Le Magasin d’antiquités – Tome I

Chapitre 12

 

Enfin tout danger avait cessé dans l’état dumalade ; il entra en convalescence. L’intelligence lui revintlentement, par degrés presque insensibles ; mais son espritdemeurait faible et s’acquittait péniblement de ses fonctions. Levieillard paraissait avoir recouvré le calme, la paixintérieure ; souvent il restait longtemps assis, dansl’attitude d’une méditation qui n’avait plus rien de sombre, dedésespéré. Un rien suffisait pour l’amuser ; par exemple, unrayon de soleil se jouant sur le mur ou le plancher. Il ne seplaignait plus, ni de la longueur des jours, ni de l’ennui pesantdes nuits : il semblait plutôt avoir perdu le sentiment de ladurée du temps et être devenu étranger à tout souci, à touteinquiétude. Il passait des heures entières assis et tenant dans samain la petite main de Nell, jouant avec les doigts del’enfant ; puis, il s’interrompait pour caresser les cheveuxet embrasser le front de sa jeune compagne ; et, quand parfoisil voyait briller des larmes dans les yeux de sa Nelly, toutétonné, il regardait autour de lui pour découvrir la cause de cechagrin, puis oubliait son propre étonnement au moment même où ilcherchait à se l’expliquer.

L’enfant et le vieillard firent quelquessorties en voiture : le vieillard, appuyé sur des oreillers,et l’enfant à côté de lui, tous deux se tenant par la main, commed’habitude. D’abord, le bruit et le mouvement des rues causèrent unpeu de fatigue au convalescent ; mais il n’y avait en lui nisurprise ni curiosité, ni plaisir ni impatience. Et comme Nelly luidemandait s’il se rappelait ceci ou cela : « Ohoui ! disait-il ; très-bien ! Commentdonc ! » Parfois il tournait la tête, regardait vivementavec surprise et tendait le cou en désignant une personne dans lafoule jusqu’à ce que ce passant eût disparu. Interrogé ensuite surle motif de ce mouvement, il ne trouvait pas un mot à répondre.

Un jour, il était assis dans son fauteuil,ayant Nell auprès de lui sur un tabouret, lorsqu’à travers la portequelqu’un demanda : « Puis-je entrer ?

– Oui, » répondit le vieillard sans lamoindre émotion. C’était Quilp ; le vieillard avait reconnu savoix.

Quilp était devenu le maître de céans. Ilavait le droit d’entrer, il entra.

« Je suis satisfait de vous voir enfinguéri, voisin, dit le nain allant s’asseoir en face du vieillard.Vous voilà fort, maintenant.

– Oui, répondit le vieillard d’une voixfaible, oui.

– Je ne veux pas vous presser, voisin… Voussavez ? dit le nain élevant la voix, car les sens chez levieillard étaient plus émoussés qu’autrefois. Mais le plus tôt quevous pourrez faire vos petites dispositions de départ sera lemieux.

– Sans doute…, dit le vieillard ; ce serale mieux pour tout le monde.

– Vous voyez, poursuivit Quilp après un momentde silence, les meubles une fois enlevés, la maison sera incommode,et, de fait, inhabitable.

– C’est vrai. Et la pauvre Nelly, donc,qu’est-ce qu’elle deviendrait ?

– Justement ! cria le nain en secouant latête ; on ne pouvait mieux dire. Alors, voisin, vous yréfléchirez, n’est-ce pas ?

– Certainement oui. Nous ne pouvons pas resterici.

– C’est ce que je supposais, répliqua le nain.J’ai vendu les meubles. Ils n’ont pas tout à fait rendu autantqu’il l’eût fallu, mais enfin, pas mal, pas mal. C’est aujourd’huimardi. Quand ferons-nous enlever ces meubles ?

– Rien ne presse…

– Voulez-vous que ce soit cetteaprès-midi ?

– Vendredi matin, plutôt.

– Très-bien, dit le nain ; c’estconvenu ; mais qu’il soit entendu, voisin, que je ne puis,sous aucun prétexte, dépasser cette limite.

– Bien, répondit le vieillard. Je m’ensouviendrai. »

M. Quilp parut abasourdi de larésignation étrange avec laquelle le vieillard avait parlé ;mais comme celui-ci inclinait la tête en répétant :« Vendredi matin. Je m’en souviendrai, » le nain,comprenant qu’il n’avait plus aucun prétexte plausible pourprolonger l’entretien, prit amicalement congé avec forceprotestations de bon vouloir, et force compliments à son vieil amisur son retour merveilleux à la santé. Puis il descendit conter àM. Brass comment il avait su arranger l’affaire.

