Le Capitaine Pamphile

Chapitre 2Comment Jacques Ier voua une haine féroce à Tom, et cela à proposd’une carotte.

Mon entrée fit révolution.

Decamps leva les yeux de dessus ce merveilleuxpetit tableau des Chiens savants que vous connaissez tous,et qu’il achevait alors.

Tom se laissa tomber sur le nez la bûche aveclaquelle il jouait, et s’enfuit en grognant dans sa niche, bâtieentre les deux fenêtres.

Jacques Ier jeta vivement sonpinceau derrière lui et ramassa une paille qu’il porta innocemmentà sa bouche avec sa main droite, tandis qu’il se grattait la cuissede la main gauche et levait béatement les yeux au ciel.

Enfin, mademoiselle Camargo montalanguissamment un degré de son échelle ; ce qui, dans touteautre circonstance, aurait pu être considéré comme un signe depluie.

Et moi, je posai Gazelle à la porte de lachambre, sur le seuil de laquelle je m’étais arrêté endisant :

– Cher ami, voilà la bête. Vous voyez que jesuis de parole.

Gazelle n’était pas dans un momentheureux : le mouvement du cabriolet l’avait tellementdésorientée, que, pour rassembler probablement toutes ses idées etréfléchir à sa situation le long de la route, elle avait rentrétoute sa personne sous sa carapace ; ce que je posais parterre avait donc l’air tout bonnement d’une écaille vide.

Néanmoins, lorsque Gazelle sentit, par lareprise de son centre de gravité, qu’elle adhérait à un terrainsolide, elle se hasarda de montrer son nez à l’ouverture supérieurede son écaille ; pour plus de sûreté, cependant, cette partiede sa personne était prudemment accompagnée de ses deux pattes dedevant ; en même temps, et comme si tous les membres eussentunanimement obéi à l’élasticité d’un ressort intérieur, les deuxpattes de derrière et la queue parurent à l’extrémité inférieure dela carapace. Cinq minutes après, Gazelle avait mis toutes voilesdehors.

Elle resta cependant encore un instant enpanne, branlant la tête à droite et à gauche comme pours’orienter ; puis tout à coup ses yeux devinrent fixes, etelle s’avança, aussi rapidement que si elle eût disputé le prix dela course au lièvre de la Fontaine, vers une carotte gisant auxpieds de la chaise qui servait de piédestal à JacquesIer.

Celui-ci regarda d’abord avec assezd’indifférence la nouvelle arrivée s’avancer de son côté ;mais, dès qu’il s’aperçut du but qu’elle paraissait se proposer, ildonna des signes d’une inquiétude réelle, qu’il manifesta par ungrognement sourd, qui dégénéra, au fur et à mesure qu’elle gagnaitdu terrain, en cris aigus interrompus par des craquements de dents.Enfin, lorsqu’elle ne fut plus qu’à un pied de distance du précieuxlégume, l’agitation de Jacques prit tout le caractère d’undésespoir réel ; il saisit, d’une main, le dossier de sonsiège, et, de l’autre, la traverse recouverte de paille, et,probablement dans l’espoir d’effrayer la bête parasite qui venaitlui rogner son dîner, il secoua la chaise de toute la force de sespoignets, jetant ses deux pieds en arrière comme un cheval qui rue,et accompagnant ses évolutions de tous les gestes et de toutes lesgrimaces qu’il croyait capables de démonter l’impassibilitéautomatique de son ennemi. Mais tout était inutile ; Gazellen’en faisait pas pour cela un pas moins vite que l’autre. JacquesIer ne savait plus à quel saint se vouer.

Heureusement pour Jacques qu’il lui arriva, ence moment, un secours inattendu. Tom, qui s’était retiré dans saloge à mon arrivée, avait fini par se familiariser avec maprésence, et prêtait, comme nous tous, une certaine attention à lascène qui se passait ; étonné d’abord de voir se remuer cetanimal inconnu, devenu, grâce à moi, commensal de son logis, ill’avait suivi dans sa course vers la carotte avec une curiositécroissante. Or, comme Tom ne méprisait pas non plus les carottes,lorsqu’il vit Gazelle près d’atteindre le précieux légume, il fittrois pas en trottant et, levant sa grosse patte, il la posalourdement sur le dos de la pauvre bête, qui, frappant la terre duplat de son écaille, rentra incontinent dans sa carapace et restaimmobile à deux pouces de distance du comestible qui mettait en cemoment en jeu une triple ambition. Tom parut fort étonné de voirdisparaître, comme par enchantement, tête, pattes et queue. Ilapprocha son nez de la carapace, souffla bruyamment dans lesouvertures ; enfin, et comme pour se rendre plus parfaitementcompte de la singulière organisation de l’objet qu’il avait sousles yeux, il le prit, le tournant et le retournant entre ses deuxpattes ; puis, comme convaincu qu’il s’était trompé enconcevant l’absurde idée qu’une pareille chose fût douée de la vieet pût marcher, il la laissa négligemment retomber, prit la carotteentre ses dents, et se mit en devoir de regagner sa niche.

