Le Magasin d’antiquités – Tome I

Chapitre 31

 

L’enfant s’éloigna de la porte et regagna sachambre d’un pas plus faible, plus incertain encore que lorsqu’elles’était approchée de celle de son grand’père. La terreur qu’elleavait ressentie tout à l’heure n’était rien, en comparaison decelle qui l’accablait maintenant. Un voleur étranger, un aubergisteinfidèle, complice du vol fait à ses hôtes, ou même se glissantjusqu’à leurs lits pour les tuer au sein de leur sommeil, unbrigand nocturne, quelque terrible, quelque cruel qu’il pût êtren’eût pas éveillé dans son cœur la moitié de la crainte qu’elleéprouva en reconnaissant son visiteur mystérieux. Ce vieillard à latête blanche, rampant comme un fantôme dans sa chambre, pour ycommettre un vol, profitant pour cela du sommeil supposé de sapetite-fille, puis emportant son butin et le couvant des yeux avecla joie sauvage dont Nelly venait d’être témoin, c’était plusaffreux, bien plus affreux, bien plus triste à songer, que tout ceque son imagination aurait pu rêver de plus effrayant. S’il allaitrevenir !… car il n’y avait ni serrure ni verrou à la porte…Si, craignant d’avoir laissé quelque argent derrière lui, ilrevenait faire de nouvelles recherches !… Une terreur vague,un sentiment d’horreur accompagnaient l’idée qu’il pourrait seglisser encore furtivement dans la chambre et tourner son visagevers le lit inoccupé, pendant qu’elle se blottirait encore au piedpour éviter son contact. Oh ! cette idée n’était passupportable.

Nelly s’assit et prêta l’oreille.

Chut !… un pas résonne sur l’escalier, laporte s’ouvre doucement…

Non, ce n’était que pure imagination ;mais l’imagination avait chez Nelly toutes les terreurs de laréalité. C’était pis, car la réalité eût eu sa fin comme soncommencement, tandis que dans son imagination c’était une visionqui revenait toujours, et ne s’en allait jamais.

Le sentiment qui obsédait Nelly était unesorte d’horreur vague et indéfinie. À coup sûr, elle n’avait paspeur du bon vieux grand-père qui n’avait été frappé de cettemaladie de l’esprit que par amour pour elle ; mais l’hommequ’elle avait vu cette nuit emporté par la fièvre d’un jeu dehasard, s’embusquant dans sa chambre, puis comptant l’argent dérobéà la faible lueur d’une chandelle, cet homme ne lui semblait plusle même ; ce n’était plus lui, ce n’était que sa monstrueuseparodie. N’y avait-il pas de quoi reculer de frayeur en songeantque cette caricature du vieillard s’était approchée tout prèsd’elle ! Elle ne pouvait pas associer dans sa pensée soncompagnon chéri, son grand-père bien-aimé, à cette autre imagementeuse qui lui ressemblait tant et lui ressemblait si peu. Elleavait pleuré de le voir faible et presque en enfance… Mais, c’estmaintenant qu’elle allait avoir bien plus de motifs de pleurer.

Nelly se tenait assise, roulant toutes cespensées dans sa tête, jusqu’à ce que le fantôme qui habitait sonimagination y grandit dans des proportions si terribles, sieffrayantes, que la pauvre enfant eût trouvé quelque douceur àentendre la voix de son grand-père, ou, s’il dormait, seulement àle voir, pour éloigner ainsi un peu les craintes qui se groupaientautour de son image. Elle s’élança vers l’escalier et le corridor.La porte était encore entre-bâillée, comme elle l’avait laissée, lachandelle brûlait toujours.

Nelly avait elle-même sa chandelle à la main.Elle était préparée d’avance à dire, si le vieillard était éveillé,qu’elle se sentait indisposée, qu’elle ne pouvait dormir et qu’elleétait venue voir s’il n’avait pas oublié d’éteindre sa chandelle.En jetant un regard dans la chambre, elle reconnut que songrand-père reposait tranquillement dans son lit, ce qui l’enhardità entrer.

Il s’était endormi promptement. Sur son visagenulle trace de passion ; ni avidité, ni anxiété, ni désirbouillant, mais la douceur, la tranquillité, la paix. Ce n’étaitplus le joueur, ce n’était plus l’ombre sinistre qui lui étaitapparue dans sa chambre ; ce n’était pas même l’homme auxtraits fatigués et flétris dont elle avait si souvent aperçu avecaffliction le visage aux premières lueurs du matin : c’étaitson cher vieil ami, son innocent compagnon de voyage ; c’étaitson bon, son bien-aimé grand-père.

