Le Capitaine Pamphile

Chapitre 14Comment Jacques Ier, n’ayant pu digérer l’épingle du papillon, futatteint d’une perforation de la péritonite.

« Les malheurs vont par troupe »,dit un proverbe russe qui mérite de devenir français tant il estjuste : quelques jours à peine s’étaient écoulés depuis lamort de Tom, que Jacques Ier donna des signesd’indisposition auxquels il n’y avait point à se tromper, et quialarmèrent toute la colonie, à l’exception de Gazelle, qui, retiréedans sa carapace les trois quarts de la journée, paraissait fortinsouciante à tout ce qui ne la touchait pas personnellement, etqui, d’ailleurs, nous le savons, n’était pas des plus intimes amiesde Jacques.

Les premiers symptômes de la maladie furentune somnolence continue, accompagnée de lourdeurs de tête ; endeux jours, l’appétit disparut entièrement et fit place à une soifqui devint de plus en plus ardente ; vers le troisième jour,les coliques légères qu’il avait éprouvées jusque-là prirent uneintensité si grande et amenèrent une douleur tellement permanente,qu’Alexandre Decamps monta en cabriolet et alla chercher le docteurThierry. Celui-ci reconnut à l’instant même la gravité de lamaladie, sans cependant pouvoir la caractériser positivement,flottant qu’il était entre une invagination d’entrailles, uneparalysie d’intestins, ou une inflammation de la péritonite. Entout cas, il pratiqua une saignée de deux palettes de sang, promitde revenir le même soir en pratiquer une seconde, et ordonna, dansl’intervalle qui devait s’écouler entre elles, l’application detrente sangsues sur la région abdominale ; de plus, Jacquesdevait être mis aux boissons délayantes et à tout ce que letraitement antiphlogistique peut offrir de plus énergique. Jacquesse prêta à tout avec une complaisance indiquant qu’il comprenaitlui-même la gravité de la maladie.

Le soir, lorsque le docteur revint, il trouvaque la maladie, loin de céder au traitement, avait fait de nouveauxprogrès ; il y avait augmentation de soif, inappétencecomplète, ballonnement du ventre et rougeur de la langue ; lepouls était petit, serré, concentré et fréquent, et les yeuxenfoncés dans leur orbite dénotaient la souffrance que le pauvreJacques éprouvait.

Thierry pratiqua une seconde saignée de deuxautres palettes, à laquelle Jacques se prêta avecrésignation ; car le matin, après pareille opération, ils’était senti momentanément soulagé. Le docteur ordonna decontinuer les boissons délayantes pendant toute la nuit ; onenvoya chercher une garde pour les lui administrer d’heure enheure ; bientôt vint une petite vieille qui avait l’air de lafemelle de Jacques, et qui demanda, en voyant le malade, uneaugmentation au salaire qu’on lui donnait ordinairement, sous levain prétexte qu’elle était habituée à soigner les hommes et nonpas les singes, et que, comme elle dérogeait, il fallaitl’indemniser de sa complaisance : cela s’arrangea comme avectout ce qui déroge, en payant le double.

La nuit fut mauvaise : Jacques empêcha lavieille de dormir, et la vieille battit Jacques ; le bruit dela lutte parvint jusqu’à Alexandre, qui se leva et entra dans lachambre du malade. Jacques, exaspéré de la conduite déloyale de lavieille à son égard, avait rappelé toutes ses forces, et, au momentoù elle se baissait vers lui pour le frapper, il lui avait arrachéson bonnet et le mettait en morceaux.

Alexandre arrivait à temps pour mettre leholà ; la vieille exposa ses raisons, Jacques mima lessiennes ; Alexandre comprit que les torts étaient du côté dela vieille ; elle voulut se défendre, mais la bouteillepresque pleine, quoique la nuit fût aux deux tiers écoulée, emportasa condamnation.

La vieille fut payée et renvoyée malgrél’heure indue, et Alexandre, à la grande joie de Jacques, continuaauprès du lit la veille commencée par la sorcière infâme qu’ilvenait de renvoyer. Alors à l’énergie qu’avait un instant déployéele malade, succéda une prostration complète. Jacques retomba commeexpirant. Alexandre crut que le moment fatal était arrivé ;mais, en se penchant vers Jacques, il vit que c’était del’accablement et non de l’agonie.

