Le Magasin d’antiquités – Tome I

Chapitre 15

 

Souvent, tandis que l’orpheline et songrand-père suivaient les rues silencieuses, dans la matinée de leurdépart, l’enfant éprouvait un mélange d’espérance et de crainte,lorsque, dans une figure éloignée et que la distance rendait àpeine visible, son imagination lui retraçait quelque ressemblanceavec le brave Kit. Assurément, elle se fût empressée de lui donnerla main et l’eût remercié de ce qu’il lui avait dit dans leurdernière rencontre : et cependant, c’était pour elle unesatisfaction de trouver, quand la personne entrevue était plusproche, que ce n’était point lui, mais un étranger. Car, lors mêmequ’elle n’eût pas eu à redouter l’effet qu’eût produit sur levieillard l’apparition de Kit, elle sentait qu’un adieu adressé àquelqu’un, et surtout à l’être qui avait été pour elle si bon et sidévoué, était plus qu’elle n’en pouvait supporter. C’était bienassez de laisser derrière elle tant d’objets muets, égalementinsensibles à son affection et à son chagrin ! Mais si, dès ledébut de ce triste voyage, il lui eût fallu prendre congé de sonunique ami, son cœur se fût brisé.

D’où vient que nous supportons mieux lesdouleurs morales d’une séparation que l’émotion physique d’unadieu ? D’où vient que nous ne nous sentons pas le courage deprononcer le mot, quand nous avons la force de vivre à distance deceux que nous aimons ? À la veille de longs voyages ou d’uneabsence de plusieurs années, des amis tendrement unis se sépareronten échangeant le regard accoutumé, la poignée de main habituelle,en convenant d’une dernière entrevue pour le lendemain, tandis quechacun sait bien que ce n’est là qu’un subterfuge, un moyen facticede s’épargner mutuellement la peine de prononcer le mot d’adieu, etque l’entrevue n’aura pas lieu. La possibilité serait-elle doncplus pénible à supporter que la certitude ? Car enfin, nousn’évitons pas nos amis mourants ; et si nous n’avions pas ditformellement adieu à quelqu’un d’entre eux, de toutes les forces denotre plus tendre affection, ce serait souvent pour nous un sujetd’amertume aussi durable que la vie.

La lumière du matin répandait l’animation surla ville. Là, où durant la nuit il n’y avait eu qu’ombre sinistre,il y avait maintenant comme un sourire. Les rayons du soleilétincelaient en se jouant sur les croisées de chaque chambre ;pénétrant à travers les rideaux et les draperies jusqu’aux yeux desdormeurs, ils éclairaient même les rêves, et donnaient la chasseaux ténèbres de la nuit. Dans leurs volières échauffées, maisencore fermées, encore sombres en partie, les oiseaux sentaientl’aube venir ; et, au sein de leurs petites cellules, ilss’agitaient et battaient des ailes. Les souris aux yeux brillantsregagnaient leurs étroites retraites, où elles se blottissaienttimidement. La chatte du logis, au beau poil lustré, oubliant depoursuivre sa proie, suivait de son œil clignotant les rayons quipassaient par le trou de la serrure et les fentes de la porte, prèsde laquelle elle se tenait assise, attendant impatiemment l’instantoù elle pourrait se glisser à la dérobée et aller se mettre enespalier au soleil. De plus nobles animaux, confinés dans leursloges, se tenaient immobiles contre les barreaux, et regardaient,d’un œil où brillait le souvenir des vieilles forêts, les branchesqui s’agitaient et le rayon solaire qui pénétrait par quelquepetite croisée ; puis ils reprenaient, dans leur coursemonotone, le chemin dont leur pied captif avait déjà marqué latrace sur le plancher de leur cage, usé par leurs pasimpatients ; puis, ils s’arrêtaient encore et se mettaient àregarder de nouveau à travers leur grille. Les prisonniers, dansleurs cachots, étendaient leurs membres resserrés par le froid, etmaudissaient la pierre humide que le soleil ne venait jamaiséchauffer. Les fleurs, après leur sommeil de la nuit, ouvraientleurs belles corolles et les tournaient vers le jour. La lumière,âme de la création, était répandue partout, et tout reconnaissaitsa loi.

