Le Magasin d’antiquités – Tome I

Chapitre 34

 

Au bout d’un certain temps, c’est-à-dire aprèsdeux heures environ d’un travail assidu, miss Brass arriva au termede sa tâche : ce qu’elle constata en essuyant sa plume sur sarobe verte et en prenant une pincée de tabac dans une petite boiteronde en étain qu’elle portait dans sa poche. Munie de cerafraîchissement modéré, qui ne blessait en rien les règles de laSociété de tempérance, elle se leva, lia ses papiers en dossieravec un ruban de coton rouge, et, plaçant le tout sous son bras,elle sortit de l’étude.

À peine M. Swiveller avait-il quitté sontabouret et s’était-il mis à danser en hurlant comme un sauvage,heureux de se sentir seul, qu’il fut troublé dans ce joyeuxexercice. La porte s’était rouverte ; la tête de miss Sallyvenait de reparaître.

« Je sors, dit miss Brass.

– Très-bien, madame, répondit Richard. Et quece ne soit pas moi qui vous fasse rentrer plus tôt, madame,ajouta-t-il intérieurement.

– Si quelqu’un vient à l’étude, prenez-en noteet dites que le monsieur qu’on demande est absent pour lemoment.

– Je n’y manquerai pas, madame.

– Je ne serai pas longtemps, ajouta-t-elle ense retirant.

– Et je le regrette, madame, ditM. Swiveller quand elle eut refermé la porte J’espère bien quevous serez retenue pour quelque cause imprévue. Si vous pouviezvous faire écraser en route, madame, pas bien fort, seulement unpetit peu, ce serait tant mieux. »

Prononçant avec un grand sérieux ces parolesbienveillantes, M. Swiveller s’assit dans le fauteuil desclients et s’y abandonna à ses réflexions. Puis il fit quelquestours en long et en large et revint au fauteuil.

« Je suis donc le clerc de Brass !dit-il. Le clerc de Brass, moi. Et aussi le clerc de la sœur deBrass, clerc d’un dragon femelle ! Parfait, parfait !Qu’est-ce que je serai après ? Serai-je un forçat avec unchapeau de feutre et un vêtement gris, courant le long d’un dockavec mon numéro bien brodé sur mon uniforme, et l’ordre de laJarretière à ma jambe, avec un foulard attaché sur la cheville dupied pour la garantir contre les écorchures ? Est-ce là ce queje serai ? À moins que ce ne soit un sort trop distingué. Maisc’est égal, il faut toujours commencer par faire ce qui vous passepar la tête. »

Comme il était parfaitement seul, nous devonsprésumer que M. Swiveller adressait ces réflexions soit àlui-même, soit à son sort ou à sa destinée ; le sort et ladestinée que les demi-dieux d’Homère ont l’habitude d’accuser,comme vous savez, avec aigreur et de poursuivre de leurs sarcasmeslorsqu’ils se trouvent dans des situations désagréables. Il estmême probable que M. Swiveller avait en cela l’intentiond’imiter les demi-dieux de l’Iliade, car il adressait comme eux satirade au plafond, image du ciel que le sort et la destinée, cespersonnages immatériels, sont censés habiter, excepté pourtant authéâtre, où ils se tiennent dans la région du lustre.

Après un silence pensif, M. Swivellerreprit ainsi, en énumérant l’une après l’autre, sur ses doigts, lesdiverses circonstances :

« Quilp m’offre cette place et me ditqu’il peut me l’assurer. J’aurais gagé tout ce qu’on aurait vouluque Fred n’entendrait pas de cette oreille-là ; et c’est luiqui, à mon profond étonnement, pousse Quilp et me pressed’accepter… Fatalité numéro un. Ma tante de province me coupe lesvivres, elle m’écrit une lettre affectueuse pour m’annoncer qu’ellea fait un testament nouveau, et qu’elle m’y déshérite… Fataliténuméro deux. Plus d’argent, pas de crédit, rien à attendre de Fredqui semble avoir tourné tout d’un coup ; ordre de quitter monancien appartement… Troisième, quatrième, cinquième, sixièmefatalités ! Sous le poids de tant de fatalités, quel hommepeut être considéré comme disposant de son libre arbitre ? Cen’est pas à un homme à se mettre lui-même le pied sur la gorge. Sisa destinée le jette à bas, à la bonne heure, il faut bien qu’il serésigne, en attendant que sa destinée le relève ! Je suiscontent que la mienne ait pris sur elle toute laresponsabilité ; je n’ai rien à y voir, je me défends de toutecomplicité avec elle ; j’ai le droit de me mettre au-dessus decela. Ainsi, mon gaillard, ajouta M. Swiveller, prenant congédu plafond avec un geste significatif, allons, et voyons lequel denous deux, de moi ou du sort, se lassera lepremier ! »

Laissant là le sujet de sa décadence avec cesréflexions qui ne manquaient certainement pas de profondeur etqu’il n’est pas rare de rencontrer dans certains traités dephilosophie morale, M. Swiveller mit de côté le désespoir pourprendre l’humeur sans souci d’un clerc irresponsable.