Vers les neuf heures du matin, Jacquestressaillit et se souleva sur sa couche, donnant quelques signes dejoie ; aussitôt on entendit des pas, et la sonnette futagitée ; à l’instant, Jacques tenta de se lever, mais ilretomba sans force ; aussitôt la porte s’ouvrit et Fau parut.Il avait été prévenu à l’instant même par le docteur Thierry de lamaladie de Jacques, et il venait faire une visite à son élève.

Ce fut un moment d’émotion pour Jacques,pendant lequel il parut oublier ses douleurs ; mais bientôt laforce morale céda aux accidents physiques ; des nauséesaffreuses se déclarèrent, qui furent, au bout d’une demi-heure,suivies de vomissements.

Le docteur arriva sur ces entrefaites :il trouva le malade couché sur le dos, ayant la langue blanchâtre,sèche et couverte d’un enduit muqueux. La respiration étaitfréquente et saccadée ; la scène entre Jacques et la vieilleavait fait faire des progrès effrayants à la maladie. Thierryécrivit aussitôt à un de ses confrères, le docteur Blasy, et fitporter la lettre par un rapin de Decamps. Une consultation étaitdevenue nécessaire : Thierry ne répondait pas du malade.

Vers midi, le docteur Blasy arriva ;Thierry l’introduisit près de Jacques, lui détailla les accidents,et lui exposa ses ordonnances. Le docteur Blasy reconnut la sagesseet l’aptitude du traitement ; puis, ayant examiné à son tourle malheureux Jacques, son avis, comme celui de Thierry, fut qu’ilétait atteint d’une paralysie d’intestins occasionnée par laquantité de blanc de plomb et de bleu de Prusse que Jacques avaitdévorée.

Le malade était si faible, que l’on n’osapoint pratiquer une nouvelle saignée, et que les hommes de lascience s’en remirent aux ressources de la nature. La journée sepassa ainsi, accidentée à tout moment par des crises ; lesoir, Thierry revint et n’eut besoin que de jeter un seul coupd’œil sur Jacques pour s’apercevoir que la maladie avait faitencore de nouveaux progrès. Il secoua tristement la tête, neprescrivit rien de nouveau, et dit que, si le malade manifestaitquelque caprice, on pouvait lui donner tout ce qu’ildemanderait : même chose arrive pour les condamnés, la veilledu jour où on les mène à la guillotine. Cette déclaration deThierry jeta tout le monde dans la consternation.

Le soir, Fau arriva, déclarant que personneautre que lui ne veillerait Jacques. En conséquence de la décisiondu docteur, il avait bourré ses poches de dragées, de pralines etd’amandes fraîches ; ne pouvant sauver Jacques, il voulait aumoins adoucir ses derniers moments.

Jacques le reçut avec une suprême expressionde joie : lorsqu’il le vit s’établir à la place où s’étaitassise la vieille, il comprit le dévouement de son maître, et l’enremercia par un petit grognement amical. Fau commença à lui donnerun verre de la potion commandée par Thierry ; Jacques,visiblement pour ne pas contrarier Fau, fit des efforts inouïs pourl’avaler ; mais presque aussitôt il la rendit avec des effortssi violents, que Fau crut qu’il allait lui passer entre lesbras ; cependant, au bout de quelques minutes, lescontractions de l’estomac cessèrent, et Jacques, quoiquetremblotant encore de tous ses membres, tant la crise avait étéforte, retrouva un instant non pas de repos, maisd’accablement.

Vers les deux heures du matin, les premiersaccidents cérébraux se manifestèrent ; ne sachant que donner àJacques pour le calmer, on lui présenta des pralines et desamandes : le malade reconnut aussitôt ces objets, qui tenaientun rang des plus distingués parmi ses souvenirs gastronomiques.Huit jours auparavant, il se serait fait fouetter et pendre pourdes pralines et des amandes. Mais la maladie est une durecorrection. Elle avait laissé à Jacques le désir et lui avaitenlevé la possibilité : Jacques choisit tristement lespralines qui contenaient des amandes et qui avaient le sucre enplus, et, ne pouvant avaler, il les fourra dans les poches que lanature lui avait octroyées de chaque côté de la mâchoire : desorte qu’au bout d’un instant ses joues s’abaissèrent sur sapoitrine, comme faisaient les favoris de Charlet avant qu’il ne leseût coupés.

