Le Capitaine Pamphile

Chapitre 18Comment le capitaine Pamphile, s’étant défait avantageusement de sacargaison de bois d’ébène à la Martinique, et de son alcool auxgrandes Antilles, retrouva son ancien ami le Serpent-Noir caciquedes Mosquitos, et acheta son caciquat pour une demi-piped’eau-de-vie.

Après deux mois et demi d’une heureusetraversée pendant laquelle, grâce aux soins paternels que lecapitaine prit de son chargement, il ne perdit que trente-deuxnègres, la Roxelane entra dans le port de la Martinique.

C’était un excellent moment pour se défaire desa cargaison ; grâce aux mesures philanthropiques prises d’uncommun accord par les gouvernements civilisés, la traite, exposéeaujourd’hui à des dangers ridicules, laisse manquer lescolonies.

La marchandise du capitaine Pamphile étaitdonc en grande hausse lorsqu’il aborda àSaint-Pierre-Martinique : aussi n’y en eut-il que pour lesplus riches. Il faut avouer aussi que tout ce qu’apportait lecapitaine était de véritables échantillons de choix. Tous ceshommes pris sur un champ de bataille étaient les plus braves et lesplus robustes de leur nation ; puis ils n’avaient pas la facestupide et l’apathie animale des nègres du Congo ; leursrelations avec le Cap les avait presque civilisés ; cen’étaient que des demi sauvages.

Aussi le capitaine les vendit-il millepiastres l’un dans l’autre, ce qui lui fit un total de neuf centquatre-vingt-dix mille francs ; or, en sa qualité decapitaine, comme il avait moitié part, il encaissa à lui seul, tousfrais prélevés, quatre cent vingt-deux mille francs ; ce qui,comme on le voit, était un assez joli denier.

Puis une circonstance inattendue donna encoremoyen au capitaine Pamphile de tirer avantageusement parti d’uneautre portion de son chargement. Au lieu de cinquante pipesd’eau-de-vie qu’elle attendait de la maison Ignace Nicolas Pelonge,d’Orléans, la maison Jackson et compagnie, de New-York, n’en ayantreçu que trente-huit, elle avait été, malgré sa fidélité ordinaireà remplir ses engagements, forcée de manquer de parole àquelques-unes de ses pratiques. Or, le capitaine Pamphile apprit, àSaint-Pierre, que les grandes Antilles manquaient entièrementd’alcool, et, comme il lui restait, si l’on se souvient, onze pipestrois quarts de cette liqueur dont il n’avait pas trouvé l’emploi,il résolut de faire voile pour la Jamaïque.

On n’avait pas trompé le capitainePamphile ; les Jamaïquois tiraient effroyablement la langue àl’endroit de l’eau-de-vie, dont ils manquaient depuis troismois ; aussi le digne capitaine fut-il reçu comme unevéritable providence. Or, comme on ne marchande pas avec laprovidence, le capitaine vendit ses pipes sur le pied de vingtfrancs la bouteille ; ce qui ajouta à son premier dividende dequatre cent vingt-deux mille francs une nouvelle part de cinquantemille livres, laquelle additionnée au-dessous de la première, donnaun total de quatre cent soixante et douze mille francs ; aussile capitaine Pamphile, qui, jusque-là, n’avait jamais désiré quel’aurea mediocritas d’Horace, résolut-il de mettreimmédiatement à la voile pour Marseille, où, en réunissant tous lesfonds qu’il avait épars sur les différentes parties du globe, ilpouvait réaliser une petite fortune de soixante et quinze àquatre-vingt mille livres de rente.

L’homme propose et Dieu dispose. À peine lecapitaine Pamphile était-il sorti de la baie de Kinston, qu’un coupde vent le poussa vers la côte des Mosquitos, située au fond dugolfe du Mexique, entre la baie de Honduras et la rivièreSaint-Jean.

