Le Capitaine Pamphile

Chapitre 9Comment le capitaine Pamphile apaisa une sédition à bord du brickla Roxelane, et de ce qui s’ensuivit.

Tom était originaire du Canada : ilappartenait à cette race herbivore, habituellement circonscritedans les montagnes situées entre New-York et le lac Ontario, etqui, l’hiver, lorsque la neige la chasse de ses pics glacés, sehasarde à descendre parfois en bandes affamées jusque dans lesfaubourgs de Portland et de Boston.

Maintenant, si nos lecteurs tiennent à savoircomment, des bords du fleuve Saint-Laurent, Tom était passé sur lesrives de la Seine, qu’ils aient la bonté de se reporter à la fin del’année 1829 et de nous suivre jusqu’à l’extrémité de l’océanAtlantique, entre l’Islande et la pointe du cap Farewell. Là, nousleur montrerons, marchant avec cette allure honnête qu’ils luiconnaissent, le brick de notre ancien ami le capitaine Pamphile,qui, dérogeant cette fois à son goût pour l’orient, a remonté versle pôle, non pas afin d’y chercher, comme Ross ou Parry, un passageentre l’île Melvil et la terre de Banks, mais dans un but plusutile et surtout plus lucratif : le capitaine Pamphile ayantdeux années d’attente encore pour que son ivoire fût prêt, en avaitprofité pour essayer de naturaliser dans les mers du Nord lesystème d’échange que nous lui avons vu pratiquer avec tant desuccès vers l’archipel Indien. Ce théâtre de ses anciens exploitsdevenait plus stérile, attendu ses fréquents colloques avec lesnavires en croisière sous cette latitude, et, d’ailleurs, il avaitbesoin de changer d’air. Seulement, cette fois, au lieu de chercherdes épiceries ou du thé, c’était à l’huile de baleine que lecapitaine Pamphile avait particulièrement affaire.

Avec le caractère donné de notre braveflibustier, on comprend qu’il ne s’était pas amusé à recruter sonéquipage de matelots baleiniers, ni à surcharger son bâtiment dechaloupes, de cordages et de harpons. Il s’était contenté devisiter, au moment de se mettre en mer, les pierriers, lescaronades et la pièce de huit qui, comme nous l’avons dit, luiservaient de lest ; il avait passé l’inspection des fusils etfait donner le fil aux sabres d’abordage, s’était muni de vivrespour six semaines, avait franchi le détroit de Gibraltar, et, versle mois de septembre, c’est-à-dire au moment où la pêche est enpleine activité il était arrivé vers le 60e degré delatitude, et avait incontinent commencé à exercer sonindustrie.

Comme nous l’avons vu, le capitaine Pamphileaimait fort la besogne faite. Aussi c’était particulièrement auxbâtiments qu’il reconnaissait, à leur marche, pour êtreconvenablement chargés, qu’il s’adressait de préférence. Noussavons quelle était sa manière de traiter dans ces circonstancesdélicates ; il n’y avait apporté aucun changement, malgré ladifférence des localités : il est donc inutile de la rappelerà nos lecteurs ; nous nous contenterons, en conséquence, deleur faire part de sa parfaite réussite. Aussi revenait-il avec unecinquantaine, tout au plus, de tonneaux vides, lorsqu’en passant àla hauteur du banc de Terre-Neuve, le hasard fit qu’il rencontra unnavire qui revenait de la pêche de la morue. Le capitaine Pamphile,tout en se livrant aux grandes spéculations, ne méprisait pas,comme nous l’avons vu, les petites. Il ne négligea donc point cetteoccasion de compléter son chargement. Les cinquante tonneaux videspassèrent à bord du bâtiment pêcheur, qui, en échange, se fit unplaisir d’envoyer au capitaine Pamphile cinquante tonneaux pleins.Policar fit observer que les tonneaux pleins portaient trois poucesde hauteur de moins que les tonneaux vides ; mais le capitainePamphile voulut bien passer sur cette irrégularité, en faveur de ceque la morue venait d’être salée la veille même ; seulement,il examina les tonneaux les uns après les autres, pour s’assurerque le poisson était de bonne qualité ; puis, les faisantclouer à mesure, il ordonna qu’on les transportât à fond de cale, àl’exception d’un seul qu’il garda pour son usage particulier.