Comme pour se donner un maintien dégagé, cequ’on appelle de l’aplomb, il se mit à examiner l’étude plus endétail qu’il n’avait encore eu le temps de le faire ; il sondala boîte à perruque, feuilleta les livres, scruta la bouteille àl’encre ; il farfouilla dans les papiers, grava quelquesemblèmes sur la table avec la lame acérée du canif deM. Brass, et écrivit son nom à l’intérieur du seau à charbonqui était en bois. Ayant, par ces formalités, pris possession enrègle de ses fonctions de clerc, il ouvrit la fenêtre et s’y appuyanonchalamment jusqu’à ce qu’un marchand de bière ambulant vînt àpasser. Il lui commanda de poser sur le rebord son plateau et delui servir une pinte de porter doux qu’il but sur place et payaaussitôt, avec la pensée de jeter les bases d’un crédit futur et depréparer les choses à cet effet sans perdre une minute.M. Swiveller reçut coup sur coup trois ou quatre petitssaute-ruisseaux, porteurs de commissions d’affaires de la part detrois ou quatre procureurs, confrères de M. Brass : illes reçut et les renvoya d’un air qui sentait la connaissanceapprofondie du métier, à peu près de l’air qu’aurait pris un clownde pantomime pour jouer ce rôle sur la scène. Après quoi, ilretourna à son siège et s’exerça la main à faire à la plume descaricatures de miss Brass, en sifflant gaiement tout cetemps-là.

Tandis qu’il se livrait à cette distraction,une voiture s’arrêta près de la porte, et bientôt un double coup demarteau retentit. Comme ce n’était pas l’affaire deM. Swiveller, puisqu’on ne tirait pas la sonnette de l’étude,il continua de se livrer à sa distraction avec un calme parfait,bien qu’il eût lieu de penser que, excepté lui, il n’y avait pasune âme pour répondre dans la maison.

En ceci cependant il se trompait : carles coups de marteau s’étant réitérés avec une impatience de plusen plus grande, la porte s’ouvrit, quelqu’un monta lourdementl’escalier et entra dans la chambre du premier. M. Swivellers’émerveillait en se demandant si ce n’était pas une autre missBrass, une sœur jumelle du dragon, quand on frappa à la porte del’étude.

« Entrez ! dit Richard. Pas decérémonies. La place ne sera bientôt plus tenable, si j’ai encoreplus de chalands. Entrez !

– Voulez-vous venir, s’il vous plaît, dit unevoix faible et dolente qu’on entendit dans le couloir, pour montrerl’appartement. »

Dick se pencha par-dessus la table et aperçutune petite jeune fille, vraie traîneuse de savates, avec un sale etgrossier tablier et une bavette qui ne laissaient voir de sapersonne que son visage et ses pieds. Elle avait l’air d’êtreserrée dans une boîte à violon.

« Qui êtes-vous ? » demandaDick.

À quoi elle répondit simplement :

« Oh ! voulez-vous venir, s’il vousplaît, pour montrer l’appartement ? »

Jamais peut-être on n’avait vu une enfant quidans son air et ses manières ressemblât plus à une vieille. Elledevait, selon toute vraisemblance, avoir travaillé depuis leberceau. Elle avait l’air d’avoir aussi peur de Dick qu’elle luicausait elle-même d’étonnement.

« Je n’ai rien de commun avecl’appartement, dit M. Swiveller. Dites-leur de repasser.

– Oh ! voulez-vous venir, s’il vousplaît, pour montrer l’appartement, répliqua la jeune fille. C’estdix-huit schellings par semaine ; nous fournissons le linge etla vaisselle ; le nettoyage des bottes et des habits est ensus ; en hiver, le feu est de quinze sous par jour.

– Pourquoi ne montrez-vous pas l’appartementvous-même ? vous paraissez bien au courant.

– Miss Sally a dit qu’il ne faut pas que je lemontre, parce que si l’on voyait combien je suis petite, oncraindrait de n’être pas bien servi.

– Est-ce qu’ils ne finiront pas par voir quevous êtes petite ?

– Oui, mais on aura toujours loué pour unequinzaine, répondit la jeune fille avec un regard malin ; etles gens n’aiment pas à se déranger une fois qu’ils sont établisquelque part.

– Le raisonnement est curieux, dit Richard ense levant. Ah çà ! qu’est-ce que vous êtes ici ? lacuisinière ?

– Oui, je fais la cuisine. Je suis aussi femmede chambre. Je fais tout l’ouvrage de la maison.