Ce n’était point là l’affaire deJacques : il n’avait pas compté que le service que lui rendaitson ami Tom serait gâté par un pareil trait d’égoïsme ; mais,comme il n’avait pas pour son camarade le même respect que pourl’étrangère, il sauta vivement de la chaise où il était prudemmentresté pendant la scène que nous venons de décrire, et, saisissantd’une main, par sa chevelure verte, la carotte que Tom tenait parla racine, il se raidit de toutes ses forces, grimaçant, jurant,claquant des dents, tandis que, de la patte qui lui restait libre,il allongeait force soufflets sur le nez de son pacifiqueantagoniste, qui, sans riposter, mais aussi sans lâcher l’objet enlitige, se contentait de coucher ses oreilles sur son cou, defermer ses petits yeux noirs chaque fois que la main agile deJacques se mettait en contact avec sa grosse figure ; enfin lavictoire resta, comme la chose arrive ordinairement, non pas auplus fort, mais au plus effronté. Tom desserra les dents, etJacques, possesseur de la bienheureuse carotte, s’élança sur uneéchelle, emportant le prix du combat, qu’il alla cacher derrière unplâtre de Malagutti, sur un rayon fixé à six pieds de terre ;cette opération finie, il descendit plus tranquillement, certainqu’il n’y avait ni ours ni tortue capables de l’aller dénicherlà.

Arrivé au dernier échelon, et lorsqu’il s’agitde remettre pied à terre, il s’arrêta prudemment, et, jetant lesyeux sur Gazelle, qu’il avait oubliée dans la chaleur de sa disputeavec Tom, il s’aperçut qu’elle se trouvait dans une position quin’était rien moins qu’offensive.

En effet, Tom, au lieu de la replacer avecsoin dans la situation où il l’avait prise, l’avait, comme nousl’avons dit, négligemment laissée tomber à tout hasard, de sortequ’en reprenant ses sens, la malheureuse bête, au lieu de seretrouver dans sa situation normale, c’est-à-dire sur le ventre,s’était retrouvée sur le dos, position, comme chacun le sait,antipathique au suprême degré à tout individu faisant partie de larace des chéloniens.

Il fut facile de voir à l’expression deconfiance avec laquelle Jacques s’approcha de Gazelle, qu’il avaitjugé au premier abord que son accident la mettait hors d’état defaire aucune défense. Cependant, arrivé à un demi-pied dumonstrum horrendum, il s’arrêta un instant, regarda dansl’ouverture tournée de son côté, et se mit, sous un air denégligence apparente, à en faire le tour avec précaution,l’examinant à peu près comme un général fait d’une ville qu’il veutassiéger. Cette reconnaissance achevée, il allongea la maindoucement, toucha du bout du doigt l’extrémité de l’écaille ;puis aussitôt, se rejetant lestement en arrière, il se mit, sansperdre de vue l’objet qui le préoccupait, à danser joyeusement surses pieds et ses mains, accompagnant ce mouvement d’une espèce dechant de victoire qui lui était habituel toutes les fois que, parune difficulté vaincue ou un péril affronté, il croyait avoir à seféliciter de son habileté ou de son courage.

Cependant cette danse et ce chants’interrompirent soudainement ; une idée nouvelle traversa lecerveau de Jacques, et parut absorber toutes ses facultéspensantes. Il regarda attentivement la tortue, à laquelle sa main,en la touchant, avait imprimé un mouvement d’oscillation querendait plus prolongé la forme sphérique de son écaille, s’enapprocha, marchant de côté comme un crabe ; puis, arrivé prèsd’elle, se leva sur ses pieds de derrière, l’enjamba comme fait uncavalier de son cheval, la regarda un instant se mouvoir entre sesdeux jambes ; enfin, complètement rassuré, à ce qu’il paraît,par l’examen approfondi qu’il venait d’en faire, il s’assit sur cesiège mobile, et lui imprimant, sans cependant que ses piedsquittassent la terre, un mouvement rapide d’oscillation, il sebalança joyeusement, se grattant le côté et clignant les yeux,gestes qui, pour ceux qui le connaissent, étaient l’expressiond’une joie indéfinissable.

Tout à coup Jacques poussa un cri perçant, fitun bond perpendiculaire de trois pieds, retomba sur les reins, ets’élançant sur son échelle, alla se réfugier derrière la tête deMalagutti. Cette révolution était causée par Gazelle, qui, fatiguéed’un jeu dans lequel le plaisir n’était évidemment pas pour elle,avait enfin donné signe de vie en éraflant de ses pattes froides etaiguës les cuisses pelées de Jacques Ier, qui futd’autant plus bouleversé de cette agression, qu’il ne s’attendait àrien moins qu’une attaque de ce côté.

En ce moment, un acheteur entra, et Decamps mefit signe qu’il désirait rester seul. Je pris mon chapeau et macanne, et m’éloignai.

J’étais sur le palier, lorsque Decamps merappela.

– À propos, me dit-il, venez donc demainpasser la soirée avec nous.

– Que faites-vous donc demain ?

– Nous avons souper et lecture.

– Bah !

– Oui, mademoiselle Camargo doit manger uncent de mouches, et Jadin lire un manuscrit.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer