Le Capitaine Pamphile

Chapitre 13Comment le capitaine Pamphile fit la rencontre de la mère de Tomsur les bords de la rivière Delawarre, et de ce quis’ensuivit.

Quoiqu’il y eût à vue d’œil deux bonnesjournées de chemin de l’endroit où était parvenu le capitainePamphile jusqu’à Philadelphie, il n’en continua pas moins sa routeavec une ardeur merveilleuse, ne s’arrêtant que pour chercher desœufs d’oiseau ou des racines ; quant à l’eau, il avait bientôtrencontré les sources de la Delawarre, et la rivière, qui coulait àplein bord, lui avait enlevé toute inquiétude à cet égard.

Il cheminait donc joyeusement, voyant le reposau bout de tant de fatigues, admirant le paysage merveilleux qui sedéroulait à sa vue, et dans cette heureuse disposition d’esprit oùle voyageur solitaire ne regrette qu’une chose, celle de n’avoirpas un compagnon à qui communiquer le trop plein de sespensées ; lorsqu’en arrivant au sommet d’une petite montagne,il crut apercevoir, à une demi-lieue devant lui un point noir quis’avançait à sa rencontre. Il chercha un instant à reconnaîtrequelle chose ce pouvait être ; mais, la distance étant tropgrande, il se remit en marche, continuant sa route sans s’inquiéterdavantage de l’objet, qu’il perdit bientôt de vue, le terrain surlequel il marchait étant très accidenté. Il allait donc devant lui,sifflotant un air fort en vogue sur la Cannebière et faisant lemoulinet avec son bâton, lorsque le même objet s’offrit de nouveauà ses yeux, rapproché de quelques centaines de pas ; cettefois, le capitaine était, de la part du nouveau personnage que nousintroduisons sur la scène, l’objet du même examen que celui-ciétait occupé à faire ; le capitaine Pamphile se fit une espècede longue-vue avec sa main, regarda un instant à travers le tubeimprovisé et reconnut que c’était un nègre.

Cette rencontre tombait d’autant mieux que lecapitaine Pamphile, peu curieux de passer une troisième nuitpareille aux deux nuits précédentes, comptait lui demander desrenseignements sur la couchée : il doubla donc le pas,regrettant que les ondulations du terrain le forçassent de perdrede nouveau de vue celui qui pouvait lui donner de si précieuxrenseignements, mais qu’il espérait retrouver sur la cime d’unpetit monticule qui formait à peu près le milieu du chemin àparcourir. Le capitaine Pamphile ne s’était pas trompé dans sescalculs stratégiques : au sommet de la montagne, il se trouvaface à face avec ce qu’il cherchait ; seulement, la couleuravait trompé le capitaine : ce n’était pas un nègre. C’étaitun ours.

Le capitaine Pamphile mesura du premier coupd’œil l’étendue du danger qui le menaçait ; mais nousn’apprendrons rien de nouveau à nos lecteurs en leur disant que, enpareil cas, le digne marin était homme de ressource : il jetaun regard autour de lui pour examiner la topographie du terrain, etvit qu’il n’y avait pas moyen d’éviter l’animal. À gauche, lefleuve encaissé dans ses rives profondes, et trop rapide pour êtretraversé à la nage, sans que l’on s’exposât à un péril plus grandpeut-être que celui qu’on fuyait ; à droite, des rochers àpic, praticables pour les lézards, mais inaccessibles à tout autreanimal ; derrière et devant soi, une route ou plutôt unsentier large comme celui où Oedipe rencontra Laïus.

De son côté, l’animal avait fait halte à unedizaine de pas du capitaine Pamphile, paraissant tout examinerlui-même avec une attention très particulière.

Le capitaine Pamphile, qui avait rencontrédans sa vie une foule de poltrons déguisés en braves, en augura quel’ours avait peut-être aussi peur de lui qu’il avait peur del’ours. Il marcha donc à sa rencontre, l’ours en fit autant ;le capitaine Pamphile commença à croire qu’il s’était trompé dansses conjectures, et s’arrêta ; l’ours continua de marcher. Lachose devenait claire comme le jour : ce n’était pas l’oursqui avait peur. Le capitaine Pamphile pivota sur le talon gauche,de manière à laisser le passage libre à son adversaire, et commençaà battre en retraite. Il n’avait pas reculé de trois pas, qu’iltrouva les rochers à pic ; il s’y adossa pour n’être passurpris par derrière, et attendit l’événement.