Le soir, le docteur descendit près de lui aumoment où il allait se mettre à table. Il venait, au nom del’équipage, demander l’abandon de trois ou quatre tonneaux de moruefraîche. Depuis près d’un mois, les vivres étaient épuisés, et lesmatelots ne mangeaient que des tranches de baleine et descôtelettes de phoque. Le capitaine Pamphile demanda au docteur siles provisions manquaient ; le docteur répondit qu’il y enavait encore une certaine quantité de celles que nous venons dedire, mais que cette sorte de nourriture, déjà exécrable étantfraîche, ne se bonifiait aucunement par la salaison. Le capitainePamphile répondit qu’il était bien désolé, mais qu’il avaitjustement, de la maison Beda et compagnie, de Marseille, unecommande de quarante-neuf tonneaux de morue salée, et qu’il nepouvait manquer de parole à une si bonne pratique ;d’ailleurs, que, si son équipage voulait de la morue fraîche, iln’avait qu’à en pêcher, ce dont il était parfaitement libre, lui,capitaine Pamphile, ne s’y opposant aucunement.

Le docteur sortit.

Au bout de dix minutes, le capitaine Pamphileentendit un grand bruit sur la Roxelane.

Plusieurs voix disaient :

– Aux piques ! aux piques !

Et un matelot cria :

– Vive Policar ! à bas le capitainePamphile !

Le capitaine Pamphile pensa qu’il était tempsde se montrer. Il se leva de table, passa une paire de pistolets àsa ceinture, alluma son brûle-gueule, ce qu’il ne faisait que dansles grandes tempêtes, prit une espèce de martinet d’honneur,confectionné avec un soin tout particulier, et duquel il ne seservait que dans les circonstances mémorables, et monta sur lepont. Il y avait émeute.

Le capitaine Pamphile s’avança au milieu del’équipage, divisé par groupes, regardant à droite et à gauche pourvoir s’il y aurait, parmi tous ces hommes, un insolent qui osât luiadresser la parole. Pour un étranger, le capitaine Pamphile auraitparu faire une ronde ordinaire ; mais, pour l’équipage de laRoxelane, qui le connaissait de longue main, c’était tout autrechose. On savait que le capitaine Pamphile n’était jamais si prèsd’éclater que lorsqu’il ne disait pas une parole ; et, pour lemoment, il avait adopté un silence effrayant. Enfin, après avoirfait deux ou trois tours, il s’arrêta devant son lieutenant, quiparaissait, comme les autres, n’être pas étranger à la révolte.

– Policar, mon brave, demanda-t-il,pouvez-vous me dire à quoi est le vent ?

– Mais, capitaine, dit Policar, le vent est à…Vous dites… le vent ?

– Oui, le vent… à quoi est-il ?

– Ma foi, je ne sais pas, dit Policar.

– Eh bien, je vais vous le dire,moi !

Et le capitaine Pamphile examina avec unsérieux imperturbable le ciel, qui était sombre ; puis,étendant la main dans la direction de la brise, il siffla selonl’habitude des matelots ; en se tournant vers sonlieutenant :

– Eh bien, Policar, mon brave, je vais vous ledire, moi, à quoi est le vent ; il est à la schlague.

– Je m’en doutais, dit Policar.

– Et maintenant, Policar, mon brave,voulez-vous me faire l’amitié de me dire ce qui vatomber ?

– Ce qui va tomber ?

– Oui, comme une grêle.

– Ma foi, je ne sais pas, dit Policar.

– Eh bien, des coups de garcette, mon brave,des coups de garcette. Ainsi donc, Policar, mon camarade, si tu aspeur de la pluie, rentre vivement dans la cabine, et n’en sors pasque je ne te le dise, entends-tu, Policar ?

