Le Capitaine Pamphile

Chapitre 15Comment Tony Johannot, n’ayant pas assez de bois pour passer sonhiver, se procura une chatte, et comment, cette chatte étant morte,Jacques II eut la queue gelée.

Quelque temps après les événements que nousvenons de raconter, l’hiver était survenu, et chacun avait fait,selon sa fortune ou ses prévisions, des arrangements pour le passerle plus confortablement possible ; cependant, comme MatthieuLaensberg annonçait pour l’année un hiver peu rigoureux, beaucoupde personnes avaient assez médiocrement garni leur bûcher, et dunombre de ces personnes était Tony Johannot, soit qu’il eûtconfiance dans les prédictions de Matthieu Laensberg, soit partoute autre raison que nous avons été assez discret pour ne pasapprofondir. Il résultait de cette négligence que, vers le 15janvier, le spirituel illustrateur du Roi de Bohême et ses septchâteaux, allant chercher lui-même une bûche pour mettre dans sonpoêle, s’aperçut que, s’il continuait à faire du feu à la fois dansson atelier et dans sa chambre à coucher, il n’aurait plus decombustible que pour une quinzaine de jours à peine.

Or, depuis une semaine, on patinait sur lecanal, la rivière charriait comme au temps de Julien l’Apostat, etM. Arago, mal d’accord avec le chanoine de Saint-Barthélemy,annonçait, du haut de l’observatoire, que le froid, qui étaitarrivé à 15 degrés, continuerait de monter ainsi jusqu’à 23 ;c’était, à six degrés près, le froid qu’il fit pendant la retraitede Moscou. Et, comme le passé servait d’exemple à l’avenir, tout lemonde commençait à croire que c’était M. Arago qui avaitraison, et qu’une fois par hasard Matthieu Laensberg avait bien puse tromper.

Tony sortit du bûcher, très préoccupé de lacertitude douloureuse qu’il venait d’acquérir : c’était àchoisir, de geler le jour ou de geler la nuit. Cependant, aprèsavoir profondément réfléchi, tout en bléreautant un tableau del’Amiral de Coligny pendu à Montfaucon, il crut avoir trouvé unmoyen d’arranger la chose : c’était de transporter son lit desa chambre dans son atelier. Quant à Jacques II, une peau d’ourspliée en quatre ferait l’affaire. En effet, le même soir, le doubledéménagement fut accomplit ; et Tony s’endormit caressé parune douce chaleur et se félicitant d’avoir reçu du ciel uneimagination aussi fertile en ressources.

Le lendemain, en se réveillant, il chercha uninstant où il était, puis, reconnaissant son atelier, ses yeux,dirigés par la préoccupation paternelle qu’éprouve l’artiste pourson œuvre, se tournèrent vers son chevalet ; Jacques II étaitassis sur le dossier d’une chaise, juste à la hauteur et à laportée du tableau. Tony crut, au premier coup d’œil, quel’intelligent animal, à force de voir la peinture, était décidémentdevenu connaisseur, et que, comme il paraissait regarder la toilede très près, il admirait le fini de l’exécution. Mais bientôt Tonys’aperçut qu’il était tombé dans une erreur profonde : JacquesII adorait le blanc de plomb, et, comme le tableau de Coligny étaità peu près terminé, et que Tony avait fait toutes ses lumières aveccet ingrédient, Jacques passait sa langue partout où il en pouvaittrouver.

Tony sauta à bas de son lit, et Jacques à basde sa chaise ; mais il était trop tard, tous les nus exécutésau moyen de cette couleur avaient été léchés jusqu’à la toile, desorte que le cadavre de l’amiral était déjà avalé ; il y avaitencore la potence et la corde, mais il n’y avait plus de pendu.C’était une exécution à refaire.

Tony commença par se mettre dans une atrocecolère contre Jacques ; puis, réfléchissant qu’à tout prendre,c’était sa faute, puisqu’il n’aurait eu qu’à l’attacher, il allachercher une chaîne et un crampon, scella le crampon dans le mur, yfixa un bout de la chaîne, et, ayant ainsi tout préparé pour lanuit suivante il se remit d’ardeur à son Coligny, qui se retrouva àpeu près rependu vers les cinq heures du soir. Alors, pensant quec’était bien assez de besogne comme cela pour une journée, il allafaire un tour sur le boulevard, revint dîner à la taverne anglaise,puis s’en alla au spectacle, où il resta jusqu’à onze heures etdemie.