L’attente ne fut pas longue ; l’ours, quiétait de la plus grosse espèce, s’avança sur la route jusqu’àl’endroit où l’avait quittée le capitaine Pamphile ; puis,arrivé là, il dessina le même angle qu’avait tracé l’habilestratégiste auquel il avait affaire, et s’avança droit sur lui. Lasituation était critique ; le lieu était désert ; lecapitaine Pamphile n’avait de secours à attendre de personne ;il ne possédait pour toute arme que son bâton, moyen de défenseassez médiocre : l’ours n’était qu’à deux pas de lui, il levason bâton… À ce geste, l’ours se dressa sur ses pattes de derrièreet se mit à danser.

C’était un ours apprivoisé, qui avait rompu sachaîne et s’était sauvé de New-York, où il avait eu l’honneur defaire ses exercices devant M. Jackson, président desÉtats-unis.

Le capitaine Pamphile, rassuré par lesdispositions chorégraphiques de son ennemi, s’aperçut alors quecelui-ci était muselé, et qu’un bout de chaîne brisée pendait à soncou : il calcula aussitôt le parti que pouvait tirer d’unepareille rencontre un homme réduit à la pénurie dans laquelle il setrouvait ; et, comme ni sa naissance ni son éducation ne luiavaient donné ces fausses idées aristocratiques dont tout autre àsa place eut été peut-être préoccupé, il pensa que le métier deconducteur d’ours était fort honorable, relativement à une fouled’autres métiers qu’il avait vu exercer par quelques-uns de sescompatriotes, en France et à l’étranger. En conséquence, il prit lebout de la corde du danseur, lui appliqua un coup de bâton sur lemuseau pour lui expliquer qu’il était temps de terminer son menuet,et continua sa route vers Philadelphie, le conduisant en laissecomme il eût fait d’un chien de chasse.

Le soir, comme il traversait la prairie, ils’aperçut que son ours s’arrêtait devant certaines plantes qui luiétaient inconnues ; la vie nomade qu’il avait menée l’avaitmis à même de faire de profondes études sur l’instinct des animaux.Il présuma que ces haltes renouvelées, quoique sans succès, avaientun motif quelconque ; en effet, à la première démonstration dumême genre que fit l’animal, le capitaine Pamphile s’arrêta et luidonna tout le temps de développer son attention. Les résultats nese firent pas attendre : l’ours creusa la terre ; puis,au bout de quelques secondes, il mit à nu un groupe de tuberculestout à fait appétissants à voir ; le capitaine Pamphile ygoûta ; ils tenaient à la fois de la truffe et de lapatate.

La découverte était précieuse ; aussilaissa-t-il toute liberté à son ours d’en chercher denouvelles ; au bout d’une heure, il y en avait une moissonsuffisante au souper de l’homme et de l’animal. Le repas terminé,le capitaine Pamphile avisa un arbre isolé, et, après s’être assuréque son feuillage ne recélait point le plus petit reptile, ilattacha son ours au tronc, et se servit de lui comme une courteéchelle pour atteindre les premières branches. Arrivé là, il s’yétablit comme il avait déjà fait dans la forêt ; seulement, sanuit fut parfaitement tranquille, les loups ayant été tenus àdistance par l’odeur de l’ours.

Le lendemain matin, le capitaine Pamphile seréveilla tout à fait calme et reposé. Son premier coup d’œil futpour son ours : il dormait tranquillement au pied de l’arbre.Le capitaine Pamphile descendit et le réveilla ; puis tousdeux reprirent amicalement le chemin de Philadelphie, où ilsarrivèrent à onze heures du soir.

Le capitaine Pamphile avait marché commel’ogre du petit Poucet.