Les deux pèlerins, se pressant souvent la mainou échangeant, soit un sourire, soit un regard amical,poursuivaient leur chemin en silence. Par cette matinée, siéclatante et si belle, il y avait quelque chose de solennel à voirles rues, longues et désertes, véritables corps sans âmes,n’offrant plus que l’image d’un néant uniforme qui les rendaittoutes semblables les unes aux autres. À cette heure matinale, toutétait si calme et si tranquille, que le peu de pauvres gens qui secroisaient dans les rues semblaient perdus dans ce cadre brillantcomme les lampes mourantes qu’on avait laissées brûler, çà et là,noyaient leur lueur impuissante dans les rayons glorieux dusoleil.

Nelly et le vieillard n’avaient pas pénétrébien avant dans le labyrinthe de rues qui s’étendaient entre eux etles faubourgs, quand la scène commença à se transformer et le bruità revenir avec le mouvement. Quelques charrettes isolées, quelquesfiacres rompirent le charme ; d’autres suivirent ; il envint un plus grand nombre, et enfin ce fut à l’infini. D’abord,c’était une nouveauté de voir s’ouvrir la montre d’unmarchand : bientôt, ce fut une rareté d’en voir une seulefermée. La fumée commença à monter doucement du faîte descheminées ; les châssis des croisées furent levés etassujettis ; les portes s’ouvrirent ; les servantes, neregardant que leur balai, firent voler d’épais nuages de poussièredans les yeux des passants sans crier gare, ou bien ellesécoutaient d’un air mélancolique les laitières qui leur parlaientdes foires de campagne, des charrettes remisées sur les places,avec des toiles et des rideaux, tous les attributs de la fêteenfin ; et, par-dessus le marché, de galants bergers, qu’ellesallaient trouver en chemin pour la danse.

Ayant traversé ce quartier, l’enfant et levieillard entrèrent dans les rues de commerce et de grand trafic,fréquentées par une foule considérable, et où déjà régnait beaucoupd’activité. Le vieillard regarda autour de lui avec untressaillement plein d’effroi, car c’était précisément l’endroitqu’il avait à cœur de fuir. Il posa un doigt sur sa bouche etentraîna Nelly par des cours étroites et des ruellestortueuses ; il ne parut recouvrer sa tranquillité quelorsqu’ils eurent laissé bien loin ce quartier : souvent il seretournait pour regarder en arrière, disant à demi-voix :

« Le meurtre et le suicide sont blottisdans chacune de ces rues… Ils nous suivront s’ils nous sentent…Nous ne saurions fuir trop vite ! »

De ce quartier ils arrivèrent, dans levoisinage, à des habitations éparses, misérables maisons qui,divisées en chambres étroites et ayant leurs croisées rapiécéesavec des chiffons et du papier, indiquaient assez qu’ellesservaient d’abri à la pauvreté populeuse. Dans les boutiques, onvendait des objets tels que la misère seule pouvait enacheter : les vendeurs et les acheteurs ne valaient pas mieuxles uns que les autres. Il y avait d’humbles rues, où l’éléganceruinée essayait, sur un petit théâtre et avec des débris, de faireencore un reste de figure, mais le percepteur des contributions etle créancier savaient bien les déterrer là comme partoutailleurs ; et la pauvreté, qui faisait encore un semblant derésistance, était à peine moins hideuse et moins manifeste quecelle qui, depuis longtemps résignée, avait abandonné lapartie.

Venait ensuite une vaste, vaste étendue,offrant le même caractère, car les humbles goujats qui suivent lecamp de l’opulence, viennent planter leurs tentes autour d’elle, debien loin à la ronde. Une vaste étendue, qui ne faisait guèremeilleure mine ; des maisons pourries d’humidité, la plupart àlouer, beaucoup en construction, beaucoup à moitié déjà en ruineavant d’être construites ; des logements de nature à fairehésiter la pitié entre ceux qui les louaient et ceux qui s’yétablissaient comme locataires ; des enfants mal nourris et àpeine vêtus, pullulant dans chaque rue et se vautrant dans lapoussière ; des mères criardes, traînant avec bruit sur lepavé leurs savates ; des pères en haillons, courant avec l’airdécouragé vers le travail, qui leur donnera peut-être « lepain de la journée, » et peu de chose avec ; destourneuses de cylindre à lessive, des blanchisseuses, dessavetiers, des tailleurs, des fabricants de chandelles, exerçantleur industrie dans les parloirs, les cuisines, lesarrière-boutiques, jusque dans les galetas, et quelquefois setrouvant tous entassés sous le même toit ; des briqueteriesbordant des jardins palissades avec des douves de vieillesbarriques ou avec des charpentes qu’on a enlevées de maisonsincendiées, et qui ont gardé l’empreinte noire et les cicatrices dufeu ; des monceaux d’herbes marécageuses arrachées desbassins ; de l’ortie, du chiendent, des écailles d’huîtres,tout cela entassé en désordre ; enfin, de petites chapellesdissidentes, où l’on prêche avec assez d’à-propos sur les misèresde la terre, sans avoir besoin d’aller chercher bien loin desexemples, et quantité d’églises neuves du culte épiscopal, érigéesavec un peu plus de somptuosité, pour montrer aux gens qui habitentcet enfer le chemin du paradis.