En entrant dans son atelier, qu’il trouvatiède encore de la chaleur de la journée, Tony vit avecsatisfaction que rien n’avait été dérangé en son absence et queJacques dormait sur son coussin : il se coucha donc à son tourdans une quiétude parfaite et s’endormit bientôt du sommeil dujuste.

Vers minuit, il fut réveillé par un bruit devieilles ferrailles : on eût dit que tous les revenants d’AnneRadcliffe traînaient leurs chaînes dans l’atelier ; Tonycroyait peu aux fantômes, et, pensant qu’on venait lui voler lereste de son bois, il étendit sa main vers une vieille hallebardedamasquinée, et ornée d’une houppe qui faisait partie d’un trophéependu au mur.

Son erreur fut courte.

Au bout d’un instant, il reconnut la cause detout ce vacarme et enjoignit à Jacques de se recoucher. Jacquesobéit, et Tony reprit, avec l’ardeur d’un homme qui a bientravaillé toute la journée, son sommeil momentanément interrompu.Au bout d’une demi-heure, il fut réveillé par des plaintesétouffées.

Comme Tony demeurait dans une rue écartée, ilcrut qu’on assassinait quelqu’un sous ses fenêtres, sauta à bas deson lit, prit une paire de pistolets et courut ouvrir la croisée.La nuit était calme, la rue tranquille ; pas un bruit netroublait la solitude du quartier, si ce n’est le murmure sourd quiveille incessamment, planant au-dessus de Paris, et qui semble larespiration d’un géant endormi. Alors il referma sa fenêtre ets’aperçut que les plaintes venaient de la chambre même.

Comme il n’y avait que lui et Jacques dans lachambre et que lui n’avait d’autre raison de se plaindre que d’êtreréveillé, il alla à Jacques ; Jacques ne sachant que faire,s’était amusé à tourner au pied de la table sous laquelle il étaitcouché ; mais, au bout de cinq ou six tours, sa chaîne s’étaitrétrécie ; Jacques n’en avait tenu compte et avait continuéson manège, de sorte qu’il avait fini par se trouver arrêté par lecollet, et, comme il poussait toujours en avant sans penser àretourner en arrière, il s’étranglait davantage à chaque effortqu’il faisait pour se dégager. De là les plaintes que Tony avaitentendues.

Tony, pour punir Jacques de sa stupidité,l’eût volontiers laissé dans la situation où il s’étaitplacé ; mais, en condamnant Jacques à la strangulation, il sevouait à l’insomnie : il détourna donc la corde autant de foisque Jacques l’avait tournée, et Jacques, satisfait de se trouverles voies respiratoires dégagées, se recoucha humblement et sansbruit. Tony, de son côté, en fit autant, espérant que rien netroublerait son sommeil jusqu’au lendemain matin ; Tony setrompait, Jacques avait été dérangé dans ses habitudes de sommeilet avait empiété sur sa nuit, de sorte que, maintenant qu’il avaitdormi ses huit heures, c’était le chiffre de Jacques, il ne pouvaitplus fermer l’œil ; il en résulta qu’au bout de vingt minutes,Tony sauta une troisième fois à bas de son lit ; seulement,cette fois, ce ne fut ni une hallebarde, ni un pistolet qu’il prit,mais une cravache.

Jacques le vit venir, reconnut ses intentionset se blottit sous son coussin ; mais il était trop tard. Tonyfut impitoyable et Jacques reçut une correction consciencieusementmesurée au délit. Cela le calma pour le reste de la nuit, maisalors ce fut à Tony qu’il fut impossible de se rendormir ; ceque voyant, il se leva bravement, alluma sa lampe, et, ne pouvantpeindre à la lumière, il commença un de ces bois délicieux quil’ont fait le roi des illustrations.

On comprend que, malgré le bénéfice pécuniaireque Tony trouvait à son insomnie, cela ne pouvait durer dans lesmêmes conditions ; aussi, le jour venu, pensa-t-ilsérieusement à trouver un moyen qui conciliât les exigences de sonsommeil et les intérêts de sa bourse : il était au plusabstrait de ses méditations, lorsqu’il vit entrer dans son atelierune jolie chatte de gouttière, nommée Michette, que Jacques aimaitparce qu’elle faisait tout ce qu’il voulait, et qui, de son côté,aimait Jacques parce que Jacques lui cherchait ses puces.