Il se mit en quête d’une auberge ; maisil ne trouva pas un seul hôtelier qui voulût loger à pareille heureun ours et un sauvage ; il commençait donc à être plusembarrassé au milieu de la capitale de la Pensylvanie qu’il nel’avait été au centre des forêts du fleuve Saint-Laurent, lorsqu’ilvit une taverne chaudement éclairée, et d’où sortait un tel mélangede bruits de verres, d’éclats de rire et d’imprécations, qu’ilétait évident qu’il y avait là quelque équipage qui venait detoucher sa paye. L’espoir revint aussitôt au capitaine : ou ilavait oublié ce que c’est qu’un marin, ou il y avait là pour lui duvin, de l’argent et un lit, trois choses de première nécessité danssa situation ; il s’approchait donc avec confiance, lorsquetout à coup il s’arrêta comme s’il était cloué à sa place.

Au milieu du tapage, des cris et desjurements, il avait cru reconnaître un air provençal chanté par undes buveurs : il demeura donc le cou tendu et l’oreilleouverte, doutant encore, tant la chose lui paraissaitinvraisemblable ; mais bientôt, à un refrain repris en chœur,il ne lui resta plus aucune incertitude : il avait là descompatriotes. Il fit alors et de nouveau quelques pas en avant ets’arrêta encore ; mais, cette fois, sa figure prit uneexpression d’étonnement qui tenait de la stupidité : nonseulement ces hommes étaient des compatriotes non seulement cettechanson, c’était une chanson provençale, mais encore celui qui lachantait, c’était Policar ! L’équipage de la Roxelane mangeaitson chargement à Philadelphie.

Le capitaine Pamphile n’hésita pas un instantsur le parti qui lui restait à prendre ; grâce au barbier etau peintre du Serpent-Noir, il était déguisé de manière à ne pasêtre reconnu de son meilleur ami ; il ouvrit hardiment laporte de la taverne et entra avec son ours. Un hourra généralaccueillit les nouveaux venus.

Un doute restait au capitaine Pamphile :il avait oublié de faire faire une répétition à son ours, de sortequ’il ignorait absolument ce dont il était capable ; maisl’intelligent animal se chargea lui-même de son prospectus. À peineentré dans le cabaret, il commença de trotter en rond pour faireformer le cercle ; les matelots montèrent sur les chaises etsur les bancs ; Policar s’assit sur le poêle, et le spectaclecommença.

Tout ce qu’il est possible d’apprendre à unours, l’ours du capitaine Pamphile le savait ; il dansait lemenuet comme Vestris, montait à cheval sur un manche à balai niplus ni moins qu’un sorcier, et désignait le plus ivrogne de lacompagnie, à rendre jaloux l’âne savant ; aussi, la séanceterminée, il n’y eut qu’un cri tellement unanime, que Policardéclara que, quelque prix que le maître de l’ours demandât de sonélève, il le lui achetait pour en faire cadeau à l’équipage ;cette décision fut accueillie par un vivat général. L’offre futdonc renouvelée d’une manière formelle ; le capitaine Pamphiledemanda dix écus de sa bête. Policar, qui était en générosité, luien offrit quinze ; moyennant quoi, il entra immédiatement enpossession de l’animal. Quant au capitaine Pamphile, il sortit aupremier exercice de la seconde représentation, sans que personnefît attention à lui, sans qu’aucun des matelots eût conçu lemoindre soupçon.

Nos lecteurs sont trop intelligents pourn’avoir pas deviné la cause de la disparition du capitainePamphile ; cependant, comme quelques-uns pourraient n’être pascertains du fait, nous donnerons une explication courte et préciseà l’usage des esprits paresseux ou ennemis des conjectures.

Le capitaine Pamphile n’avait point perdu sontemps ; une fois entré dans la taverne, il avait suivi d’unœil les exercices de son ours, et, de l’autre, il avait compté lesmatelots ; tous étaient au cabaret depuis le premier jusqu’audernier ; il était donc évident que pas un n’était à bord.Double-Bouche seul manquait à la réunion ; le capitainePamphile en augura qu’on l’avait laissé sur la Roxelane, de peurqu’il ne prît au bâtiment l’envie de retourner tout seul àMarseille. En conséquence de ce raisonnement tout mathématique, lecapitaine Pamphile se dirigea vers la rade, en suivantWater-Street, qui se prolonge parallèlement aux quais.