Ces rues finirent par devenir plusdisséminées, jusqu’au moment où elles aboutirent à de petits carrésde jardins bordant la route avec mainte habitation d’été, vierge detoute peinture et construite, soit avec de vieilles poutres, soitavec des débris de bateau aussi verts que les grosses tiges de chouqui croissaient en ce lieu ; les jointures de ces maisonsservaient de couches à des champignons sauvages et elles étaiententaillées de clous. Venaient ensuite, deux par deux, des cottagescoquets, ayant par devant un terrain, de côté des bordures serréesde buis, avec d’étroites allées, où jamais un pied ne se hasardaità fouler le sable. Puis, ce fut le cabaret fraîchement peint devert et blanc, avec les jardins où l’on prend le thé, et unboulingrin, fier de son auge devant laquelle s’arrêtaient lescharrettes, puis ce furent des champs ; puis quelques maisonsisolées, bien situées, avec des pelouses, plusieurs même ayant uneloge gardée par un portier et sa femme. À ce panorama succéda unebarrière de péage ; les champs s’étendirent de nouveau avecleurs arbres et leurs meules de foin ; une colline s’éleva, duhaut de laquelle le voyageur pouvait, en se retournant, contempler,à travers la fumée, le mirage du vieux Saint-Paul, et voir la croixse découper sur les nuages, si par hasard le jour était pur, etbriller au soleil ; c’était là que le voyageur, fixant sesyeux sur cette Babel d’où s’élevait le dôme majestueux, jusqu’à ceque son regard eût embrassé l’extrémité de cet amas de briques etde pierres, maintenant à ses pieds, sentait enfin qu’il étaitdélivré de Londres.

Ce fut en un lieu de ce genre, dans uneagréable prairie, que s’arrêtèrent le vieillard et son jeune guide,si l’on peut donner le nom de guide à celle qui ignorait où ilsallaient. Nelly avait pris la précaution de garnir son panier dequelques tranches de pain et de viande, et ils firent en cetendroit leur frugal déjeuner.

La fraîcheur du matin, le gazouillement desoiseaux, la beauté de l’herbe ondoyante, l’épaisseur des ombrages,les couleurs des fleurs sauvages et les mille parfums, les millebruits harmonieux qui remplissaient l’air, produisirent sur nospèlerins une impression profonde et les rendirent heureux.Ah ! ce sont de grandes joies pour la plupart d’entre nous,mais surtout pour ceux dont l’existence s’use au sein de la fouleou bien qui passent leur vie isolés, au fond des capitales, commeun seau dans un puits humain. Déjà, avant le départ, l’enfant avaitdit ses naïves prières avec plus de ferveur que jamais ; maisen présence de cet ensemble vivifiant, ses prières s’échappèrentune seconde fois de ses lèvres. Le vieillard ôta son chapeau lesparoles consacrées étaient sorties de sa mémoire, mais il ditAmen, et tous deux se sentirent contents.

Chez eux, il y avait autrefois une planche, unvieil exemplaire de la Marche des pèlerins avecde bizarres dessins. Souvent Nelly était restée des soiréesentières à y tenir ses regards attachés, se demandant si tout celaétait bien exact, et où pouvaient se trouver ces contréeslointaines avec leurs noms curieux. En se tournant vers le cheminqu’elle venait de suivre, une partie de ce souvenir revint frapperson esprit.