– J’entends, capitaine, dit Policar descendantl’escalier.

– Ce garçon est plein d’intelligence, continuale capitaine Pamphile.

Puis il fit de nouveau deux ou trois tours surle pont et s’arrêta devant le maître charpentier, qui tenait unepique.

– Bonjour, Georges, lui dit lecapitaine ; qu’est-ce que ce joujou, mon ami ?

– Mais, capitaine…, balbutia lecharpentier.

– Dieu me pardonne, c’est mon jonc àépousseter.

Le charpentier laissa tomber la pique ;le capitaine la ramassa et la cassa en deux, comme il eût faitd’une baguette de saule.

– Je vois ce que c’est, continua le capitainePamphile ; tu voulais battre tes habits. Bien, mon ami,bien ! la propreté est une demi-vertu, comme disent lesItaliens.

Il fit signe à deux aides de s’approcher.

– Venez ici, vous autres ; prenez chacuncette badine, et tapez ferme sur la veste de ce pauvre Georges, et,toi, Georges, mon enfant, laisse le corps dessous, je te prie.

– Combien de coups, capitaine ? direntles aides.

– Mais vingt-cinq chacun.

L’exécution commença, les deux aides opérantchacun à leur tour avec la régularité des bergers de Virgile ;le capitaine comptait les coups. Au treizième, Georgess’évanouit.

– C’est bien, dit le capitaine, emportez-ledans son hamac. On lui donnera le reste demain : à chacun sondû.

On obéit au capitaine ; il se remit àfaire trois autres tours, puis il s’arrêta une dernière fois prèsdu matelot qui avait crié : « Vive Policar ! à basle capitaine Pamphile ! »

– Eh bien, lui dit-il, comment va cette jolievoix, Gaetano, mon enfant ?

Gaetano voulut répondre ; mais, quelqueeffort qu’il fît, il ne sortit de son gosier que des sonsindistincts et inarticulés.

– Bagasse ! dit le capitaine, nous avonsune extinction. Gaetano, mon enfant, ceci est dangereux, si l’onn’y porte pas remède. Docteur, envoyez moi quatre carabins.

Le docteur désigna quatre hommes quis’approchèrent de Gaetano.

– Venez ici, mes amours, dit le capitaine, etsuivez bien mon ordonnance : vous allez prendre unecorde ; vous l’assujettirez à une poulie, vous en passerez unbout, en guise de cravate, autour du cou de cet honnête garçon,vous tirerez l’autre bout jusqu’à ce que vous ayez élevé notrehomme à une hauteur de trente pieds ; vous l’y laisserez dixminutes, et, quand vous le descendrez, il parlera comme un merle,et sifflera comme un sansonnet. Faites vite, mes amours.

L’exécution commença en silence et s’accomplitde point en point sans qu’un seul murmure se fît entendre. Lecapitaine Pamphile y donna une si grande attention, qu’il laissaéteindre son brûle-gueule. Dix minutes après, le cadavre du matelotrebelle retombait sur le pont sans mouvement. Le docteur s’approchade lui et s’assura qu’il était bien mort ; alors on luiattacha un boulet au cou, deux aux pieds, et on le jeta à lamer.

– Maintenant, dit le capitaine Pamphile entirant son brûle-gueule éteint de sa bouche, allez me rallumer mapipe tous ensemble, et qu’il n’y en ait qu’un qui me larapporte.

Le matelot le plus proche du capitaine prit,avec les marques du plus profond respect, la vénérable relique quelui présentait son supérieur, et descendit l’échelle del’entrepont, suivi de tout l’équipage, laissant le capitaine seulavec le docteur. Au bout d’un instant, Double-Bouche parut, tenantle brûle-gueule rallumé.

– Ah ! c’est toi, brigand ! dit lecapitaine. Et que faisais-tu pendant que ces honnêtes gens sepromenaient sur le pont en devisant de leurs affaires ?Réponds, petite canaille !