Arrivé sur le port, il jeta un coup d’œilrapide sur tous les bâtiments au mouillage, et, malgré l’obscurité,il reconnut à cinq cents pas de lui la Roxelane, qui se balançaitgracieusement, bercée par la marée montante. Au reste, pas unelumière à bord, rien qui indiquât que le bâtiment fût habité :le capitaine Pamphile avait deviné juste. Sans perdre un instant,il piqua une tête dans la rivière et se mit à nager en silence versle navire.

Le capitaine Pamphile fit deux fois le tour dela Roxelane pour s’assurer que personne ne veillait à bord ;puis, satisfait de son examen, il se glissa sous le beaupré, gagnal’échelle de corde, et commença son ascension, s’arrêtant à chaquedegré pour écouter s’il n’entendait aucun bruit. Tout restamuet ; le capitaine fit une dernière enjambée et se trouva surle pont de son navire ; là, il commença de respirer, il étaitenfin chez lui.

Le premier besoin du capitaine Pamphile étaitde changer de costume : celui qu’il portait était troprapproché de la nature, et pouvait nier son identité. Il descenditdonc à son ancienne cabine et retrouva tout à la même place, commesi rien ne s’était passé. Le seul changement opéré, c’est quePolicar y avait fait apporter ses effets, et, en homme soigneux,avait rangé ceux du capitaine Pamphile dans une malle. Ce respectdu mobilier avait été porté à un tel point, que le capitainePamphile n’eut qu’à tendre la main vers l’endroit où il plaçaitordinairement son briquet phosphorique, pour le retrouver à la mêmeplace, de sorte que, la neuvième allumette essayée, le capitainePamphile avait de la lumière.

Il procéda aussitôt à sa toilette ;c’était beaucoup d’avoir repris possession de son bâtiment, mais cen’était pas assez : il lui fallait encore rentrer dans safigure ; la chose fut plus difficile. Le peintre du grand chefavait fait les choses en conscience ; le capitaine Pamphilefaillit laisser à sa serviette la peau de son visage. Enfin lesornements étrangers disparurent, et, à force de frotter, notredigne marin se trouva réduit à ses ornements personnels ; ilse regarda alors dans une petite glace, et, si peu amoureux qu’ilfût de sa personne, il éprouva un certain plaisir à se revoir telqu’il s’était toujours connu.

Cette première transformation accomplie, lereste devint la chose la plus facile du monde : le capitainePamphile ouvrit sa malle, enfila son pantalon rayé en long, passason gilet rayé en travers, endossa sa redingote de bouracan rayéeen croix, décrocha son chapeau de paille du champignon où il étaitsuspendu, roula sa ceinture rouge autour de son corps, passa sespistolets garnis en argent dans sa ceinture, éteignit la lumière,et remonta sur le pont ; il le retrouva dans la même solitudeet le même silence. Double- Bouche était toujours invisible, commes’il eût possédé l’anneau de Gigès, et qu’il en eût tourné lechaton en dedans.

Heureusement que le capitaine Pamphileconnaissait les habitudes de son subordonné, et qu’il savait où letrouver lorsqu’il n’était pas où il devait être. En effet, ils’avança sans hésitation vers l’escalier de la cuisine, descenditavec précaution les marches criardes, et, à travers la porteentrouverte, aperçut Double-Bouche occupé des préparatifs de sonsouper, et se faisant cuire un morceau de morue fraîche à la maîtred’hôtel.

Il paraît qu’au moment où le capitaine arriva,le poisson était arrivé à un degré de cuisson convenable ; carDouble-Bouche acheva de mettre son couvert, fit passer sa morue dela casserole sur une assiette, posa l’assiette sur la table, secouason bidon, s’aperçut qu’il était entamé, et, craignant de manquerau milieu de son repas, sortit par la porte qui donnait sur lacambuse, afin d’aller chercher un supplément de liquide ; lesouper était tout dressé, le capitaine Pamphile avait faim, ilentra et se mit à table.