Tony ne se fut pas plus tôt rappelé cettedouce intimité, qu’il pensa à en tirer parti. La chatte, avec safourrure hivernale pouvait parfaitement remplacer le poêle. Enconséquence, il mit la main sur la chatte, qui, ignorant lesdispositions que l’on venait de prendre à son égard, ne fit aucunetentative pour fuir, l’introduisit dans la niche grillée deJacques, y poussa Jacques derrière elle, et rentra dans l’atelierafin de regarder par le trou de la serrure comment les chosesallaient se passer.

D’abord les deux captifs cherchèrent tous lesmoyens de sortir de leur prison, employant ceux qui leur étaientsuggérés par leurs différents caractères : Jacques sautaalternativement contre les trois parois de sa niche, et revintsecouer les barreaux, puis recommença vingt fois le même manègesans s’apercevoir qu’il était parfaitement inutile ; quant àMichette, elle resta où on l’avait mise, regarda autour d’elle sansremuer autre chose que la tête, puis, revenant aux barreaux, elleles caressa doucement avec un côté, ensuite avec l’autre, enfaisant le gros dos et en pliant sa queue en arc ; puis, à latroisième fois, elle essaya, tout en ronronnant, de passer la têteentre chaque barreau ; enfin, lorsque la chose lui futdémontrée impossible, elle fit entendre deux ou trois petitsmiaulements plaintifs ; mais, voyant qu’ils demeuraient sansrésultat, elle alla faire son nid dans un coin de la niche, seroula dans le foin, et présenta bientôt l’apparence d’un manchond’hermine vu par l’une de ses extrémités.

Quant à Jacques, il demeura un quart d’heure,à peu près, sautant, cambriolant et grognant ; puis, voyantque toutes ses gambades étaient inutiles, il alla se blottir dansle coin opposé à celui de la chatte : animé par l’exercicequ’il venait de prendre, il demeura un instant accroupi etconservant un geste d’indignation, puis bientôt, le froid legagnant, il se mit à grelotter de tous ses membres.

Ce fut alors qu’il avisa son amie chaudementroulée dans sa fourrure, et que son instinct égoïste lui donna lesecret du parti qu’il pouvait tirer de sa cohabitation forcée avecsa nouvelle compagne ; en conséquence, il s’approcha doucementde Michette, se coucha près d’elle, lui passa un de ses bras sousle corps, introduisit l’autre dans l’ouverture supérieure dumanchon naturel qu’elle formait, roula sa queue en spirale autourde la queue de sa voisine, qui ramena complaisamment le tout entreses jambes, et parut aussitôt parfaitement rassuré sur sonavenir.

Cette persuasion gagna Tony, qui, satisfait dece qu’il avait vu, retira son œil de la serrure, sonna sa ménagèreet lui ordonna, outre les carottes, les noix et les pommes de terrede Jacques une pâtée pour Michette.

La ménagère suivit à la lettre cetteinjonction ; et tout se serait honorablement passé pourl’ordinaire de Michette et de Jacques, si ce dernier, par sagourmandise, ne fût venu tout bouleverser. Dès le premier jour, ilavait remarqué, dans les deux repas qu’on lui servaitrégulièrement, l’un à neuf heures du matin, l’autre à cinq heuresdu soir, et qui, grâce à la complaisance de ses voies digestives,durait toute la journée, l’introduction d’un nouveau mets. Quant àMichette, elle avait parfaitement reconnu le matin sa pâtée aulait, et le soir sa pâtée à la viande, de sorte qu’elle s’étaitmise à manger l’une et l’autre, quoique parfaitement satisfaite duservice, avec cette délicatesse dédaigneuse que tous lesobservateurs ont remarquée chez les chattes de bonne maison.

D’abord, préoccupé de l’aspect descomestibles, Jacques l’avait regardée faire ; puis, commeMichette, en chatte bien élevée, avait laissé de la pâtée au laitdans son assiette, Jacques était venu derrière elle, l’avaitgoûtée, et, la trouvant excellente avait achevé le plat. À dîner,il avait fait la même expérience et, trouvant la pâtée à la viandeégalement à son goût, il avait, toujours chaudement accolé àMichette, passé la nuit à se demander pourquoi on lui donnait, àlui, commensal de la maison, des carottes, des noix, des pommes deterre et autres légumes crus, qui lui agaçaient les dents, tandisqu’on offrait à une étrangère tout ce qu’il y avait de plus veloutéet de plus délicat en pâtée.