Elle n’éprouva donc aucune crainte enconsidérant ses traits calmes dans le sommeil, mais elle avait aucœur un profond et pénible chagrin qui se soulagea par deslarmes.

« Que Dieu le bénisse ! dit-elle ense penchant avec précaution pour baiser la joue du vieillard. Jevois bien maintenant qu’on nous séparerait si l’on nous retrouvait,et qu’on l’enfermerait loin de la lumière du soleil et du ciel. Iln’a plus que moi au monde pour le soutenir. Que Dieu nous assistetous deux ! »

Elle ralluma sa chandelle qu’elle avaitsoufflée, se retira en silence, comme elle était venue, et,regagnant une fois encore sa chambre, elle s’y tint assise durantle reste de cette longue, longue et malheureuse nuit.

Enfin le jour fit pâlir sa chandelle presqueconsumée, et Nelly s’endormit. Mais elle fut bientôt avertie par laservante qui la veille l’avait menée à sa chambre. Sitôt qu’ellefut prête, elle se disposa à aller rejoindre son grand-père.Auparavant, elle fouilla dans sa poche et reconnut que tout sonargent en avait été enlevé. Il n’y restait pas même une pièce dedix sous.

Déjà le vieillard était prêt : au bout dequelques minutes l’un et l’autre étaient en route. L’enfant pensaqu’il évitait de rencontrer son regard et semblait attendre qu’ellelui parlât de sa perte. Elle comprit qu’elle devait le faire pourqu’il ne soupçonnât point la vérité.

« Grand-père, dit-elle d’une voixtremblante, quand ils eurent fait silencieusement un mille,croyez-vous que les gens de là-bas soient honnêtes ?

– Comment ? répondit-il très-ému, si jeles crois honnêtes… Oui, ils ont joué loyalement.

– Je vais vous dire pourquoi je vous demandecela. J’ai perdu de l’argent cette nuit ; on me l’a pris dansma chambre, j’en suis certaine ; à moins que ce ne soit pourbadiner, seulement pour badiner, grand-papa ; en ce cas, j’enrirais la première, si j’en étais bien sûre…

– Prendre de l’argent pour badiner !interrompit le vieillard d’une voix saccadée. Ceux qui prennent del’argent le prennent pour le garder. Il n’y a pas de quoibadiner.

– Eh bien ! il m’a été dérobé dans machambre, dit l’enfant dont la dernière espérance s’évanouit devantle ton de cette réponse.

– Mais ne t’en reste-t-il plus, Nell ?dit le vieillard ; n’as-tu rien encore ? Tout a-t-il étépris… jusqu’au moindre liard ?… Ne t’a-t-on rienlaissé ?

– Rien !

– Ne t’inquiète pas, nous en gagnerons biendavantage, dit le vieillard. Gagnons, amassons, faisons rafle demanière ou d’autre. Ne pense pas à cette perte. Il n’en faut parlerà personne, et peut-être le regagnerons-nous, cet argent. Ne medemande pas comment nous pouvons le regagner et bien plusencore ; mais n’en parle à personne, cela pourrait nous portermalheur. Ainsi, ils ont emporté ton argent de ta chambre tandis quetu dormais ! ajouta-t-il d’un ton de compassion, biendifférent de l’air hypocrite et mystérieux qu’il avait prisjusque-là. Pauvre Nell ! pauvre petite Nell !… »

L’enfant pencha la tête et pleura. Le ton desympathie que le vieillard avait mis dans ses paroles était tout àfait sincère ; Kelly en était bien sûre. Et ce n’était pas lamoindre partie de son chagrin, de savoir que tout ce qu’il faisaitlà, il croyait le faire pour elle.

« Pas un mot sur ce sujet à personneautre qu’à moi, dit le Vieillard ; pas un mot, même à moi,ajouta-t-il vivement, car cela ne peut servir à rien. Toutes lespertes que nous avons faites ne valent pas une larme de tes yeux,ma chérie. Nous n’y penserons plus quand nous aurons toutregagné.

– Oh ! la perte n’est rien, dit l’enfanten levant les yeux au ciel ; non, la perte n’est rien :j’y suis bien résignée ; elle ne me coûterait pas une larme,quand chaque sou de ma bourse aurait été un billet de millefrancs.