Soit que le capitaine, depuis quinze jours,n’eût pas goûté de cuisine européenne, soit qu’effectivementDouble-Bouche possédât un talent distingué dans un art qu’ilexerçait cependant comme amateur, celui qui profitait du souper,quoiqu’il n’eut pas été fait pour lui, le trouva excellent etprocéda en conséquence. Il était au moment le plus brillant de sonexécution, lorsqu’il entendit un cri ; il retourna aussitôt latête et aperçut Double-Bouche sur le seuil de la porte, stupéfait,pâle et immobile : il prenait le capitaine Pamphile pour unfantôme, quoique ledit capitaine se livrât à une occupation quiappartient exclusivement aux habitants de ce monde.

– Eh bien, petit drôle, dit le capitaine sanss’interrompre, voyons, qu’est-ce que tu fais là ? ne vois-tupas bien que j’étrangle de soif ? Allons, vite àboire !

Les genoux de Double-Bouche commencèrent àtrembler et ses dents claquèrent.

– À qui est-ce que je parle ? continua lecapitaine Pamphile tendant son verre. Eh bien, un peu, nousdécidons-nous ?

Double-Bouche s’approcha avec la mêmerépugnance que s’il s’avançait vers un gibet, et essayad’obéir ; mais, dans sa terreur, il versa le vin moitié dansle verre, moitié à côté. Le capitaine ne fit pas semblant des’apercevoir de cette maladresse, et porta son verre à ses lèvres.Puis, après avoir goûté au contenu, il fit claquer sa langue.

– Bagasse ! dit-il, il paraît que tuconnais le bon endroit. Et d’où avez-vous tiré ce vin, dites-moi unpeu, monsieur le sommelier ?

– Mais, répondit Double-Bouche arrivé audernier degré de la terreur, mais au troisième tonneau àgauche.

– Ah ! ah ! du bordeaux-laffitte. Tuaimes le bordeaux-laffitte ?… Je demande si tu aimes lebordeaux-laffitte. Réponds un peu, voyons !

– Certainement, répondit Double-Bouche,certainement, capitaine… Seulement…

– Seulement, il ne supporte pas l’eau,n’est-ce pas ? Eh bien, bois-le pur, mon enfant.

Il prit le bidon des mains de Double-Bouche,versa un second verre de vin et le lui présenta. Double-Bouche leprit, hésita encore un instant ; puis, adoptant enfin unerésolution désespérée :

– À votre santé, capitaine ! dit lemousse.

Et il avala la rasade sans perdre de vue celuiqui la lui avait versée ; l’effet du tonique fut rapide ;Double-Bouche commença à se rassurer.

– Eh bien, dit le capitaine, à qui cetteamélioration dans les facultés physiques et morales deDouble-Bouche n’avait point échappé, maintenant que je sais tongoût pour la morue à la maître d’hôtel et ta préférence pour lebordeaux-laffitte, parlons un peu de nos petites affaires. Ques’est-il passé depuis que j’ai quitté le bâtiment ?

– Eh bien, capitaine, ils ont nommé Policar àvotre place.

– Voyez-vous !

– Puis ils ont décidé de faire voile pourPhiladelphie, au lieu de revenir directement à Marseille, et d’yvendre la moitié de la cargaison.

– Je m’en doutais.

– De sorte qu’ils l’ont vendue, et, depuistrois jours, ils en mangent ce qu’ils ne peuvent pas boire, et ilsen boivent ce qu’ils ne peuvent pas manger.

– Oui, oui, répondit le capitaine, je les aivus à l’œuvre.

– Voilà tout, capitaine.

– Bagasse ! mais il me semble que c’estbien assez. Et quand doivent-ils partir ?

– Demain.

– Demain ? oh ! oh ! il étaitun peu temps que je revinsse ! Écoute, Double Bouche, mon ami,tu aimes la bonne soupe ?

– Oui, capitaine.

– Le bon bœuf ?

– Encore.

– La bonne volaille ?

– Toujours.

– Et le bon bordeaux-laffitte ?

– À mort !

– Eh bien, Double-Bouche mon ami, je te nommemaître coq de la Roxelane, avec cent écus de fixe par an et unvingtième dans les prises.