Or, comme la Roxelane avait subi quelquesavaries et qu’elle avait besoin d’un mât de perroquet et d’unboute-hors de clinfoc, le capitaine résolut de descendre à terre,quoique les naturels du pays fussent accourus en foule sur lerivage, et que quelques-uns, armés de fusils, parussent disposés àfaire résistance : aussi, ayant fait appareiller la chaloupe,et ordonné qu’on y transportât à tout hasard une petite caronade dedouze qui avait son pivot sur l’avant, il y descendit avec vingthommes, et, sans s’inquiéter des démonstrations hostiles desindigènes, il rama vigoureusement vers la côte, résolu à seprocurer un mât de perroquet et un boute-hors de clinfoc, à quelqueprix que ce fût.

Le capitaine avait calculé juste en comptantsur cette démonstration franche et précise de sa volonté ;car, à mesure qu’il avançait vers le rivage, les naturels, quipouvaient parfaitement distinguer à l’œil nu les dispositionsguerrières du capitaine, reculaient dans l’intérieur des terres, aufond desquelles on apercevait quelques chétives cabanes, dont laplus haute était surmontée d’un drapeau trop éloigné pour qu’on pûten reconnaître les armes. Il en résulta qu’au moment où lecapitaine aborda, les deux troupes, toujours séparées par le mêmeespace, se trouvaient à mille pas, à peu près, l’une de l’autre,distance à laquelle il était difficile de se parler autrement quepar signes ; c’est ce que fit, au reste, immédiatement lecapitaine Pamphile, qui, à peine débarqué, planta en terre un bâtonau bout duquel flottait une serviette blanche ; ce qui, danstous les pays du monde, veut dire qu’on se présente avec desdispositions amies.

Ce signal fut sans doute compris desMosquitos ; car, à peine l’eurent-ils aperçu, que celui quiparaissait leur chef, et qui, en cette qualité, était revêtu d’unvieil habit d’uniforme, qu’il portait sans chemise et sanspantalon, probablement à cause de la chaleur, déposa à terre sonfusil, son tomahawk et son poignard, et, élevant les deux mains enl’air pour indiquer qu’il était sans armes, s’avança vers lerivage. Cette démonstration apparut à l’instant même au capitainedans toute sa clarté ; car, ne voulant pas rester en arrière,il déposa de son côté son fusil, son sabre et ses pistolets sur lerivage, éleva les mains en l’air à son tour, et s’avança vers lesauvage avec la même confiance que celui-ci montrait.

Arrivé à cinquante pas du chef des mosquitosle capitaine Pamphile s’arrêta pour le regarder avec une plusgrande attention ; il lui semblait que cette figure ne luiétait pas inconnue, et que ce n’était pas la première fois qu’ilavait l’honneur de la contempler. De son côté, le sauvage semblaitfaire des réflexions à peu près pareilles, et le capitaineparaissait éveiller aussi dans sa mémoire quelques souvenirs confuset incertains ; enfin, comme ils ne pouvaient se regarderéternellement, ils se remirent en route ; puis, arrivés à dixpas l’un de l’autre, ils s’arrêtèrent de nouveau en poussant chacunune exclamation de surprise.

– Heng ! dit gravement le Mosquitos.

– Sacredié ! s’écria en riant lecapitaine.

– Le Serpent-Noir est un grand chef !continua le Huron.

– Pamphile est un grand capitaine !reprit le marin.

– Que vient chercher le capitaine Pamphile surles terres du Serpent-Noir ?

– Deux misérables baguettes de saule, l’unepour faire un mât de perroquet et l’autre pour faire un boute-horsde clinfoc.

– Et que donnera en échange le capitainePamphile au Serpent-Noir ?

– Une bouteille d’eau-de-feu.

– Le capitaine Pamphile est le bien venu, ditle Huron après un moment de silence en tendant la main en signed’adhésion.

Le capitaine prit la main du chef et la luiserra de manière à la lui broyer en signe que c’était un marchéfait. Le Serpent-Noir supporta la torture en véritable Indien, lecalme dans les yeux et le sourire sur les lèvres ; ce quevoyant les marins d’un côté et les Mosquitos de l’autre, ilspoussèrent trois grandes exclamations en signe de joie.

– Et quand le capitaine Pamphile donnera-t-ill’eau-de-feu ? demanda le Huron en dégageant ses doigts.

– À l’instant même, répondit le marin.

– Pamphile est un grand capitaine, dit leHuron en s’inclinant.