– Bien, bien, se dit le vieillard réprimantune réponse impétueuse qui lui était venue sur le bord deslèvres : c’est qu’elle ne sait rien. Tant mieux ! tantmieux !

– Mais écoutez-moi, dit vivementl’enfant ; voulez-vous m’écouter ?

– Oui, oui, j’écoute, répondit le vieillardsans la regarder encore, une jolie petite voix, je t’assure, et quej’aime toujours à entendre. C’est comme si j’entendais samère ; pauvre enfant !

– Eh bien ! laissez-moi vouspersuader ; oh ! laissez-moi vous persuader, dit Nelly,de ne plus songer désormais ni aux gains ni aux pertes, et de nepas poursuivre d’autre fortune que celle que nous pouvons acquérirensemble.

– C’est ce que je fais aussi ; oui, nousla poursuivons ensemble, répliqua le grand-père regardant encore decôté et semblant concentré en lui-même : la sainteté du butpeut justifier l’amour du jeu.

– Avons-nous été plus malheureux, repritl’enfant, depuis que vous avez renoncé à ces habitudes et que nousvoyageons ensemble ? N’avons-nous pas été plus à notre aise etplus heureux depuis que nous n’avons plus notre maison pourabri ? Qu’avons-nous à regretter dans cette triste maison, oùvotre esprit était en proie à tant de tourments ?

– Elle dit vrai, murmura le vieillard du mêmeton qu’auparavant. Il ne faut pas que cela change mes idées ;mais c’est la vérité, nul doute, c’est la vérité.

– Rappelez-vous seulement comment nous avonsvécu depuis la belle matinée où nous avons quitté cette maisonjusqu’à ce jour. Rappelez-vous seulement comment nous avons vécudepuis que nous nous sommes affranchis de toutes ces misères ;que de jours calmes, que de nuits paisibles nous avonsgoûtés ; que de douces heures nous avons connues ; dequel bonheur enfin nous avons joui. Étions-nous fatigués ?avions-nous faim ? bientôt nous étions reposés, et notresommeil n’en était que plus profond. Songez à toutes les belleschoses que nous avons vues et combien nous y avons trouvé deplaisir. Et d’où venait cet heureux changement ?… »

Il l’arrêta d’un signe de main et l’invita àne plus continuer la conversation parce qu’il avait affaire. Aubout de quelque temps il l’embrassa sur la joue, en la priantencore de se taire, et continua de marcher, regardant au loindevant lui, et parfois s’arrêtant pour fixer sur le sol ses yeuxassombris, comme s’il cherchait péniblement à réunir ses pensées endésordre. Une fois Nelly vit des larmes mouiller ses paupières.Après quelques moments de marche silencieuse, le vieillard prit lamain de Nelly, comme il était habitué à le faire, sans que riendans son air trahît la violence et l’exaltation dont il étaitrécemment animé ; et puis petit à petit, par degrésinsensibles, il retomba dans son état de docilité, se laissantconduire par Nelly où elle voulait.

Lorsqu’ils furent de retour au sein de lamerveilleuse collection, ils trouvèrent, comme Nelly s’y étaitattendue, que Mme Jarley n’était pas encore levée, et, quetout en ayant éprouvé la veille quelque inquiétude à leur égard,ayant même veillé pour les attendre jusqu’à onze heures passées,elle s’était mise au lit avec la persuasion que, retenus parl’orage à quelque distance du logis, ils avaient cherché l’abri leplus proche et qu’ils ne pourraient revenir avant le lendemainmatin. Aussitôt Nelly se mit avec la plus grande activité à décoreret disposer la salle, et elle eut la satisfaction d’avoir achevé satâche et même fait sa petite toilette avant que la favorite de lafamille royale passât à table pour déjeuner.