– Vraiment ? dit Double-Bouche, en véritéDieu ?

– Parole d’honneur.

– C’est dit, j’accepte ; que faut-il queje fasse pour cela ?

– Il faut te taire.

– Facile.

– Ne dire à personne que je ne suis pasmort.

– Bon !

– Et, dans le cas où ils ne partiraient pasdemain, m’apporter où je serai caché un peu de bonne morue et decet excellent laffitte.

– À merveille ! Et où serez-vous caché,capitaine ?

– Dans la sainte-barbe, afin d’être à même devous faire sauter tous, si cela ne va pas à ma guise.

– C’est bien, capitaine, on tâchera que vousne soyez pas trop mécontent.

– Ainsi, c’est chose dite ?

– Oui capitaine.

– Et tu m’apporteras deux fois par jour dubordeaux et de la morue ?

– Oui, capitaine.

– Eh donc, bonsoir.

– Bonsoir, capitaine ! bonne nuit,capitaine ! dormez bien, capitaine !

Ces trois souhaits étaient à peu prèsinutiles ; notre digne marin, tout robuste qu’il était,tombait de sommeil ; aussi, une fois entré dans lasainte-barbe, et la porte fermée en dedans, à peine se donna-t-ille temps de se faire une espèce de lit entre deux tonneaux et derouler un baril sous sa tête pour lui servir de traversin ;après quoi, il tomba dans un sommeil aussi profond que s’il n’avaitpas été obligé de quitter momentanément son navire par lescirconstances que nous avons dites : le capitaine dormit douzeheures tout d’un trait et les poings fermés.

Lorsqu’il se réveilla, il sentit, au mouvementde la Roxelane, qu’elle s’était remise en marche ; pendant sonsommeil, le navire avait effectivement levé l’ancre et descendaitvers la mer, ne se doutant pas du surcroît d’équipage qu’il avait àbord. Au milieu du bruit et de la confusion qui accompagnenttoujours un départ, le capitaine entendit gratter à la porte de sacachette : c’était Double-Bouche qui lui apportait saration.

– Eh bien, mon enfant, dit le capitaine, nousvoilà donc partis ?

– Vous voyez, cela marche.

– Et où allons-nous ?

– À Nantes.

– Et où sommes-nous ?

– À la hauteur de Reedy-Island.

– Bon ! ils sont tous à bord ?

– Oui, tous.

– Et ils n’ont recruté personne ?

– Si fait, un ours.

– Bon ! et quand serons-nous enmer ?

– Oh ! ce soir ; nous avons pournous la brise et le courant, et, à Bombay Hook, nous trouverons lamarée.

– Bon ! et quelle heure est-il ?

– Dix heures.

– Je suis parfaitement satisfait de tonintelligence et de ton exactitude, et j’ajoute cent livres à tesappointements.

– Merci, capitaine.

– Et maintenant file vivement et apporte-moimon dîner à six heures.

Double-Bouche fit signe qu’il serait exact etsortit enchanté des manières du capitaine. Dix minutes après, etcomme le capitaine venait de finir son déjeuner, il entendit lescris de Double-Bouche ; il reconnut aussitôt à leur régularitéqu’ils étaient occasionnés par des coups de garcette. Il en comptavingt-cinq, non pas sans une certaine inquiétude ; car ilavait le pressentiment qu’il n’était pas étranger à la correctionque recevait son pourvoyeur. Cependant, comme les cris cessèrent,que rien n’indiqua un événement quelconque à bord, et que laRoxelane continua de marcher avec la même rapidité, son inquiétudefut bientôt calmée. Une heure après, il sentit au roulis du navirequ’il devait être à la hauteur de Bombay-Hook, le mouvement de lamarée ayant succédé à celui du courant. La journée se passa ainsi.Sur les sept heures du soir, on gratta de nouveau à la porte de lasainte-barbe, le capitaine Pamphile ouvrit, et Double-Bouche entrapour la seconde fois.

– Ah ! ah ! mon enfant, dit lecapitaine, qu’y a-t-il de nouveau à bord ?

– Rien, capitaine.

– Il me semble que je t’ai entendu chanter unair que je connais.

– Ah ! ce matin ?