– Le Serpent-Noir est un grand chef, réponditle marin en lui rendant son salut.

Puis tous deux, se tournant le dos avec lamême gravité, retournèrent d’un pas égal chacun vers sa troupe,afin de lui rendre compte de ce qui s’était passé.

Une heure après, le Serpent-Noir tenait labouteille d’eau-de-feu. Le même soir, le capitaine Pamphile avaitavisé deux palmiers qui faisaient justement son affaire.

Cependant, comme le maître charpentierdemandait huit jours pour mettre son mâtereau et son boute-hors enétat, le capitaine, jugeant que la bonne intelligence pouvait êtreinterrompue pendant cet intervalle entre son équipage et lesindigènes, fit tirer sur le rivage une ligne que ne pouvaient sousaucun prétexte dépasser les matelots. Le Serpent-Noir, de son côté,fixa aussi certaines limites que ses gens reçurent l’ordre de nepoint franchir, puis, au milieu de l’espace qui séparait les deuxcamps, on dressa une tente qui devait servir de salon de conférenceaux deux chefs, lorsque leurs affaires respectives exigeraientqu’ils s’abouchassent.

Le lendemain, le Serpent-Noir s’achemina versla tente, le calumet à la main. Le capitaine Pamphile, voyant lesdispositions pacifiques du chef des Mosquitos, s’avança de soncôté, le brûle-gueule à la bouche.

Le Serpent-Noir avait avalé sa bouteilled’eau-de-feu, et il en désirait une autre. Le capitaine Pamphile,sans être autrement curieux, n’était point fâché d’apprendrecomment il retrouvait à l’isthme de Panama, et chef des Mosquitos,un homme qu’il avait quitté sur le fleuve Saint-Laurent, et chefdes Hurons.

Or, comme tous deux étaient disposés à fairequelques concessions pour obtenir ce qu’ils désiraient, ilss’abordèrent ainsi que deux amis enchantés de se revoir ;puis, comme preuve de fraternité complète, le Serpent-Noir prit lebrûle-gueule du capitaine Pamphile, le capitaine Pamphile lecalumet du Serpent-Noir, et tous deux se poussèrent gravement desbouffées de fumée au visage ; puis, après un instant desilence :

– Le tabac de mon frère le visage pâle estbien fort, dit le Serpent-Noir.

– Ce qui veut dire que mon frère la peau rougedésire se rafraîchir la bouche avec de l’eau-de-feu, répondit lecapitaine Pamphile.

– L’eau-de-feu est le lait des Hurons, repritle chef avec une dignité méprisante qui prouvait qu’il sentait, dece côté-là, toute sa supériorité sur les Européens.

– Que mon frère boive donc, dit le capitainePamphile en tirant une gourde de sa poche, et, quand le biberonsera vide, on le remplira.

Le Serpent-Noir prit la gourde, la porta à sabouche, et, de la première gorgée, en but à peu près le tiers.

Le capitaine la prit ensuite, la secoua pouren calculer à peu près le déficit, et, la portant à ses lèvres, illui donna une accolade qui ne le cédait en rien à celle de sonconvive. Celui-ci voulut la reprendre à son tour.

– Un instant, dit le capitaine en plaçantentre ses jambes la gourde vide aux deux tiers ; causons unpeu de ce qui s’est passé depuis que nous nous sommes vus.

– Que désire savoir mon frère ? demandale chef.

– Ton frère désire savoir, reprit le capitainePamphile, si tu es venu ici par mer ou par terre.

– Par mer, répondit laconiquement leHuron.

– Et qui t’y a conduit ?

– Le chef des habits rouges.

– Que le Serpent-Noir délie sa langue etraconte son histoire à son frère le visage pâle, reprit lecapitaine Pamphile en présentant de nouveau la gourde au Huron, quila vida d’un trait.

– Mon frère écoute-t-il ? demanda lechef, dont les yeux commençaient à s’animer.

– Il écoute, répondit le capitaine employantpour la réponse le même laconisme qui avait dicté la demande.