« Nous n’avons eu encore, ditMme Jarley lorsque le repas fut servi, que huit des jeunesélèves de miss Monflathers depuis que nous sommes ici, et ellessont au nombre de vingt-six, comme me l’a appris la cuisinière àqui j’ai adressé une question ou deux, en la laissant entrergratis. Il faut les aller trouver avec un paquet de nouveauxprospectus ; vous allez vous en charger, et vous verrez, machère, quel effet cela pourra produire sur elles. »

Comme l’expédition projetée était de premièreimportance, Mme Jarley ajusta de ses mains le chapeau deNelly ; et, ayant déclaré qu’elle avait l’air très-bien commeça et ne pouvait que faire honneur à l’établissement, elle lalaissa partir avec force recommandations, et munie d’instructionsprudentes sur les coins de rue qu’elle devait tourner à droite etceux qu’elle ne devait pas tourner à gauche. Munie de cesinstructions, Nelly trouva sans peine le pensionnat et externat demiss Monflathers. C’était une grande maison avec un mur élevé etune grande porte de jardin avec une grande plaque de cuivre, et unpetit grillage à travers lequel la gardienne du parloir de missMonflathers examinait tous les visiteurs avant de leur permettred’entrer. Pas l’ombre d’homme, pas même un laitier, n’était admis,à moins d’une autorisation spéciale, à franchir le seuil de cetteporte. Le collecteur des taxes lui-même, un gros homme qui avaitdes lunettes et un chapeau à larges bords, ne pouvait passer sespapiers qu’à travers le grillage. Plus dure que le diamant oul’airain, cette porte de miss Monflathers restait sévèrement ferméedevant tout le sexe masculin. Le boucher lui-même respectait celieu de mystère, et cessait de siffler quand il mettait la main surla sonnette.

La terrible porte, au moment où Nelly s’enapprochait, tourna lentement sur ses gonds avec un grincementbruyant, et, du fond d’une silencieuse allée couverte, on vitarriver, deux par deux, toute une longue file de jeunes personnes,tenant chacune un livre ouvert et quelques-unes aussi une ombrelle.À l’extrémité de cette procession solennelle venait missMonflathers, tenant également une ombrelle de soie lilas, etescortée de deux sous-maîtresses souriantes qui se détestaientmortellement l’une l’autre, mais qui rivalisaient de dévouementprétendu pour miss, Monflathers.

Intimidée par les regards et les chuchotementsdes élèves, Nelly s’arrêta, les yeux baissés, et laissa défiler cecortège jusqu’à ce que miss Monflathers qui venait àl’arrière-garde, fût près d’elle. Alors elle la salua et luiprésenta son petit paquet. Miss Monflathers le lui prit des mainset fit faire halte.

« N’êtes-vous pas, dit-elle, l’enfant quimontre les figures de cire ?

– Oui, madame, répondit Nelly, qui rougitbeaucoup ; car les élèves l’avaient entourée, et elle étaitdevenue le centre sur lequel tous les yeux étaient fixés.

– Et ne sentez-vous pas que vous n’êtes qu’unemauvaise petite fille avec vos figures de cire ? dit missMonflathers qui n’était pas d’un caractère très-agréable et qui nelaissait échapper aucune occasion de graver des vérités moralesdans l’esprit tendre et délicat de ses jeunes élèves. »

Jamais la pauvre Nelly n’avait envisagé saposition sous ce point de vue. Ne sachant que répondre, elle setut, mais elle rougit encore davantage.

« Ne sentez-vous pas, dit missMonflathers, que c’est un métier misérable et anti-féminin ;que c’est déroger aux qualités qui nous ont été accordées par lasagesse et la bonté divine, avec une puissance expansive destinée àles faire sortir de leur état somnolent par l’intermédiaire de laculture de l’esprit ? »

Les deux sous-maîtresses témoignèrentrespectueusement leur approbation de cette attaque directe, puisregardèrent Nelly comme pour lui faire comprendre toute la force ducoup que miss Monflathers venait de lui porter. Ensuite ellessourirent en regardant miss Monflathers ; mais elles fixèrentleurs yeux l’une sur l’autre de manière à faire entendre quechacune d’elles se considérait comme la seule qui eût le droit desourire aux propos de miss Monflathers, et que l’autre n’avait pasqualité pour cela et commettait en souriant un acte deprésomptueuse impertinence.

« Ne sentez-vous pas, reprit missMonflathers, combien vous êtes coupable d’exercer ce métier demontreuse de figures de cire, lorsque vous pourriez vous fairehonneur d’aider, dans la mesure de vos forces, à la prospérité desmanufactures de votre pays ; élever votre esprit par lacontemplation constante des machines à vapeur, et gagner noblementpar semaine un salaire confortable de trois francs quarante à troisfrancs soixante-quinze ? Ne sentez-vous pas que plus ontravaille, plus on est heureux ?

– Telle la petite abeille…, » murmural’une des sous-maîtresses, citant le docteur Watts.