– Je suppose cependant, pensaM. Swiveller, que Brass, le dragon et moi, nous faisons laplus sale partie de la besogne. »

Et il eût sans doute donné un plus libre coursà ses pensées, dans la disposition de doute et d’hésitation où ilse trouvait, si la jeune fille n’avait continué à le presser, et sicertains coups mystérieux appliqués avec force sur le mur ducouloir et sur les marches de l’escalier n’avaient témoigné del’impatience qu’éprouvait le visiteur. En conséquence, RichardSwiveller, fichant une plume derrière chaque oreille, et en mettantune autre dans sa bouche comme une marque de sa haute importance etde son zèle à remplir ses fonctions, s’élança au dehors pour voirle gentleman qui attendait, et pour entrer en arrangement aveclui.

Il fut quelque peu surpris de découvrir queles coups violents qu’il avait entendus étaient produits par lamalle du gentleman, laquelle était en train de gravir l’escaliersous les efforts réunis de son propriétaire et du cocher : or,la tâche n’était pas facile ; car, d’une part, l’escalierétait roide, et de l’autre, la malle, très-pesamment chargée, étaitbien large deux fois comme l’escalier. Les deux hommes, se heurtantl’un l’autre, appuyant de toutes leurs forces, poussaient la mallele plus ferme et le plus vite possible dans toutes sortes d’anglesimpraticables d’où il n’y avait pas moyen de se tirer ; pource motif suffisant, M. Swiveller les suivit lentement parderrière en protestant à chaque étage contre cette manière deprendre d’assaut la maison de M. Sampson Brass.

À ces remontrances le gentleman ne répondaitpas un mot mais lorsque enfin sa malle fut parvenue dans la chambreà coucher, il s’assit dessus et essuya avec son mouchoir son frontchauve et son visage. Il avait très-chaud, et certes il y avaitbien de quoi ; car sans compter l’exercice violent qu’il avaitpris en faisant gravir l’escalier à sa malle, il était toutemmitouflé dans des vêtements d’hiver, bien que durant toute lajournée le thermomètre eût marqué dix-neuf degrés à l’ombre.

« Je pense, monsieur, dit RichardSwiveller retirant sa plume de sa bouche, que vous désirez voir cetappartement. Un très-bel appartement, monsieur. On y jouit sansinterruption de la vue de… de la rue et au delà, et il est situé àune minute de… du coin de la rue. Dans le voisinage immédiat,monsieur, on trouve d’excellent porter, et d’autres agrémentsaccessoires à l’avenant.

– Quel prix ? dit le gentleman.

– Vingt-cinq francs par semaine, réponditRichard, enchérissant sur les conditions de loyer que lui avaitindiquées la servante.

– Je le prends.

– Les bottes et les habits sont à part ;et l’hiver, le feu coûte…

– Je consens à tout.

– On ne le loue pas à moins de deux semaines,dit Richard ; c’est…

– Deux semaines ! s’écria brusquement legentleman en regardant Swiveller de la tête aux pieds. Deux années.J’y resterai deux années ; oui, deux années ici. Tenez, voicideux cent cinquante francs. Le marché est conclu.

– Pardon, dit Richard. Je ne me nomme pasBrass, et…

– Qui vous parle de cela ? « Je neme nomme pas Brass. » Qu’est-ce que ça me fait ?

– C’est le nom du maître de la maison.

– J’en suis charmé, répliqua le gentleman.C’est un nom excellent pour un homme de loi. Cocher, vous pouvezpartir. Vous aussi, monsieur. »

M. Swiveller était tellement confondu envoyant le gentleman agir d’un air aussi délibéré, qu’il restait làà le contempler avec autant de surprise que lui en avait causé lavue de miss Sally. Quant au gentleman, il ne témoignait pas lamoindre émotion : bien plus, il se mit avec un calme parfait àdérouler le châle qui était noué autour de son cou et à tirer sesbottes. Dégagé de cet attirail, il défit successivement les autresparties de son habillement, les plia les unes après les autres etles rangea en ordre sur sa malle. Alors il abaissa les jalousies,ferma les rideaux, monta sa montre, toujours avec la même lenteurméthodique.

« Emportez le billet de deux centcinquante francs, dit-il en avançant la tête hors des rideaux, etque personne ne vienne me déranger avant que j’aiesonné. »

Les rideaux se refermèrent, et au bout d’uninstant on entendit ronfler le gentleman.

« Voilà bien sans contredit une maisonétrange, surnaturelle, se dit M. Swiveller en retournant dansl’étude avec le billet à la main. Des dragons femelles à labesogne, agissant comme des légistes de profession ; descuisinières de trois pieds de haut sortant mystérieusement dedessous terre ; des étrangers qui entrent sans gêne et vontsans permission se coucher dans votre lit, à midi. Si par hasardc’était un de ces hommes merveilleux dont on parte de temps àautre, et s’il s’était mis au lit pour deux ans, je serais dans unedrôle de position ! C’est ma destinée cependant, et j’espèreque Brass sera content. Ma foi ! s’il ne l’est pas, j’en suisbien fâché. Ce n’est point mon affaire ; je m’en lave lesmains. »

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