Le Capitaine Pamphile

Chapitre 16Comment le capitaine Pamphile proposa un prix de deux mille francset la croix de la Légion d’honneur, afin de savoir si le nom deJeanne d’Arc s’écrivait par un Q ou par un K.

Pour peu que nos lecteurs n’aient pas perdu,par suite du vif intérêt qu’ils ont dû prendre à la mort de JacquesIer, la mémoire des événements antérieurs à ceux quenous venons de raconter, ils se rappelleront sans doute qu’enrevenant de son onzième voyage dans l’Inde après avoir fait sonchargement de thé, d’épices et d’indigo aux dépens du capitaineKao-Kiou-Koan, et avoir acheté un perroquet aux îles Rodrigue, lerespectable marin dont nous décrivons la véridique histoire avaitsuccessivement relâché dans la baie d’Algoa et à l’embouchure de larivière orange.

Sur chacune de ces deux côtes, il avait, on sele rappelle encore, fait marché, d’abord avec un chef cafre nomméOutavaro, et ensuite avec un chef namaquois nommé Outavari, pourquatre mille défenses d’éléphant. Or, c’était, comme nous l’avonsdit, pour donner le temps à ses deux estimables commanditaires dese mettre en mesure de faire honneur à leur engagement, que lecapitaine avait tenté cette fameuse spéculation de la pêche à lamorue pendant laquelle il avait été soumis à de si terriblestribulations, et qui cependant s’était terminée à sa plus grandegloire, grâce à son courage et à sa présence d’esprit, secondé parle dévouement de Double-Bouche, qui avait été, à cette occasion,comme on se le rappelle, élevé au grade éminent de maître coq dubrick de commerce la Roxelane.

Aussi, le premier soin du capitaine Pamphile,après s’être défait avantageusement de sa morue au Havre et de sesoursons à Paris, avait-il été de recommencer ses apprêts pour untreizième voyage qui lui présentait des chances non moins sûres queles douze premiers. En conséquence, fidèle à ses antécédents dontil avait pu apprécier les bons résultats, il avait pris la voitured’Orléans, rue de Grenelle-Saint-Honoré, était descendu à l’hôteldu Commerce, et, aux questions habituelles de l’aubergiste, ilavait répondu qu’il était un membre de l’Institut, section dessciences historiques, et qu’il venait dans le chef-lieu dudépartement du Loiret faire des recherches sur la véritableorthographe du nom de Jeanne d’Arc, que les uns écrivent par un Qet les autres par un K, sans compter ceux qui, comme moi,l’écrivent avec un C.

Dans un moment où tous les esprits graves sonttournés vers les études historiques, un semblable prétexte devaitparaître parfaitement plausible aux habitants d’Orléans, ladiscussion était assez importante, en effet, pour que l’Académiedes inscriptions et belles-lettres s’en occupât sérieusement, etenvoyât un de ses membres les plus distingués pour approfondircette importante question ; en conséquence, le jour même deson arrivée, l’illustre voyageur fut présenté par son hôte à unmembre du conseil municipal, qui le présenta le lendemain àl’adjoint, qui le présenta le surlendemain au maire, lequel, avantla fin de la semaine, le présenta à son tour au préfet ;celui-ci, flatté de l’honneur que recevait en sa personne la villetout entière, invita le capitaine à dîner afin d’arriver plus viteet plus sûrement à la solution de ce grand problème, avec ledernier descendant de Bertrand de Pelonge, lequel, comme chacunsait, conduisit Jeanne la Pucelle de Domrémy à Chinon, et de Chinonà Orléans, où, ayant pris femme, sa race s’était perpétuée jusqu’ànos jours, et brillait de toute sa splendeur en la personne deM. Ignace Nicolas Pelonge, liquoriste en gros, place duMartroy, sergent-major de la garde nationale et membrecorrespondant des académies de Carcassonne et deQuimper-Corentin ; quant à la suppression du « de »qui, comme Cassius et Brutus, brille par son absence, c’était unsacrifice que M. de Pelonge père avait fait à la cause dupeuple pendant la fameuse nuit où M. de Montmorency brûlases lettres de noblesse, et où M. de la Fayette renonça àson titre de marquis.