– Quand mon frère m’eut quitté au milieu de latempête, dit le chef, le Serpent-Noir continua de remonter lefleuve aux grandes eaux, non plus dans sa barque, qui était brisée,mais en suivant à pied les rives. Il marcha ainsi cinq joursencore, et il se trouva sur les bords du lac Ontario ; puis,le traversant à York, il eut bientôt gagné le lac Huron, où étaitson wigwam ; mais, en son absence, de grands événementsétaient arrivés.

« Les Anglais, à force de repousserdevant eux les peaux rouges, étaient parvenus peu à peu jusqu’auxbords du lac Supérieur : le Serpent-Noir trouva son villagehabité par des visages pâles et sa place prise par des étrangers aufoyer de ses ancêtres.

« Alors il se retira dans les montagnesoù l’Otalawa prend sa source, et appela ses jeunes guerriers :ils déterrèrent le tomahawk et accoururent autour de lui, aussinombreux que l’étaient les élans et les daims avant que les visagespâles eussent paru aux sources de la Delawarre et du Susquehennah.Alors les visages pâles eurent peur, et ils envoyèrent au nom dugouverneur une ambassade au Serpent-Noir. On lui offrait sixfusils, deux barils de poudre et cinquante bouteilles d’eau-de-feu,s’il voulait vendre le toit de ses pères et le champ de sesaïeux ; et en échange de ce toit et de ces champs, on luidonnait la terre des Mosquitos, qui venait d’être cédée par larépublique de Guatimala aux visages pâles. Le Serpent-Noir résistalongtemps, quelque tentantes que fussent ces offres ; mais ileut le malheur de goûter à l’eau-de-feu, et dès lors tout futperdu : il consentit au traité et l’échange fut fait. LeSerpent-Noir jeta une pierre derrière son dos, en disant :

« – Que le Manitou me jette loin de lui commeje fais de cette pierre, si jamais je remets le pied dans lesforêts, dans les prairies ou sur les montagnes qui s’étendent dulac Érié à la mer d’Hudson, et du lac Ontario au lac Supérieur.

« Aussitôt on le conduisit àPhiladelphie, on le fit monter sur un vaisseau et on le transportaà Mosquitos ; alors le Serpent-Noir et les jeunes guerriersqui l’avaient accompagné bâtirent les huttes que mon frère peutvoir d’ici. Lorsqu’elles furent achevées, le chef des visages pâlesplanta sur la plus grande le drapeau de l’Angleterre, et remontasur son vaisseau, en laissant au Serpent-Noir un papier écrit dansune langue inconnue. »

À ces mots, le Serpent-Noir tira en soupirantun parchemin de sa poitrine et le déroula devant les yeux ducapitaine Pamphile : c’était l’acte de cession qui lui étaitfait de tous les terrains situés entre la baie de Honduras et lelac de Nicaragua, sous la protection de l’Angleterre, et avec letitre de cacique des Mosquitos.

Le gouvernement britannique se réservait lafaculté de faire bâtir un ou plusieurs forts, en tels endroitsqu’il lui plairait de choisir, sur les terres du caciquat.

L’Angleterre est la nation de prévoyance parexcellence : présumant qu’un jour ou l’autre on perceraitl’isthme de Panama, soit à Chiapa, soit à Carthago, elle avait rêvéd’avance entre l’océan Atlantique et l’océan Boréal un Gibraltaraméricain.

En lisant cet acte, il vint au capitainePamphile une singulière idée ; il avait spéculé sur tout, thé,indigo, café, morue, singes, ours, eau-de-vie et Cafres ; illui restait à acheter un royaume.

Seulement, celui-là lui coûta plus cher qu’ilne s’y était attendu d’abord, non pas à cause de la merpoissonneuse qui en baignait les côtes, non point à cause des hautscocotiers qui en ombrageaient le rivage, non point encore à causedes vastes forêts qui couvraient la chaîne de montagnes qui coupel’isthme en deux et sépare les Guatimalais des Mosquitos :non, tout cela était assez indifférent au Serpent-Noir ; mais,en revanche, il tenait énormément au cachet rouge qui décorait lebas de son parchemin. Malheureusement, il n’y avait pas d’acte sanscachet, car ce cachet était celui de la chancellerie deLondres.

Le cachet coûta au capitaine cent cinquantebouteilles d’eau-de-feu ; mais il eut le parchemin par-dessusle marché.

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