Cependant, quoique Jacques ne pût, à son grandregret, avaler les pralines, il éprouva un certain plaisir dansl’opération intermédiaire qu’il venait d’accomplir : humectépar la salive, le sucre qui enveloppait les amandes fondaitdoucement, ce qui n’était pas sans douceur pour le moribond ;et, à mesure que le sucre fondait, le volume des provisionsdiminuait et laissa bientôt place dans les poches pour introduirede nouvelles pralines. Jacques étendit la main ; Fau compritJacques, lui présenta une pleine poignée de dragées parmilesquelles le malade choisit celles qu’il trouvait le plus à saconvenance, et les poches reprirent une rotondité tout à faitrespectable ; quant à Fau, il retrouva quelque espoir à cedésir, car, ayant vu les poches diminuer, il avait attribué à lamastication le phénomène de la fusion, et en avait auguré un mieuxsensible dans l’état du malade, qui mangeait maintenant et qui toutà l’heure ne pouvait même pas boire.

Malheureusement, Fau se trompait : versles sept heures du matin, les accidents cérébraux devinrenteffrayants ; c’est ce qu’avait prévu Thierry ; car,lorsqu’il entra, il ne s’informa point comment allait Jacques, maisdemanda si Jacques était mort. Sur la réponse négative, il parutfort étonné, et entra dans la chambre où étaient déjà réunis Fau,Jadin, Alexandre et Eugène Decamps : le malade était àl’agonie. Alors, ne pouvant plus rien pour le sauver, et voyant quedans les deux heures il aurait cessé d’exister, il envoya ledomestique chez Tony Johannot avec injonction de ramener JacquesII, afin que Jacques Ier mourant entre les bras d’unindividu de son espèce, pût au moins lui communiquer ses suprêmesvolontés et ses derniers désirs.

Le spectacle était déchirant ; tout lemonde aimait Jacques, qui, à part les défauts inhérents à sonespèce, était ce qu’on appelle entre garçons un bon vivant :il n’y avait que Gazelle qui, comme pour insulter au moribond,était passée de l’atelier dans la chambre, traînant une carottequ’elle se mit à manger sous une table avec une impassibilité quiindiquait un excellent estomac, mais un fort mauvais cœur ;Jacques la regarda plusieurs fois de côté avec une expression quipeut-être eut fait peu d’honneur à un chrétien, mais qui était toutà fait excusable chez un singe. Sur ces entrefaites, le domestiquerentra : il apportait Jacques II.

Jacques II n’était aucunement prévenu duspectacle qui l’attendait, de sorte que son premier mouvement futtout à la crainte. Cette couche mortuaire sur laquelle était étenduun de ses semblables, ces animaux d’une autre espèce que la siennequi entouraient le moribond, et dans lesquels il reconnut deshommes, c’est-à-dire une race habituée à persécuter la sienne, toutcela l’impressionna de telle façon, qu’il se mit à trembler de tousses membres.

Mais aussitôt Fau alla vers lui, une praline àla main ; Jacques II prit le bonbon, le tourna et le retournapour voir s’il n’y avait pas de surprise, le goûta du bout desdents, puis, convaincu par le témoignage de ses sens qu’on ne luivoulait aucun mal, revint peu à peu de son effroi.

Alors le domestique le déposa près de lacouche de son compatriote, qui, faisant un dernier effort, seretourna de son côté, la mort empreinte sur le visage. Jacques IIcomprit alors ou du moins parut comprendre la mission qu’il étaitappelé à remplir ; il s’approcha du moribond, que les pochesde ses bajoues pleines d’amandes rendaient méconnaissable ;puis enfin, lui prenant la patte et le plaignant doucement, ilparut l’inviter à lui confier ses dernières pensées. Le malade fitun effort visible pour rappeler toute son énergie, parvint à semettre sur son séant ; puis, marmottant dans sa languematernelle quelques paroles à l’oreille de son ami, il lui montraGazelle toujours impassible, avec un geste pareil à celui quefaisait, dans le beau drame d’Alfred de Vigny, la maréchale d’Ancremontrant à son fils, au moment de mourir, Albert de Luynes, lemeurtrier de son père. Jacques II fit un signe de tête, indiquantqu’il avait compris, et Jacques Ier retomba sansmouvement.