Toute cette journée et tout le lendemain, levieillard demeura dans le même état moral. Il parcourait de haut enbas la maison, visitant tour à tour les diverses chambres, commes’il éprouvait un vague désir de leur dire adieu ; mais il nefit aucune allusion directe ou indirecte à la visite qu’il avaitreçue le matin, ainsi qu’à la nécessité où il était de chercher unautre logis. Il avait bien une idée confuse que son enfant étaitaffligée et menacée d’être réduite au dénûment : car plusieursfois il la pressa contre son sein et l’invita à se rassurer, en luidisant qu’ils ne seraient point séparés l’un de l’autre. Mais ilsemblait incapable de juger clairement de leur positionréelle : c’était toujours cette créature insouciante, presqueinsensible, chez qui la souffrance du corps et de l’âme n’avaitplus laissé de ressort On appelle cet état l’état d’enfance. Maisil est à l’enfance ce que la mort est au sommeil, une contrefaçongrossière, une abominable moquerie. Trouvez-vous dans les yeuxternes de l’homme qui radote ce vif éclat et cette vie del’enfance, cette gaieté qui n’a pas subi de frein, cette franchiseque rien n’a refroidie, cette espérance que la réalité n’a pointflétrie, ces joies qui passent en fleurissant ? De même aussi,dans les lignes rigides de la mort, aux yeux caves et ternes,trouvez-vous la beauté calme du sommeil, qui exprime le repos pourles heures écoulées, et la douce et tendre espérance pour cellesqui vont suivre ? Placez la mort et le sommeil l’un à côté del’autre, et voyez si vous pourrez leur trouver quelque affinité.Mettez ensemble l’enfant et l’homme tombé en enfance, et vousrougirez de la sotte folie qui diffame notre premier état debonheur en osant donner son nom à une image si laide et sidifforme.

Le mercredi arriva. Pas de changement chez levieillard. Cependant le soir même, tandis qu’il était assis ensilence auprès de son enfant, il se passa en lui quelque chose denouveau.

Dans une petite cour sombre, au-dessous de lafenêtre, il y avait un arbre, assez vert et assez touffu pour lelieu où il avait grandi. L’air passait à travers ses feuilles quijetaient une ombre mouvante sur la blanche muraille. Le vieillardresta à contempler l’ombre qui se jouait ainsi sur ce pointlumineux ; il demeura à la même place jusqu’au coucher dusoleil, et même après que la nuit fut venue et que la lune eutcommencé à se lever doucement.

Pour un homme qui avait été si longtemps clouésur un lit de souffrances, ces quelques feuilles vertes et cettelumière paisible, bien que gâtées par le voisinage des cheminées etdes toits, étaient encore agréables à contempler, elles pouvaientfaire rêver à des campagnes lointaines, asile du repos et de lapaix. L’enfant vit bien plus d’une fois, sans rien dire, que songrand-père était ému. Mais à la fin, le vieillard se mit à verserdes larmes, et la vue de ces larmes soulagea le cœur malade deNelly ; puis, il parut vouloir se jeter aux pieds de sapetite-fille et la supplia de lui pardonner.

« Vous pardonner quoi ?… dit Nellyqui le retint vivement Oh ! grand-papa, qu’ai-je à vouspardonner, moi ?

– Tout ce qui a eu lieu, tout ce qui t’estarrivé à toi, Nell tout ce qui s’est accompli pendant ce malheureuxrêve !

– Ne dites pas cela, je vous en prie. Parlonsd’autre chose.

– Oui, oui, dit-il, parlons d’autre chose…Parlons de ce dont nous parlions il y a longtemps, il y a des mois…Étaient-ce des mois, des semaines ou des jours, dis-moi,Nell ?

– Je ne vous comprends pas.

– Cela m’est revenu aujourd’hui… Cela m’estrevenu depuis que nous sommes assis à cette place Je te remercie,ma Nell !…

– De quoi, mon cher grand-papa ?

– De ce que tu as dit d’abord que nousdeviendrions mendiants. Parlons bas. Attention ! car si lesgens d’en bas connaissaient notre projet, ils crieraient que jesuis fou et ils te sépareraient de moi. Ne restons pas ici un jourde plus. Allons loin d’ici, loin d’ici !

– Oui, allons ! dit l’enfant avecchaleur. Quittons cette maison, pour n’y plus revenir et pour n’yplus penser. Errons nu-pieds à travers le monde plutôt que dedemeurer ici.

