvertures, puis des langues deflamme traversèrent le toit, pareilles à des fers de lancerouges ; bientôt de tous côtés, des colonnes de feu surgirent,suivant des ondulations de la brise, tantôt se tordant comme desserpents, tantôt flottant comme des banderoles.

Pendant ce temps, et pareil au démon del’incendie, le jeune Indien tournait, dansant et chantant toujours.Au bout d’un instant, toutes ces flammes se réunirent et formèrentun immense foyer qui jeta sa lueur à une demi-lieue à la ronde,s’étendant d’un côté sur l’immense steppe de verdure, plongeant del’autre sous le dôme sombre de la forêt ; enfin, la chaleurdevint si violente, que la vieille, quoiqu’à dix pas de l’incendie,poussa des cris de douleur. Tout à coup le toit s’abîma, unecolonne de flammes s’éleva, comme lancée par le cratère d’unvolcan, poussant au ciel des milliers d’étincelles ; puissuccessivement chaque paroi s’abattit, et, à chaque chute, le foyerdiminua de chaleur et de lumière. L’obscurité reconquit peu à peule terrain qu’elle avait perdu ; enfin il ne resta bientôt dela hutte maudite qu’un amas de charbons brûlants amoncelés sur lescadavres des meurtriers.

Alors le sauvage cessa sa danse et ses chants,alluma à sa torche une seconde branche de sapin, et la présenta aucapitaine.

– Maintenant, dit-il, de quel côté va monfrère ?

– À Philadelphie, répondit le capitaine.

– Eh bien, que mon frère me suive, et je vaislui servir de guide jusqu’à ce qu’il ait atteint l’autre côté de laforêt.

À ces mots, le jeune Sioux s’enfonça dans lesprofondeurs du bois, laissant la vieille à moitié brûlée près desdébris fumants de sa cabane.

Le capitaine Pamphile jeta un dernier regardsur cette scène de désolation et suivit son jeune et courageuxcompagnon de voyage. Au point du jour, ils arrivèrent à la lisièrede la forêt et au pied des montagnes ; là, le Siouxs’arrêta.

– Mon frère est arrivé, dit-il ; du hautde ces montagnes, il verra Philadelphie. Maintenant, que le GrandEsprit garde mon frère !

Le capitaine Pamphile chercha ce qu’il pouvaitdonner au sauvage pour le récompenser du dévouement qu’il lui avaitmontré ; et, ne possédant rien que sa montre, il s’apprêta àla détacher, mais son compagnon l’arrêta.

– Mon frère ne me doit rien, dit-il :après un combat avec les Hurons, le jeune élan fut fait prisonnieret emmené sur les bords du lac Supérieur. Il était déjà attaché aupoteau : les hommes apprêtaient leurs couteaux à scalper, etles femmes et les enfants dansaient autour de lui en chantant lachanson de mort, lorsque des soldats qui étaient nés comme monfrère de l’autre côté de la rivière salée dispersèrent les Huronset délivrèrent le jeune élan. Je leur devais ma vie, j’ai sauvé latienne. Lorsque tu rencontreras ces soldats, tu leur diras que noussommes quittes.

À ces mots, le jeune sauvage s’enfonça dans laforêt ; le capitaine Pamphile le suivit des yeux tant qu’ilpût le voir ; puis, lorsqu’il eut disparu, notre digne marincassa un jeune ébénier, qui pouvait lui servir à la fois de canneet de défense, et commença à escalader la montagne.

Le jeune élan n’avait point menti :arrivé au sommet il aperçut Philadelphie s’élevant, pareille à unereine entre les eaux vertes de la Delawarre et les flots bleus del’océan.

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