Le résultat de cette veille fut que Jacquestrouva la conduite de Tony souverainement injuste et résolut derétablir les choses dans leur ordre naturel en mangeant la pâtée,et en laissant à Michette les carottes, les noix et les pommes deterre.

En conséquence, le lendemain matin, au momentoù la femme de charge venait de servir le double déjeuner deJacques et de Michette, et où Michette s’approchait en ronronnantde sa soucoupe, Jacques la prit sous son bras, la tête tournée ducôté opposé à la soucoupe, et la maintint dans cette position toutle temps qu’il y resta quelque chose à manger ; puis, la pâtéeachevée, et Jacques satisfait de son repas, il lâcha Michette, lalaissant libre de déjeuner à son tour avec les légumes ;Michette alla flairer successivement carottes, noix et pommes deterre ; puis, mécontente de l’examen, elle revint, en miaulantavec tristesse, se coucher près de Jacques, qui, l’estomacconfortablement garni, s’occupa immédiatement d’étendre la doucechaleur qu’il ressentait vers la région abdominale, à ses pattes età sa queue, extrémités beaucoup plus sensibles au froid que tout lereste du corps.

Au dîner, la même manœuvre se renouvela ;seulement, cette fois, Jacques se félicita davantage encore de sonchangement de régime, et la pâtée à la viande lui parut aussisupérieure à la pâtée au lait que la pâtée au lait l’étaitelle-même aux carottes, aux noix et aux pommes de terre. Grâce àcette nourriture plus confortable et à la fourrure de Michette,Jacques passa une nuit excellente, sans le moins du monde faireattention aux plaintes de la pauvre Michette, qui, l’estomac videet affamé, miaula piteusement depuis le soir jusqu’au matin, tandisque Jacques ronflait comme un chanoine, et faisait des rêvesd’or : cela dura trois jours ainsi, à la grande satisfactionde Jacques et au détriment de Michette.

Enfin, le quatrième jour, lorsqu’on apporta ledîner, Michette n’eût plus même la force de faire sa démonstrationaccoutumée, et elle resta couché dans son coin, de sorte queJacques, plus libre de ses mouvements, depuis qu’il n’était plusobligé de comprimer ceux de Michette, dîna mieux qu’il ne l’avaitjamais fait ; son dîner fini, il alla, selon son habitude, secoucher près de sa chatte, et, la sentant plus froide qu’àl’ordinaire, l’enlaça plus étroitement que d’habitude de ses patteset de sa queue, grognant maussadement de ce que son calorifère serefroidissait.

Le lendemain, Michette était morte et Jacquesavait la queue gelée.

Ce jour-là, ce fut Tony qui, inquiet du froidcroissant de la nuit, alla visiter en se réveillant ses deuxprisonniers, il trouva Jacques victime de son égoïsme et enchaîné àun cadavre ; il prit la morte et le vivant, à peu près aussiimmobiles, aussi froids l’un que l’autre, et les transporta dansson atelier. Il n’y avait pas de redoublement de chaleur capable deréchauffer Michette ; quant à Jacques, comme il n’étaitqu’engourdi, peu à peu le mouvement lui revint dans tout le corps,excepté vers la région de la queue, qui demeura gelée, et qui,ayant été gelée pendant qu’elle était roulée en spirale autour decelle de Michette, conserva la forme d’un tire-bouchon, formeinouïe et inusitée jusqu’à ce jour dans l’espèce simiane, et quidonna dès lors à Jacques la tournure la plus fabuleusementchimérique qui se puisse imaginer.

Trois jours après, le dégel arriva ; or,le dégel amena un événement que nous ne pouvons passer soussilence, non pas à cause de son importance elle-même, mais à causedes suites désastreuses qu’il eut pour la queue de Jacques, déjàpassablement hypothéquée par l’accident que nous venons deraconter.

Tony avait reçu, pendant la gelée, deux peauxde lion qu’un de ses amis, qui pour le moment chassait dansl’Atlas, lui avait envoyées d’Alger. Ces deux peaux de lion,fraîchement écorchées, avaient été saisies par le froid en arrivanten France, ce qui leur avait fait perdre leur odeur, etattendaient, déposées dans la chambre de Tony, qui comptait lesfaire tanner un jour ou l’autre et en orner son atelier. Or, comme,le dégel était arrivé, toute chose dégela, excepté la queue deJacques, les peaux, en s’amollissant, reprirent cette odeur âcre etfauve qui annonce de loin aux animaux épouvantés la présence dulion. Il résultat de cette circonstance que Jacques, qui, vul’accident qui lui était arrivé, avait obtenu la permission dedemeurer dans l’atelier, éventa, avec cette subtilité d’odoratparticulière à sa race, l’odeur terrible qui se répandait peu à peudans l’appartement, et donna des signes d’inquiétude visible, queTony prit d’abord pour un malaise occasionné par le retranchementd’un de ses membres les plus essentiels.