« Mon cher grand-papa, dit-elle, sauf quele lieu où nous sommes est plus agréable et bien autrement bon quecelui du livre, s’il présente quelque analogie avec notre voyage jetrouve que nous sommes comme les deux chrétiens ; nous avonslaissé sur ce gazon, pour ne plus les reprendre jamais, les souciset les peines que nous avions apportés avec nous.

– Non, jamais, jamais nous ne retourneronslà-bas, jamais dit le vieillard étendant sa main vers la ville. Toiet moi, ma Nelly, nous en sommes affranchis… Ah ! ils ne nousy reprendront plus !

– Êtes-vous fatigué ? demanda l’enfant.Êtes-vous sûr que cette longue marche ne vous rendra pointmalade ?

– Je ne suis plus malade, maintenant que noussommes loin de Londres. Nell, remettons-nous en route. Il fautaller plus loin encore, loin, bien loin. Nous sommes trop près pournous arrêter et nous reposer. Marchons ! »

Il y avait dans le pré une flaque d’eaulimpide où Nelly se lava le visage et les mains, et se rafraîchitles pieds avant de poursuivre le voyage. Elle voulut que levieillard en fît autant ; docile à son invitation, il s’assitsur l’herbe : l’enfant le lava avec ses petites mains etprocéda à la toilette de son grand-père.

« Ma chérie, disait celui-ci, je ne puisplus me servir moi-même : j’ignore comment je le pouvaisautrefois, mais c’est fini. Ne me quitte pas, Nell ; dis quetu ne me quitteras pas. Je t’ai toujours aimée. Si je te perdaisaussi, mon enfant, je n’aurais plus qu’à mourir. »

Il appuya en gémissant sa tête sur l’épaule deNelly. Autrefois, et même peu de jours auparavant, Nelly eût étéimpuissante à retenir ses larmes et elle eût pleuré avec songrand-père : mais en ce moment elle le calma par ses douces ettendres paroles, elle sourit en l’entendant supposer qu’ils pussentjamais se séparer, et tourna cette idée en plaisanterie. Levieillard rassuré s’endormit en murmurant une chanson comme unpetit enfant.

À son réveil, il se trouva bien reposé. Lesvoyageurs se remirent en marche. Le chemin était enchanteur ;il traversait de belles prairies et des champs de blé au-dessusdesquels l’alouette, se balançant dans l’espace azuré du ciel,jetait avec gaieté son heureuse chanson. L’air était chargé dessenteurs qu’il avait recueillies sur son passage, et les abeilles,portées par le souffle embaumé du zéphyr, exprimaient leursatisfaction par un bourdonnement monotone.

Le vieillard et Nelly se trouvaient en pleinecampagne ; les maisons qu’ils apercevaient étaient peunombreuses, et semées à de larges distances, souvent à un millel’une de l’autre. De temps en temps ils trouvaient un groupe depauvres chaumières ayant, pour la plupart, un siège ou unebalancelle devant la porte ouverte, pour empêcher les enfantsd’aller sur la route ; les autres étaient hermétiquementfermées, tandis que la famille entière travaillait aux champs.C’était souvent le commencement d’un petit village. Puis venait lehangar d’un charron ou la forge d’un maréchal ; ensuite uneferme opulente avec ses vaches couchées nonchalamment sur l’herbe,avec ses chevaux regardant par-dessus le mur à hauteur d’appui, etdécampant lestement, comme pour faire parade de leur liberté,lorsque d’autres chevaux attelés passaient sur la route. On yvoyait encore d’épais pourceaux fouillant le sol pour trouverquelque mets friand, et poussant leur grognement monotone, tandisqu’ils rôdaient seuls ou se croisaient dans leurs poursuites ;des pigeons dodus effleurant le toit dans leur vol circulaire, ous’y posant avec grâce ; des canards et des oies, qui secroyaient sans doute bien autrement gracieux, se dandinantlourdement le long des bords de la mare, ou glissant à la surfacede l’eau. Après la ferme, se présentait une modeste auberge ;puis le cabaret plus modeste encore ; puis la maison dumarchand forain, puis celle du procureur et celle du curé, deuxnoms qui font trembler le cabaretier ; puis l’église, quis’élevait modestement derrière un bouquet d’arbres, puis quelquesautres chaumières ; puis la fourrière[5], et çà etlà, au bord du chemin, un vieux puits couvert de poussière. Enfin,après avoir passé entre des champs bordés de haies, ils revirent lagrande route.