Le hasard servait le digne capitaine au delàde ses souhaits : ce qu’il estimait, comme on peut bien lepenser, dans le citoyen Ignace Nicolas Pelonge, sergent-major de lagarde nationale et liquoriste en gros, c’était, non pasl’illustration qu’il tenait de ses ancêtres, mais celle qu’ils’était acquise par lui-même : le citoyen Ignace NicolasPelonge étant connu pour faire, non seulement en France, maisencore à l’étranger, des envois considérables de vinaigres etd’eau-de-vie. Or, on sait le besoin qu’éprouvait le capitainePamphile d’une partie assez considérable d’alcool, engagé qu’ilétait, avec Outavari et Outavaro, à leur en livrer, à l’un quinzecents, et à l’autre deux mille cinq cents bouteilles en échanged’un nombre égal de défenses d’éléphant ; aussi accepta-t-ilavec reconnaissance l’invitation que lui faisait M. lepréfet.

Le dîner fut véritablement académique. Lesconvives, qui savaient à quel homme ils avaient affaire, étaientarrivés avec tous les trésors de l’érudition locale, et chacunpossédait une telle masse de preuves irrécusables en faveur de sonopinion, que, lorsque arriva le dessert, les uns ayant pris partipour Guillaume le Cruel, et les autres pour Pierre de Fenin, onallait se jeter les assiettes du gouvernement à la tête, si lecapitaine Pamphile n’avait concilié toutes les opinions, eninvitant leurs représentants à envoyer chacun un mémoire àl’Institut, promettant de faire distraire deux mille francs du prixMotyon, et une croix d’honneur de la distribution des 27, 28 et 29juillet, pour les accorder à celui dont l’opinion prévaudrait.

Cette offre fut accueillie avec enthousiasme,et le préfet, se levant, proposa un toast en l’honneur du corpsrespectable qui faisait à la ville d’Orléans cette grâce, de luienvoyer un de ses membres les plus distingués pour puiser auxsources locales un des rayons de cette lumière dont le soleilparisien éclaire le monde.

Le capitaine Pamphile se leva, les larmes auxyeux, et, d’une voix qui trahissait son émotion, répondit, au nomdu corps dont il faisait partie, que, si Paris était le soleil dela science, Orléans, grâce aux renseignements qui venaient de luiêtre donnés et qu’il s’empresserait de transmettre à ses illustrescollègues, ne pouvait manquer avant peu d’en être déclaré la lune.Les convives jurèrent en chœur que c’était là toute leur ambition,et que le jour où cette ambition serait comblée, le département duLoiret serait le département le plus fier des quatre-vingt-sixdépartements ; sur quoi, le préfet mit la main sur sapoitrine, dit à ses convives qu’il les portait tous dans son cœur,et les invita à passer au salon pour prendre le café.

C’était le moment que chacun attendait pourséduire le capitaine Pamphile ; on n’ignorait pas l’influencequ’un membre si distingué, et qui avait fait preuve, pendant ledîner, d’une si vaste érudition, devait avoir sur les décisions deses collègues ; d’ailleurs, il avait adroitement insinué qu’ilserait probablement nommé rapporteur de la commission, et, à cetitre, sa voix était d’un grand poids ; aussi, son voisin dedroite, au lieu de le laisser continuer sa route vers la porte dusalon, l’attira-t-il dans le premier angle de la salle à manger,et, là, il lui demanda comment il avait trouvé le raisin sec. Lecapitaine, qui n’avait rien contre cet estimable fruit, en fit leplus grand éloge ; en raison de quoi, le voisin de droite luiprit la main, la lui serra en signe d’intelligence et lui demandason adresse. Le digne savant répondit que son domicile scientifiqueétait à l’Institut, mais que sa résidence réelle était au Havre, oùil l’avait transportée pour être plus à même de faire desobservations sur le départ et le retour des marées, et qu’onpouvait lui faire en ce port tous les envois possibles, à l’adressedu capitaine Pamphile, son frère, commandant le brick de commercela Roxelane.