– Mon enfant, dit le vieillard, nous irons àpied à travers champs et bois, le long des rivières, nous confiantà la garde de Dieu dans les lieux où il règne. Il vaut mieux, lanuit, coucher sur la terre, en face du ciel ouvert, que là où noussommes, et contempler l’immensité radieuse de l’horizon, que devivre dans des chambres étroites, toujours pleines de soucis et detristes rêves. O ma Nell ! nous serons unis et heureux encore,et nous apprendrons à oublier le passé comme s’il n’avait jamaisexisté.

– Nous serons heureux ! s’écria l’enfant.Nous ne serons plus ici !

– Non, nous n’y serons plus jamais,jamais ; c’est la vérité. Partons furtivement demain matin, debonne heure, et bien doucement, afin de n’être ni vus nientendus ; qu’aucun indice ne puisse les mettre sur notretrace. Pauvre Nell ! ta joue est pâle, tes yeux sont humidesde larmes et gros de sommeil, car tu veilles et tu pleures pourmoi, je le sais, pour moi. Mais tu seras heureuse encore, joyeuseencore, quand nous serons loin d’ici. Demain matin, ma chérie nousnous détournerons de ce lieu de chagrins, et nous serons heureux etlibres comme l’oiseau ! »

Le vieillard alors appuya ses mains sur latête de l’enfant, et en quelques mots saccadés, il dit qu’à partirde ce jour ils erreraient tous deux, çà et là, et ne sequitteraient jamais, jusqu’à ce que la mort, en prenant l’un oul’autre, eût rompu leur alliance.

Le cœur de l’enfant battait fortement d’espoiret de confiance. Elle ne songeait ni à la faim ni à la soif, ni aufroid ni à aucune autre souffrance. Dans ce qui lui arrivait, ellene voyait qu’un moyen de revenir aux plaisirs simples dont ilsavaient joui autrefois, d’échapper aux méchantes gens qui l’avaiententourée dans les derniers temps d’épreuve ; enfin, que leretour du vieillard à la santé, à la paix, à une vie paisible etheureuse. Le soleil, les flots, les prés et les belles journéesd’été brillaient à ses yeux, et il n’y avait pas une ombre dans cetableau éclatant.

Tandis que le vieillard goûtait dans son litun bon sommeil de quelques heures, Nelly s’occupait activement despréparatifs de leur fuite. Elle n’avait à emporter pour elle etpour son grand-père qu’un petit nombre d’objets d’habillementdélabrés, comme l’était leur fortune ; et de plus, elle mit decôté un bâton sur lequel le vieillard devait appuyer ses faiblespas. Mais sa tâche n’était pas finie ; il lui restait àvisiter les pauvres chambres pour la dernière fois.

Qu’il y avait loin de cette séparation à cequ’elle avait pu prévoir, à tout ce qu’elle avait pu jamais sefigurer ! Aurait-elle pensé qu’elle dirait une sorte d’adieutriomphant à cette maison, quand le souvenir de tant d’heuresqu’elle y avait passées s’élevait dans son cœur ému et luireprésentait son désir comme une espèce d’impiété, quelquesolitaires et tristes qu’eussent été pour elle la plupart de cesheures !

Elle s’assit près de la fenêtre où elle étaitvenue si souvent à la fin du jour, par des soirées bien autrementsombres que celle-ci. Là, toutes les pensées d’espérance etd’amour, qui, en ce lieu même, l’avaient occupée, se représentèrentavec force à son esprit, et effacèrent en un moment ses idéespénibles et lugubres.

Sa petite chambre, où si souvent elle s’étaitagenouillée et avait prié la nuit, prié pour obtenir le jour dontmaintenant elle entrevoyait l’aurore, sa petite chambre où elleavait reposé si paisiblement et fait de si doux rêves, il lui étaitbien dur de ne pouvoir la contempler une dernière fois, d’êtreforcée de la quitter sans lui donner un regard de tendresse, unelarme de reconnaissance. Il s’y trouvait quelques bagatelles sansprix qu’elle eût aimé à emporter ; mais c’étaitimpossible.

Elle fut amenée ainsi à penser à son oiseau,pauvre oiseau ! dont la cage était accrochée dans cettechambre. Elle pleura amèrement la perte de cette petite créature.Mais tout à coup elle songea, sans savoir comment et d’où lui vintcette idée, qu’il pourrait bien se faire que l’oiseau tombât dansles mains de Kit, qui en prendrait soin pour l’amour d’elle,croyant peut-être qu’elle l’avait laissé avec l’espérance qu’ils’en occuperait et comme pour lui demander un dernier service.Cette inspiration la calma ; et Nelly alla se mettre au litavec le cœur soulagé.