– Eh ! oui.

– Ils m’ont donné vingt-cinq coups degarcette.

– Et pourquoi cela ? Conte-moi lachose.

– Pourquoi ? Parce qu’ils m’ont vu entrerdans la sainte-barbe, et qu’ils m’ont demandé ce que j’y allaisfaire.

– Ils sont bien curieux ! Et que leuras-tu répondu, à ces indiscrets ?

– Ah ! que j’allais voler de la poudrepour faire des fusées.

– Et ils t’ont donné pour cela vingt-cinqcoups de garcette ?

– Bah ! ça n’est rien ; il fait duvent, c’est déjà séché.

– Cent livres de plus par an pour les coups degarcette.

– Merci, capitaine.

– Et maintenant, fais-toi une petite frictionintérieure et extérieure avec du rhum, et va te coucher. Je n’aipas besoin de te dire où est le rhum ?

– Non, capitaine.

– Bonsoir, mon brave.

– Bonne nuit, capitaine.

– À propos, où sommes-nous ?

– Nous passons entre le cap May et le capHeulopin.

– Bon ! bon ! murmura le capitaine,dans trois heures nous serons en mer.

Et Double-Bouche referma la porte, le laissantdans cette espérance.

Quatre heures s’écoulèrent encore sansapporter de changement dans la situation respective des différentsindividus qui formaient l’équipage de la Roxelane ; seulement,les dernières s’écoulèrent plus lentes et remplies d’anxiété pourle capitaine Pamphile. Il écouta avec une attention croissante lesdifférents bruits qui lui annonçaient ce qui se passait autour etau-dessus de lui ; il entendit les matelots se coucher dansleurs hamacs, il vit à travers les fentes de la porte les lumièress’éteindre ; peu à peu le silence s’établit ; puis lesronflements commencèrent, et le capitaine Pamphile, convaincu qu’ilpouvait se hasarder à sortir de sa cachette, entrouvrit la porte dela sainte-barbe et passa la tête dans l’entrepont : il étaittranquille comme un dortoir de religieuses.

Le capitaine Pamphile monta les six marchesqui conduisaient à la cabine, et s’avança sur la pointe du piedjusqu’à la porte ; il la trouva entrouverte, s’arrêta uninstant pour respirer, puis jeta un coup d’œil dans l’intérieur. Iln’était éclairé que par quelques rayons obliques de la lune, quiglissaient par la fenêtre de l’arrière : ils tombaient sur unhomme accroupi à cette fenêtre et regardant si attentivement unobjet qui paraissait absorber toute son attention, qu’il n’entenditpas le capitaine Pamphile qui ouvrait la porte et la refermait auverrou derrière lui. Cette préoccupation de celui à qui il avaitaffaire et qu’il avait parfaitement reconnu pour Policar, quoiqu’illui tournât le dos, parut amener un changement dans les intentionsdu capitaine ; il repoussa dans sa ceinture son pistolet,qu’il en avait déjà à moitié tiré, s’approcha lentement etsilencieusement de Policar, s’arrêtant à chaque pas, et retenantson souffle, afin de ne pas le distraire ; puis enfin,lorsqu’il se trouva à portée, instruit de la manœuvre dont lui-mêmeavait été victime en pareille circonstance, il saisit Policar d’unemain par le collet de l’habit, de l’autre par le fond de laculotte, opéra le même mouvement de bascule qu’il avait sentiexécuter sur lui-même, et l’envoya, avant qu’il eût eu temps defaire la moindre résistance ou de pousser le plus petit cri,examiner de plus près l’objet qu’il regardait avec une si grandeattention.

Alors, voyant que l’événement qui venait des’accomplir n’avait troublé en rien le sommeil de l’équipage, etque la Roxelane continuait de filer ses dix nœuds à l’heure, lecapitaine se coucha tranquillement dans son hamac, dont il sentitd’autant mieux le prix, qu’il en avait été momentanément dépossédé,et s’y endormit bientôt du sommeil du juste.

Or, ce que Policar regardait avec une sigrande attention, c’était un requin affamé qui suivait le sillagedu vaisseau, dans l’espérance qu’il en tomberait quelque chose.