Même chose arriva pour le voisin de gauche,qui guettait le moment où le rapporteur de la commission seraitlibre ; celui-là était un confiseur fort estimable, lequels’informa avec le même intérêt qu’avait fait son voisin l’épicier,du goût qu’avait le capitaine Pamphile pour les sucreries et lesconfitures. Le capitaine répondit qu’il était généralement reconnuque l’Académie était un corps très friand, et qu’en preuve de cequ’il avançait, il voulait bien lui avouer que cette honorableassemblée, qui se rassemblait tous les jeudis sous le prétexteostensible de discuter des questions de science ou de littératuren’avait d’autre but dans ces réunions à huis clos que de s’assurer,en mangeant de la conserve de rose et en buvant du sirop degroseille, des progrès que faisait l’art des Millelot et desTanrade, que, depuis quelque temps, au reste, elle s’était aperçuede l’abus de la centralisation, sous le rapport de la confiserie,et que les pâtes d’Auvergne et le nougat de Marseille avaient étéreconnus dignes des encouragements académiques ; quant à lui,il était heureux d’avoir appris par expérience que les confituresd’Orléans, dont il n’avait jamais entendu parler jusqu’à ce jour,ne le cédaient en rien à celles de Bar et de Châlons : c’étaitune découverte dont il ne manquerait pas de faire part à l’Académiedans une de ses plus prochaines séances. Le voisin de gauche serrala main du capitaine Pamphile et lui demanda son adresse, et lecapitaine Pamphile, lui ayant fait la même réponse qu’au voisin dedroite, se trouva libre enfin d’entrer dans le salon, où le préfetl’attendait pour prendre le café.

Quoique le capitaine fût un digne appréciateurde la fève d’Arabie, et que celle dont il savourait la flammeliquide lui parût venir directement de Moka, il réserva tous seséloges pour le petit verre d’eau-de-vie qui l’accompagnait et qu’ilcompara au meilleur cognac qu’il eût jamais dégusté. À cet éloge,le descendant de Bertrand de Pelonge s’inclina : c’était lefournisseur ordinaire de la préfecture, et la flèche de laflatterie, décochée par le capitaine Pamphile, était allée frapperen plein but.

Il s’ensuivit une longue conférence, entre lecitoyen Ignace Nicolas Pelonge et le capitaine Amable DésiréPamphile, dans laquelle le liquoriste montra une grande habitudepratique et l’académicien une profonde connaissance de la théorie.Le résultat de cette conversation, dans laquelle la question desliquides avait été profondément débattue, fut que le capitainePamphile apprit ce qu’il voulait savoir, c’est-à-dire que lecitoyen Ignace Nicolas Pelonge était sur le point d’envoyercinquante pipes de cette même eau-de-vie, contenant cinq centsbouteilles, à la maison Jackson et Williams, de New-York, aveclaquelle il était en relation d’affaires, et que cet envoi,actuellement en charge sur le quai de l’Horloge, devait descendrela Loire jusqu’à Nantes, où il serait placé à bord du trois-mâts leZéphir, capitaine Malvilain, en partance pour l’Amérique duNord : le tout dans le délai de quinze à vingt jours.

Il n’y avait pas une minute à perdre, si lecapitaine Pamphile voulait arriver en temps opportun. Aussiprit-il, le même soir, congé des autorités d’Orléans, sous leprétexte que la lucidité des éclaircissements qu’il avait acquisrendait inutile un plus long séjour dans la capitale du départementdu Loiret : il serra donc encore une fois la main à l’épicieret au confiseur, embrassa le liquoriste, et quitta la même nuitOrléans, laissant les esprits les plus prévenus contre l’Académieentièrement revenus sur le compte de cet estimable corps.

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