– Ma foi, dit Double-Bouche voyant à l’air ducapitaine qu’il n’avait rien à craindre, je trempais mon pain dansle pot-au-feu pour voir si le potage serait bon, et mes doigts dansla casserole pour m’assurer que la sauce était bien salée.

– Eh bien, drôle, prends le meilleur bouillondu pot-au-feu et le meilleur morceau de la casserole, et fais avecle reste de la soupe à mon chien ; quant aux matelots, ilsmangeront du pain et ils boiront de l’eau pendant troisjours ; cela les assurera contre le scorbut. Allons dîner,docteur.

Et le capitaine descendit dans sa chambre, fitapporter un couvert pour son convive, et se remit à manger de lamorue fraîche comme si rien ne s’était passé entre le premier et lesecond service.

En sortant de table, le capitaine remonta surle pont pour faire son inspection du soir ; tout était dansl’ordre le plus parfait : le matelot de quart à son poste, lepilote à son gouvernail, et la vigie à son mât. Le brick marchaitsous toutes ses voiles, et filait bravement ses huit nœuds àl’heure, ayant à sa gauche le banc de Terre-Neuve et à sa droite legolfe Saint-Laurent ; le vent soufflait ouest-nord-ouest, etpromettait de tenir ; de sorte que le capitaine Pamphile,après un jour orageux, comptant sur une nuit tranquille, descenditdans sa cabine, ôta son habit, alluma sa pipe et se mit à safenêtre, suivant des yeux tantôt la fumée du tabac, tantôt lesillage du vaisseau.

Le capitaine Pamphile, comme on a pu en juger,avait plus d’originalité dans l’esprit que de poésie et depittoresque dans l’imagination ; cependant, en véritable marinqu’il était, il ne pouvait voir la lune brillante, au milieu d’unebelle nuit, argenter les flots de l’océan sans se laisser aller àcette rêverie sympathique qu’éprouvent tous les hommes de mer pourl’élément sur lequel ils vivent ; il était donc penché ainsidepuis deux heures à peu près, le corps à moitié sorti de safenêtre, n’entendant rien que le clapotement des vagues, ne voyantrien que la pointe de Saint-Jean, qui disparaissait à l’horizoncomme une vapeur marine, lorsqu’il se sentit saisir vigoureusementpar le collet de sa chemise et par le fond de sa culotte ; enmême temps, les deux mains qui se permettaient cette familiaritéagirent en opérant un mouvement de bascule, l’une pesant, l’autrelevant, de sorte que les pieds du capitaine Pamphile, quittant laterre, se trouvèrent immédiatement plus élevés que sa tête. Lecapitaine voulut appeler au secours, mais il n’était plustemps ; au moment où il ouvrait la bouche, la personne quifaisait sur lui cette étrange expérience, ayant vu que le corpsétait arrivé au degré d’inclinaison qu’elle désirait lui donner,lâcha à la fois la culotte et le collet de l’habit, de sorte que lecapitaine Pamphile, obéissant malgré lui aux lois de l’équilibre etde la pesanteur, piqua une tête presque verticale et disparut dansle sillage de la Roxelane, qui continua sa route, gracieuse etrapide, sans se douter qu’elle fût veuve de son capitaine.

Le lendemain, à dix heures du matin, comme lecapitaine Pamphile, contre son habitude, n’avait point encore faitsa tournée sur le pont, le docteur entra dans sa chambre et latrouva vide ; à l’instant, le bruit se répandit dansl’équipage que le patron avait disparu ; le commandement dunavire revenait de droit au lieutenant ; on alla, enconséquence, tirer Policar de la cabine où il gardaitreligieusement ses arrêts, et on le proclama capitaine.

Le premier acte de pouvoir du nouveau chef futde faire distribuer à chaque homme une portion de morue, deuxrations d’eau-de-vie, et de remettre à Georges les vingt coups debâton qui lui restaient à recevoir.

Trois jours après l’événement que nous venonsde rapporter, il n’était plus question du capitaine Pamphile, àbord du brick la Roxelane, que si ce digne marin n’eut jamaisexisté.

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