Dix minutes après, il porta les deux mains àsa tête, regarda encore une fois ceux qui l’entouraient, comme pourleur adresser un dernier adieu, se souleva par un effort suprême,jeta un cri et retomba entre les bras de Jacques II.

Jacques Ier était mort.

Il y eut parmi les assistants un instant destupeur profonde que parut d’abord partager Jacques II. Les yeuxfixes, il regardait son ami qui venait de trépasser, immobile commele cadavre lui-même ; puis, lorsque, après cinq minutesd’examen, il se fut bien assuré qu’il ne restait plus l’ombred’existence dans le corps qu’il avait sous les yeux, il porta lesdeux mains à la bouche du mort, la lui ouvrit en tirant lesmâchoires en sens inverse, introduisit sa main dans les bajoues, entira les amandes des pralines et les fourra immédiatement dans lessiennes ; ce que l’on avait pris pour le dévouement d’un amin’était rien autre chose que la cupidité d’un héritier !…

Fau arracha le cadavre de JacquesIer des bras de son indigne exécuteur testamentaire, etle remit à Thierry et à Jadin, qui le réclamaient, le premier aunom de la science, le second au nom de l’art : Thierry voulaitouvrir le corps pour voir de quelle maladie il était mort ;Jadin voulait mouler la tête afin de conserver son masque etd’enrichir la collection des masques célèbres : la prioritéfut accordée à Jadin, afin qu’il accomplit son opération avant quela mort eût altéré les traits du visage, puis il fut convenu qu’ilremettrait le cadavre à Thierry, qui procéderait à l’autopsie.

Comme l’opération du moulage donnait une bonneheure à Thierry, il en profita pour aller chercher Blasy, aveclequel il devait se rendre chez Fontaine, où le corps allait êtretransporté, et serait remis à la disposition des deux docteurs.

Ces dispositions prises, Jadin, Fau, Alexandreet Eugène Decamps montèrent aussitôt en fiacre pour se rendre chezFontaine, emportant Jacques Ier avec eux et laissantJacques II et Gazelle maîtres absolus de la maison.

L’opération, faite avec le plus grand soin,réussit à merveille, et l’empreinte fut prise avec une justesse quidonna au moins la consolation aux amis de Jacques de garder saressemblance.

Ils venaient de remplir cette triste etdernière fonction lorsque les deux docteurs entrèrent : l’artavait fait son œuvre, la science demandait à commencer la sienne.Jadin seul eut le courage de rester à cette secondeopération ; Fau, Alexandre et Eugène Decamps se retirèrent, nepouvant prendre sur eux d’assister à ce triste spectacle.

Autopsie faite, on trouva le péritoinefortement enflammé, présentant çà et là de légères taches blanches,puis épanchement d’un liquide séroso-sanguinolent ; tout celaétait l’effet et non la cause. Les deux docteurs poursuivirent doncleur investigation ; enfin, vers le milieu à peu près del’intestin grêle, ils découvrirent une légère ulcération livrantpassage à la pointe d’une épingle, dont la tête était restée cachéedans l’intestin ; ils se rappelèrent alors la fatalecirconstance du papillon, et tout leur fut expliqué. La mort étaitdonc inévitable, et les deux docteurs eurent la consolation de voirque, bien qu’ils eussent commis une légère erreur sur la cause dela maladie, celle de Jacques était mortelle, et que toutes lesressources de l’art ne pouvaient le sauver de l’accident causé parla gourmandise.

Quant à Fau, à Alexandre et à Eugène Decamps,ils remontaient fort tristes l’escalier du n° 109, lorsque, arrivésau second étage, ils commencèrent à sentir une odeur de frituresingulière ; à mesure qu’ils montaient, l’odeur devenait plusforte, et, parvenus au palier de leur appartement, ils s’aperçurentque cette exhalaison venait de chez eux : ils ouvrirent laporte avec empressement, car, n’ayant pas laissé la cuisinière aulogis, ils ne pouvaient se rendre compte de ces préparatifsculinaires ; l’odeur venait de l’atelier.

Ils y entrèrent vivement ; on entendaitfrire quelque chose dans le poêle et une grande fumée en sortait.Alexandre en ouvrit vivement la porte et trouva sur la tôle rougieGazelle retournée sur le dos, et cuisant à l’étouffée dans sacarapace.

La vengeance de Jacques Ier avaitété accomplie par Jacques II.

On lui pardonna en faveur de l’intention, eton le renvoya chez son maître.

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