Le lendemain, au point du jour, le capitainePamphile se leva, alluma son brûle-gueule et monta sur le pont. Lematelot qui était de quart, et qui se promenait de long en largepour combattre le froid du matin, vit sortir successivement satête, ses épaules, sa poitrine et ses jambes de l’escalier, ets’arrêta, croyant qu’il rêvait ; c’était justement Georges,dont le capitaine Pamphile avait fait, il y avait une quinzaine dejours, épousseter les habits avec le manche d’une pique.

Le capitaine passa près de lui sans avoirl’air de remarquer son étonnement, et alla s’asseoir, selon sonhabitude, sur le capot du gaillard d’arrière. Il y était depuis unedemi-heure à peu près, lorsqu’un autre matelot monta pour relevercelui qui était de garde ; mais à peine fut-il sorti del’écoutille, qu’il s’arrêta à son tour en apercevant lecapitaine : on eût dit que le brave marin possédait, commePersée, la tête de Méduse.

– Eh bien, dit le capitaine Pamphile après unmoment de silence, qu’est-ce que tu fais donc, Baptiste ? Tune relèves pas ce brave Georges, qui est tout gelé de froid, depuistrois grandes heures qu’il est de quart. Qu’est-ce que c’est quecela ? Allons, dépêchons-nous un peu !

Le matelot obéit machinalement, alla prendrela place de son camarade.

– À la bonne heure ! continua lecapitaine Pamphile ; chacun son tour, c’est de toute justice.Maintenant, viens ici, Georges, mon ami ; prends ma pipe, quiest éteinte, va me la rallumer, et que tout le monde me larapporte !

Georges prit la pipe en tremblant, descendit,en chancelant comme un homme ivre, l’escalier de l’entrepont, etreparut un instant après, le brûle- gueule allumé à la main. Ilétait suivi par tout le reste de l’équipage, silencieux etstupéfait : les matelots se rangèrent sur le tillac sansprononcer une seule parole.

Alors le capitaine Pamphile se leva et sepromena d’une extrémité à l’autre du bâtiment, tantôt en long,tantôt en large, comme si rien ne s’était passé ; à chaquealler et retour, les matelots s’écartaient devant lui comme si sonseul contact eût été mortel, et cependant il n’avait aucunearme ; il était seul, tandis que ces hommes étaient soixanteet dix et avaient à leur disposition tout l’arsenal de laRoxelane.

Au bout d’un quart d’heure de cetteinspection, le capitaine s’arrêta à la rampe du commandant, jeta unregard autour de lui, descendit l’escalier, rentra dans sa cabineet demanda son déjeuner.

Double-Bouche lui apporta une tranche de morueà la maître d’hôtel et une bouteille de bordeaux-laffitte. Il étaitentré en fonctions de maître coq.

Ce fut le seul changement qui fut fait à bordde la Roxelane pendant la traversée de Philadelphie au Havre, oùelle aborda après trente-sept jours d’une heureuse navigation,ramenant un homme de moins et un ours de plus.

Or, comme, par hasard, cet ours était unefemelle, et que, par miracle, cette femelle se trouva pleine aumoment où le capitaine Pamphile la rencontra sur les bords de laDelawarre, elle mit bas en arrivant à Paris, où son maître l’avaitconduite pour en faire hommage à M. Cuvier.

Aussitôt, le capitaine Pamphile songea à tirerparti de cet événement, et, malgré le peu de défaite de samarchandise, il finit par vendre un de ses oursons au propriétairede l’hôtel de Montmorency, sur le balcon duquel nos lecteurs ont pule voir se promener jusqu’au moment où un Anglais l’acheta etl’emmena à Londres ; et l’autre à Alexandre Decamps, qui lebaptisa du nom de Tom, et le confia à Fau, lequel, comme nousl’avons dit, lui donna une éducation qui eût fini par en faire unours supérieur, même à la grande ourse de la mer Glaciale, sansl’événement malheureux que nous avons raconté, et auquel ilsuccomba à la fleur de l’âge.

Et voilà comment Tom était passé des bords dufleuve Saint-Laurent sur les rives de la Seine.

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