– Eh ! dit miss Monflathers qui seretourna vivement, qui a parlé ? »

Naturellement la sous-maîtresse qui n’avaitrien dit indiqua l’autre, que miss Monflathers invita sèchement àla laisser tranquille, à la grande satisfaction de celle dessous-maîtresses qui venait de dénoncer sa compagne.

« La petite abeille laborieuse, dit missMonflathers en se redressant, ne peut se comparer qu’aux enfants debonne maison, celles dont l’éducation se compose de « lalecture, l’aiguille et le jeu salutaire »; leur travail, àcelles-là, consiste à peindre sur velours, à broder au crochet, àfaire de la tapisserie. Mais pour les petites filles de cetteclasse, ajouta-t-elle en montrant Nelly du bout de son ombrelle,pour les enfants pauvres du peuple, voici leur affaire :

« À l’ouvrage, enfants, à l’ouvrage,

Àl’ouvrage encore et toujours ;

Jusqu’à la fin, dès mon jeune âge

Que le travail use mes jours. »

Un murmure d’enthousiasme universel suivit cesparoles ; et cette fois les deux sous-maîtresses ne furent passeules à applaudir, mais toutes les élèves se montrèrent égalementétonnées d’entendre miss Monflathers improviser en aussi beaustyle : car, si depuis longtemps miss Monflathers était connuepour sa capacité politique, jamais elle ne s’était révéléejusque-là comme poëte original. En ce moment l’une d’elles fitremarquer que Nelly pleurait, et tous les yeux se tournèrent denouveau vers l’enfant.

Ses yeux, en effet, étaient pleins de larmes.En tirant son mouchoir pour les essuyer, elle le laissa tomber.Avant qu’elle pût se baisser pour le ramasser, une jeune filled’environ quinze ou seize ans, qui s’était tenue à part des autrescomme si elle ne se sentait pas à sa place parmi elles, relevavivement le mouchoir et le mit dans la main de Nelly. Elle seretirait ensuite timidement à l’écart lorsqu’elle fut arrêtée parla maîtresse de pension.

« C’est miss Edwards qui a faitcela ! dit miss Monflathers d’un ton d’oracle ; je suissûre que c’est miss Edwards. »

C’était bien miss Edwards ; ce fut à quidirait : « C’est miss Edwards ! » Et missEdwards en convint elle-même.

« N’est-il pas étrange, miss Edwards, ditmiss Monflathers abaissant son ombrelle pour regarder en plein lacoupable, que vous portiez aux gens des classes inférieures unsentiment d’affection qui vous fait toujours prendre leurparti ? ou plutôt, n’est-il pas bien extraordinaire que j’aiebeau dire et beau faire, et que je ne puisse vous corriger despenchants qui vous viennent malheureusement de votre positionfausse dans la vie ? En vérité, il faut que vous soyez lapetite fille la plus commune et la plus vulgaire !

– Mais, madame, je ne croyais pas faire mal,répondit une voix douce. Je n’ai fait que céder à l’impulsion dumoment.

– Une impulsion ! répéta dédaigneusementmiss Monflathers. J’admire que vous osiez me parler d’impulsion, àmoi ! »

Les deux sous-maîtresses approuvèrent d’unsigne de tête.

« J’en suis fortétonnée !… »

Les deux sous-maîtresses montrèrent le mêmeétonnement.

« C’est une impulsion, je suppose, quivous fait embrasser la cause de tout être vil et rampant que vousrencontrez sur votre chemin ? »

Les deux sous-maîtresses avaient déjà faitin petto la même supposition.

« Mais il est bon que vous sachiez, missEdwards, reprit la maîtresse de pension avec une sévéritécroissante, qu’il ne saurait vous être permis, ne fût-ce qu’aupoint de vue du bon exemple et du décorum de monétablissement ; qu’il ne saurait vous être permis, qu’il nevous sera point permis de manquer à vos supérieurs d’une manièreaussi grossière. Si vous n’avez pas de raison pour éprouver unejuste fierté avec des enfants qui montrent les figures de cire,voici des jeunes personnes qui en ont ; ou vous témoignerez dela déférence à ces jeunes personnes, ou vous quitterez ma maison,miss Edwards !… »