Ils marchèrent toute la journée, ets’arrêtèrent la nuit dans une chaumière où on louait des lits auxvoyageurs. Le lendemain matin ils recommencèrent leur coursepédestre, et, bien qu’exténués de fatigue, ils ne tardèrent pas àse remettre et à s’avancer d’un pas vif et soutenu.

Souvent ils faisaient halte pour se reposer,mais ce n’était que durant quelques minutes, puis ils repartaient,n’ayant pris, depuis le matin, qu’une légère collation. Il étaitprès de cinq heures de l’après-midi quand, arrivée à un nouveauhameau, l’enfant se mit à regarder attentivement dans chacune deschaumières, avant de se décider à solliciter quelque part lapermission de prendre un peu de repos et d’acheter une mesure delait.

Le choix ne lui était pas facile ; carNelly était timide et craignait un refus. Ici il y avait un enfantqui criait, là une femme qui grondait avec colère ; ici leshabitants semblaient trop pauvres, là ils étaient trop nombreux.Enfin Nelly s’arrêta devant une maison où la famille entourait latable. Ce qui la détermina, ce fut d’y voir un vieillard assis àcôté du foyer, dans un fauteuil garni de coussins ; elle pensaque c’était aussi un grand-papa, et qu’alors il s’intéresserait ausien.

Il y avait, outre ce vieillard, le maître dela chaumière, sa femme, et trois jeunes enfants solides, brunscomme des baies d’automne. La demande de Nelly fut aussitôt agrééeque présentée. L’aîné des enfants courut dehors pour aller chercherdu lait, le second traîna deux escabeaux vers la porte, et, quantau dernier, il s’accrocha à la jupe de sa mère, et regarda lesétrangers par-dessous sa main brûlée par le soleil.

« Dieu vous assiste, monsieur ! ditle vieux paysan d’une voix bien distincte ; allez-vousloin ?

– Oui, monsieur, fort loin, répondit l’enfantque son grand-père avait invitée à parler.

– Vous venez de Londres ? »

Nelly répondit affirmativement.

« Ah ! reprit le vieux paysan, j’aiété à Londres plus d’une fois. J’y ai été souvent avec macharrette. Voilà près de trente-deux ans que j’y ai été pour ladernière fois, et j’ai entendu dire qu’il y avait de grandschangements. Ce n’est pas étonnant ; je suis bien changémoi-même depuis ce temps. Trente-deux ans, c’est beaucoup ; etquatre-vingt-quatre ans, c’est un grand âge, quoique j’en aie connuun qui a bien vécu près de cent ans, et qui n’était pas aussi fortque moi… Oh ! non ! loin de là… Asseyez-vous dans lefauteuil, ajouta le vieux paysan en frappant son bâton sur le pavéde briques le plus vigoureusement qu’il put. Prenez-moi une pincéede ce tabac ; j’en use peu, car il est cher, mais je trouveque ça me réveille de temps en temps. Vous, vous n’êtes qu’unenfant auprès de moi : mais j’avais un fils qui seraitmaintenant environ de votre âge s’il eût vécu. Il s’enrôla commesoldat. Il revint cependant à la maison, mais il n’avait plusqu’une jambe. Il disait toujours qu’il voulait être enterré près ducadran solaire sur lequel il avait l’habitude de grimper quand ilétait tout petit… C’est ce qu’on a fait, mon pauvre fils ! sesdésirs ont été remplis. Vous pouvez voir d’ici la place où ilrepose… Nous y avons toujours depuis entretenu du gazonfrais. »

Il secoua la tête, et, regardant sa fille avecdes yeux humides.

« N’ayez pas peur, lui dit-il, je neparlerai plus de cela. » Car il ne voulait affligerpersonne ; et si ses paroles avaient fait de la peine àquelqu’un, il en demandait pardon, après tout.