Cette inquiétude durait depuis deuxjours ; depuis deux jours, Jacques, éternellement préoccupéd’une même idée, aspirait tous les courants d’air qui arrivaientjusqu’à lui, sautait des chaises sur les tables et des tables surles rayons, mangeait à la hâte et en regardant avec crainte autourde lui, buvait à grande gorgée et s’étranglait en buvant, enfinmenait une vie des plus agitées, lorsque par hasard je vins faireune visite à Tony.

Comme j’étais un des bons amis de Jacques, etque je ne me présentais jamais à l’atelier sans lui apporterquelques friandises, dès que Jacques m’aperçut, il accourut à moipour s’assurer que je ne perdais pas mes bonnes habitudes ;or, la première chose qui me frappa, en offrant à Jacques un cigarede la Havane dont il était fort friand – non pas pour le fumer à lamanière de nos élégants, mais pour le chiquer tout bonnement, àl’imitation des matelots de la Roxelane – la première chose,dis-je, qui me frappa, fut cette queue fantastique que je ne luiavais jamais connue ; puis, ensuite, ce tremblement nerveux,cette agitation fébrile que je n’avais point encore remarquée enlui. Tony me donna l’explication du premier phénomène, mais ilétait aussi ignorant que moi sur le second ; il se proposaitd’envoyer chercher Thierry pour le consulter à ce sujet.

Je le quittai en l’affermissant dans cetteintention, lorsqu’en traversant la chambre à coucher je fus frappéde l’odeur sauvagine que l’on y respirait. J’en demandai la cause àTony, qui me montra les deux peaux de lion. Tout me fut expliquépar ce seul geste : il était évident que c’étaient ces peauxde lion qui tourmentaient Jacques. Tony n’en voulait rien croire,et, comme il continuait de penser que Jacques était sérieusementindisposé, je lui proposai de tenter une expérience qui luidémontrerait jusqu’à l’évidence que, si Jacques était malade,c’était de peur. Cette expérience était des plus simples et desplus faciles à exécuter ; elle consistait purement etsimplement à appeler ses deux rapins, qui profitaient de notresortie momentanée pour jouer aux billes, à leur mettre à chacun unpeau de lion sur les épaules, et à les faire entrer dans l’atelierà quatre pattes et vêtus en Hercules Néméens.

Déjà, depuis que la porte de la chambre àcoucher était ouverte et que l’odeur des lions pénétrait plus forteet plus directe jusqu’à lui, l’inquiétude de Jacques avaitsensiblement augmenté : il s’était élancé sur une échelledouble, et, monté sur le dernier échelon, tournait la tête de notrecôté, aspirant l’air et poussant de petits cris d’effroi, indiquantqu’il sentait le péril s’approcher et qu’il devinait de quel côtéil devait venir.

En effet, au bout d’un instant, un des rapins,suffisamment caparaçonné, se mit à quatre pattes et marcha versl’atelier, immédiatement suivi de son camarade ; l’agitationde Jacques fut à son comble. Enfin il vit apparaître à la porte latête du premier lion, et cette agitation devint de laterreur ; mais une terreur insensée, sans calcul, sansespérance ; cette terreur de l’oiseau qui se débat sous leregard du serpent ; cette terreur qui brise les forcesphysiques, paralyse les facultés morales ; cette terreur duvertige, qui fait qu’aux yeux effrayés le ciel tourne et la terrevacille, et que, toutes les forces s’anéantissant à la fois, ontombe haletant comme dans un songe, sans jeter un seul cri ;voilà ce qu’avait produit le seul aspect des lions.

Ils firent un pas vers Jacques, Jacques tombade son échelle.

Nous courûmes à lui, il était évanoui ;nous le relevâmes : il n’avait plus de queue ! la geléel’avait rendue fragile comme du verre, de sorte que, dans sa chute,elle s’était brisée.