Cette jeune fille, orpheline et pauvre, avaitété élevée dans la pension, instruite pour rien et enseignant auxautres pour rien ce qu’elle avait appris ; nourrie pour rien,logée pour rien, elle était regardée comme infiniment moins querien par tous les habitants de la maison. Les servantes sentaientson infériorité, car elles étaient bien mieux traitéesqu’elle ; au moins elles avaient la liberté d’aller et devenir, et chacune dans leur service obtenait bien plus d’égards.Les sous-maîtresses avaient sur miss Edwards une évidentesupériorité, car dans leur temps elles avaient payé peut-être enpension, et maintenant elles étaient payées à leur tour. Les élèvesne faisaient nul cas d’une compagne qui n’avait pas de grandeshistoires à raconter sur les splendeurs de sa famille, pas d’amisqui vinssent la voir avec des chevaux de poste et auxquels lamaîtresse de pension offrît, avec ses humbles respects, du vin etdes gâteaux ; ni une femme de chambre pour venirrespectueusement la prendre et la conduire chez ses parents, auxjours de congé ; rien enfin de distingué ni d’élégant, dontelle pût se faire honneur dans la conversation ou autrement.

Or, pourquoi miss Monflathers était-elletoujours et en tout temps irritée contre la pauvre élève ? Levoici. Le plus beau fleuron de la couronne de miss Monflathers, laplus brillante illustration de l’établissement de miss Monflathers,c’était la fille d’un baronnet, la fille réelle et vivante d’unbaronnet réel et vivant. Eh bien ! pendant que cette jeunepersonne, par un renversement extraordinaire des lois de la nature,était non-seulement commune de visage, mais encore communed’esprit, la pauvre miss Edwards avait à la fois l’esprit développéet des traits charmants. N’est-ce pas incroyable ?Comment ! cette petite miss Edwards qui avait seulementapporté en entrant une petite somme depuis longtemps dépensée, sepermettait de dépasser et de primer de beaucoup dans ses études lafille du baronnet qui pourtant prenait des leçons de tous les artsd’agrément (ce n’était pas une raison pour en être plus savante),et dont la note semestrielle dépassait du double ce que payaienttoutes les autres élèves ! Il fallait donc que miss Edwards netînt aucun compte de l’honneur et de la réputation de lamaison ! Aussi miss Monflathers, qui la sentait dans sadépendance, lui montrait-elle, sans se gêner, tout son dégoût, sonmépris, son impatience, et quand elle la vit témoigner quelquecompassion à la petite Nelly, elle profita de cette occasion pours’indigner contre elle et la maltraiter comme nous venons devoir :

« Miss Edwards, vous ne prendrez pasl’air aujourd’hui. Ayez la bonté de vous retirer aux arrêts dansvotre chambre et de n’en pas sortir sans ma permission. »

La pauvre jeune fille se hâtait d’obéir, quandelle fut tout à coup « ramenée » en style de marine parun cri étouffé de miss Monflathers.

« Elle a passé sans me saluer ! ditavec indignation la maîtresse, en levant ses yeux au ciel. Elle apassé sans avoir l’air de prendre garde le moins du monde à maprésence ! »

La jeune fille se retourna et salua. Nelly putvoir que miss Edwards leva fièrement ses yeux noirs sur samaîtresse, et que dans l’expression de son visage, comme dans touteson attitude, il y avait une muette mais touchante protestationcontre ce traitement injuste. Miss Monflathers se borna à répondrepar une inclination de tête, et la grande porte se ferma sur cettevictime d’un mouvement généreux.

« Quant à vous, petite malheureuse, criamiss Monflathers en s’adressant à Nelly, dites à votre maîtresseque si, à l’avenir, elle prend la liberté de m’envoyer de nouveauxmessages, j’écrirai aux autorités pour lui faire donner lesétrivières, ou j’exigerai qu’elle vienne me faire amende honorableen chemise ; et vous, vous pouvez être certaine que vous ferezconnaissance avec le moulin de discipline si vous osez revenir ici.Maintenant, mesdemoiselles, allons ! »

La procession s’ébranla, deux par deux, avecles livres et les ombrelles, et miss Monflathers, invitant la filledu baronnet à marcher auprès d’elle pour calmer ses senssurexcités, éloigna les deux sous-maîtresses qui pendant ce tempsavaient échangé leurs sourires contre des regards sympathiques, etles laissa veiller à l’arrière-garde, se haïssant l’une l’autre unpeu plus cordialement, à raison de ce qu’elles étaient obligées decheminer côte à côte.

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