Le lait arriva, et Nelly, ouvrant son petitpanier, y choisit les meilleurs morceaux de pain pour songrand-père. Ils firent ainsi un bon repas. Les meubles quigarnissaient la chambre étaient naturellement très-simples :quelques chaises grossières et une table ; un buffet placédans un coin, avec sa garniture de faïence et de terre jaune ;un plateau à thé de couleurs éclatantes, représentant une dame enrobe rouge, avec une ombrelle bleue ; sur les murs, etau-dessus de la cheminée, un petit nombre de cadres offrant dessujets coloriés, tirés de l’écriture sainte ; une étroitearmoire à habits, une horloge marchant huit jours, quelquescasseroles bien luisantes, et un chaudron, voilà tout le mobilier.Mais tout y était propre et en bon état ; et Nelly, enregardant autour d’elle, trouvait un air de tranquillité, d’aisanceet de satisfaction, auquel depuis longtemps elle n’était plusaccoutumée.

« Combien y a-t-il d’ici à la ville ou auvillage le plus prochain ? demanda-t-elle au mari de lapaysanne.

– Il y a bien cinq bons milles de distance.Mais je pense que vous ne voulez pas y arriver ce soir ?

– Si, si, Nell !… dit vivement levieillard en faisant des signes à l’enfant. Plus loin, plusloin ! Quand nous devrions marcher jusqu’à minuit !…

– Il y a tout près d’ici, mon brave homme,reprit le paysan une bonne grange… ou bien encore il y a, j’en suissûr, de quoi vous loger à l’auberge de la Charrue etde la Herse. Excusez-moi, nais vous me semblez unpeu fatigués, et à moins que vous n’ayez besoin de partir…

– Oui, oui, dit brusquement le vieillard, noussommes pressés. Plus loin, ma chère Nell, je t’en prie, allons plusloin.

– C’est cela, partons ! dit l’enfant, sesoumettant à ce vœu impatient… Nous vous remercions bien, mais nousne saurions nous arrêter sitôt. Grand-papa, je suisprête. »

La paysanne avait remarqué, à la démarche deNelly, qu’un des petits pieds de la jeune fille était endolori pardes ampoules. Femme et mère, elle ne voulut pas que la pauvresouffrante s’éloignât avant de lui avoir bassiné la place malade etd’y avoir appliqué quelque remède simple, ce qu’elle fit avec toutela bonne grâce possible et d’une main attentive et légère, quelquerude que fût la peau de cette main charitable. Nelly avait le cœurtrop pénétré, trop plein, pour pouvoir dire autre chose que sonfervent « Dieu vous bénisse ! » Et ce ne fut qu’aubout de quelque temps, après sa sortie de la chaumière, qu’elle eutla force de se retourner et d’ouvrir les lèvres. En ce moment ellevit la famille tout entière, y compris même le vieux grand-père,debout sur le chemin, suivant du regard ses hôtes quis’éloignaient ; de part et d’autre, on s’envoya un adieu enéchangeant de la main et de la tête des signes mutuels d’amitié,et, du côté de Nelly assurément, cet adieu ne fut pas sans quelqueslarmes.

Ils reprirent leur voyage, mais pluslentement, plus péniblement qu’ils n’avaient fait jusqu’alors.Ayant parcouru un mille environ, ils entendirent derrière eux unbruit de roues, et, s’étant retournés, ils virent une charrettevide qui arrivait d’un assez bon train. En les rejoignant, leconducteur arrêta son cheval, et dit avec empressement àNelly :

« N’est-ce pas vous qui vous êtes reposésà la maison là-bas ?

– Oui, monsieur, répondit-elle.

– Bien. Ils m’ont prié d’avoir l’œil sur vous.Mon chemin est le vôtre. Allons, la main ; montez, monmaître. »

Cette invitation fut un grand soulagement pourNelly et le vieillard ; car, fatigués comme ils l’étaient, ilseussent eu peine à se traîner bien loin. La charrette, avec sesrudes cahots, fut pour eux un luxueux équipage, le plus délicieuxmoyen de transport qu’il y eût au monde. À peine Nelly s’était-elleassise dans un coin sur un petit tas de paille, qu’elle s’yendormit : c’était son premier somme depuis le matin.

La charrette s’étant arrêtée, au moment oùelle allait tourner pour s’engager dans un chemin de traverse,cette halte réveilla Nelly. Le conducteur s’empressa de mettre piedà terre pour l’aider à descendre ; et, montrant aux voyageursquelques arbres à peu de distance, il leur dit que le bourg étaitde ce côté, et que ce qu’ils avaient de mieux à faire, c’était desuivre un sentier qui les y conduisait en traversant le cimetière.Ce fut donc de ce côté qu’ils dirigèrent leurs pas fatigués.

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