Ses rêves, pendant son sommeil, promenèrentson esprit au sein d’espaces lumineux, à la poursuite d’un butvague et insaisissable qui reparaissait toujours. Quand Nellys’éveilla, elle trouva la nuit déjà avancée ; les étoilesbrillaient sur la voûte du ciel. Enfin, le jour commença à luire,et les étoiles pâlirent peu à peu. Aussitôt l’enfant se leva ets’apprêta pour le départ.

Le vieillard dormait encore : ne voulantpas le troubler, Nelly le laissa sommeiller jusqu’au moment où lesoleil parut. Comme il désirait vivement quitter la maison sansperdre une minute, il eut bientôt fait de s’habiller.

Alors, l’enfant le prit par la main, et ils semirent à descendre l’escalier d’un pied léger et prudent, tremblantquand une marche craquait, et s’arrêtant souvent pour prêterl’oreille. Le vieillard avait oublié une sorte de havre-saccontenant le petit bagage qu’il avait à emporter ; et le peude temps qu’il fallut pour revenir sur ses pas et gravir quelquesmarches leur sembla un siècle.

Enfin, ils atteignirent le rez-de-chaussée, oùle ronflement de M. Quilp et du procureur retentit à leursoreilles d’une manière plus terrible que le rugissement des lions.Les verrous de la porte étaient rouillés, et il était difficile deles tirer sans bruit. Les verrous une fois tirés, il se trouva quela serrure était fermée à double tour, et, pour comble de malheur,que la clef n’y était pas. L’enfant alors se souvint d’avoirentendu dire par une des garde-malades que Quilp avait l’habitudede fermer, la nuit, les portes de la maison et de mettre les clefsdans sa chambre à coucher.

Ce ne fut pas sans un grand effroi que lapetite Nell, ayant ôté ses souliers et s’étant glissée à travers lemagasin d’antiquités, où M. Brass, le plus vilain magot detoute la boutique, donnait sur un matelas, arriva jusqu’à sachambrette d’autrefois.

Elle s’arrêta quelques instants sur le seuil,comme pétrifiée de terreur à la vue de M. Quilp, qui pendaittellement hors du lit, qu’il avait l’air de se tenir sur la tête,et qui, soit à raison de cette position incommode, soit par l’effetd’une de ses jolies habitudes, respirait à longs traits etgrondait, la bouche toute grande ouverte ; le blanc des yeux,ou plutôt le jaune (car il avait le blanc des yeux d’un jaunesale), distinctement visible. Ce n’était certes pas le moment delui demander s’il était indisposé. Aussi, Nelly s’étant emparée dela clef, jeta sur sa chambre un regard rapide ; puis, aprèsavoir passé de nouveau à côté de M. Brass, toujours étendu etendormi, elle rejoignit, saine et sauve, le vieillard. Ilsouvrirent sans bruit la porte, mirent doucement le pied dans la rueet s’arrêtèrent.

« Quel chemin suivrons-nous ? »dit l’enfant.

Le vieillard promena son regard faible etirrésolu, d’abord sur Nelly, puis à droite et à gauche, puis encoresur l’enfant, et il secoua la tête. Il était évident que Nellyserait désormais son guide. L’enfant comprit son rôle ; ellel’accepta sans hésitation et sans crainte ; et mettant sa maindans celle de son grand-père, elle l’entraîna vivement.

Un beau jour de juin venait decommencer ; l’azur du ciel n’était obscurci par aucun nuage,et la lumière en jaillissait de toute part. Les rues étaient encorepresque désertes, les maisons et les magasins fermés ; etl’air bienfaisant du matin tombait sur la ville endormie comme lesouffle des anges.

Remplis d’espérance et de joie, le vieillardet l’enfant traversèrent ce silence paisible, le cœur pleind’espérance et de plaisir. Ils se retrouvaient seulsensemble ; tout leur semblait brillant et neuf ; rien neleur rappelait, autrement que par un contraste agréable, lamonotonie et la contrainte qu’ils laissaient derrière eux. Lestours et les clochers des églises, naguère sombres et noirs,brillaient maintenant et reflétaient les rayons du soleil ; iln’était pas un angle, pas un coin qui ne fit fête à sa lumière, etl’azur, dans sa profondeur sans limites, versait sa clartésouriante sur tous les objets répandus à la surface de laterre.

Ce fut ainsi que nos deux pauvres coureursd’aventures sortirent de la ville endormie, marchant au hasard,sans savoir où ils allaient.

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