Nous ne voulions pas pousser la plaisanterieaussi loin ; aussi renvoyâmes-nous les peaux de lion augrenier, et, cinq minutes après, les rapins rentrèrent sous leurfigure naturelle. Quant à Jacques, au bout d’un instant, il rouvrittristement les yeux, poussant de petites plaintes ; et,reconnaissant Tony, il lui jeta les bras autour du cou et se cachala tête dans sa poitrine.

Pendant ce temps, je préparais un verre de vinde Bordeaux pour rendre à Jacques le courage qu’il avaitperdu ; mais Jacques n’avait le cœur ni à boire ni àmanger : au moindre bruit, il frémissait de tous ses membres,et cependant, petit à petit, et tout en humant l’air, ils’apercevait que le danger s’était éloigné.

En ce moment, la porte se rouvrit, et Jacquesne fit qu’un bond des bras de Tony sur l’échelle double ;mais, au lieu des monstres qu’il attendait par cette porte, Jacquesvit paraître sa vieille amie la cuisinière ; cette vue luirendit un peu de sécurité. Je profitai de ce moment pour lui mettresous le nez une soucoupe pleine de vin de Bordeaux. Il la regardaun instant avec défiance, reporta les yeux sur moi pour s’assurerque c’était bien un ami qui lui présentait le breuvage tonique, ytrempa languissamment sa langue, la ramena dans sa bouche commepour me faire plaisir ; mais, s’étant aperçu, avec la finessede dégustation qui le caractérisait, que le liquide inconnu avaitun arôme des plus estimables, il y revint de lui-même ; à latroisième ou quatrième lapée, ses yeux se ranimèrent, il fitentendre de petits grognements de plaisir qui indiquaient sonretour vers des sensations plus joyeuses ; enfin, la soucoupevide, il se redressa sur ses pieds de derrière, regarda autour delui pour voir où était la bouteille, l’aperçut sur une table,s’élança près d’elle avec une légèreté qui prouvait que ses musclescommençaient à reprendre leur élasticité première, et, se dressantdevant la bouteille qu’il prit comme un joueur de clarinette prendson instrument, il introduisit sa langue dans le goulot.Malheureusement, elle se trouva de quelques pouces trop courte pourlui rendre le service qu’il attendait d’elle ; alors Tony eutpitié de Jacques et lui versa une seconde soucoupe de vin.

Cette fois, Jacques ne se fit pas prier ;il y porta au contraire si vivement les lèvres, qu’il en avalad’abord autant par le nez que par la bouche, et qu’il fut obligé des’arrêter pour éternuer. Mais cette interruption fut rapide commela pensée. Jacques se remit immédiatement à l’œuvre, et, au boutd’un instant, la soucoupe était nette comme si on l’eût essuyéeavec une serviette ; Jacques, en échange, commençait à êtresingulièrement aviné ; toute trace de frayeur avait disparupour faire place à un air crâne et vainqueur : il regarda denouveau la bouteille, que Tony avait changée de place et qui setrouvait sur un autre meuble, voulut faire quelques pas debout pouraller à elle ; mais, presque aussitôt, sentant qu’il y avaitplus de sécurité pour lui en doublant ses points d’appui, il seremit à quatre pattes et s’achemina, avec la fixité de l’ivressenaissante, vers le but qu’il se proposait ; il avait parcourudéjà les deux tiers, à peu près, de l’espace qui séparait son pointde départ de la bouteille, lorsque, sur la route, il rencontra saqueue.

Ce spectacle le tira momentanément de sapréoccupation. Il s’arrêta devant elle pour la regarder, agita lebout de fouet qui lui restait ; et, après quelques secondesd’immobilité, il en fit le tour pour l’examiner plus endétail ; l’examen fini, il la ramassa négligemment, la tournaet retourna entre ses mains comme une chose qui lui inspirait uneassez médiocre curiosité, la flaira une dernière fois, y goûta dubout des dents, et, la trouvant d’un goût assez insipide, il lalaissa tomber avec un profond dédain, et reprit sa route vers labouteille.

C’est le plus beau trait d’ivrognerie quej’aie vu faire de ma vie, et je le livre à l’admiration desamateurs.

Jamais, depuis, Jacques ne reparla de saqueue ; mais il ne se passa point un jour qu’il ne demandât sabouteille. De sorte qu’aujourd’hui, ce dernier héros de notrehistoire est non seulement affaibli par l’âge, mais encore abrutipar la boisson.

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