Le Magasin d’antiquités – Tome I

Chapitre 19

 

Le souper n’était pas achevé,lorsqu’arrivèrent aux Jolly-Sandboys deux nouveaux voyageurs amenésen ce lieu par le même motif que les autres : durant plusieursheures, ils avaient été battus par la pluie, et ils étaient toutruisselants d’eau. L’un d’eux était propriétaire d’un géant etd’une petite femme sans bras ni jambes, qui étaient partis en avantdans une lourde charrette ; l’autre était un gentlemansilencieux qui gagnait son pain en faisant des tours de cartes, etqui s’était exercé à se défigurer en s’introduisant dans les yeuxde petites losanges de plomb qu’il faisait descendre dans sabouche, l’un des agréments de la profession qui lui servait degagne-pain. Le premier de ces nouveaux venus se nommaitVuffin ; le second, sans doute, par une plaisante satirecontre sa laideur, avait nom le beau William[7].L’aubergiste se donna beaucoup de mouvement pour leur fournir toutce dont ils pouvaient avoir besoin, et bientôt, en effet, les deuxvoyageurs furent parfaitement à l’aise.

« Comment va le géant ? demandaShort, lorsqu’ils furent tous assis autour du feu en fumant.

– Un peu faible des jambes, réponditM. Vuffin ; je commence à craindre qu’il ne deviennecagneux.

– Ce serait bien désagréable, dit Short.

– Je crois bien, répéta M. Vuffin, l’œilfixé sur le feu. Si un géant vient à manquer par les jambes, lepublic n’en fait pas plus de cas que d’un trognon de chou.

– Que deviennent les géants hors deservice ? demanda Short, se tournant vers lui après un momentde réflexion.

– On les repasse auxcaravanes[8] pour servirles nains.

– Eh ! mais, ils doivent être d’un grosentretien quand ils ne sont plus bons à être montrés.

– Ça vaux mieux que de les laisser manger lepain de la paroisse ou courir les rues pour mendier ; et puis,qu’on s’habitue à rencontrer partout des géants, et personne nepayera plus pour en voir. Tenez, par exemple, les jambes debois : s’il n’y avait qu’un homme qui eût une jambe de bois,quel trésor ce serait !

– C’est vrai ! c’est bien vrai !s’écrièrent à la fois Short et l’aubergiste.

– Au lieu de cela, poursuivit M. Vuffin,vous n’avez qu’à annoncer une pièce de Shakespeare jouée uniquementpar des jambes de bois, je parie que vous ne faites pas quinzesous.

– Ah ! certainement non, » ditShort. Et l’aubergiste fut du même avis.

M. Vuffin reprit, en agitant sa pipe del’air d’un homme qui argumente :

« Ceci prouve qu’il est d’une bonnepolitique de laisser dans les caravanes les géants usés : ilsy sont logés et nourris pour rien le reste de leur vie, et ils setrouvent fort heureux d’y être gardés. Il y avait un géant, unbrun, qui laissa la caravane il y a un an et se mit à promener dansLondres des affiches de voitures, se louant à vil prix comme lesbalayeurs du coin des rues. Il est mort. Je ne fais d’insinuationcontre qui que ce soit, ajouta solennellement M. Vuffin, maisil ruinait le commerce… et il est mort. »

L’aubergiste poussa un soupir en regardant lemaître des chiens, qui secoua la tête en disant d’un air bourruqu’il se le rappelait bien.

« Je le sais, Jerry, dit M. Vuffinavec un ton pénétré, je sais que vous vous le rappelez, etl’opinion générale a été que le géant avait bien mérité son sort.Tenez ! je me rappelle le temps où le vieux Maunders avaitquelque chose comme vingt-trois caravanes ; je me rappelle letemps où le vieux Maunders avait dans son cottage de Spa-Fields,pendant l’hiver et quand la saison des exhibitions était passée,huit nains mâles et femelles assis à table tous les jours et servispar huit vieux géants en habits verts, jupons à carreaux rouges,bas de coton bleus et souliers à recouvrement. Il y avait un nainplus âgé que les autres et très-méchant ; quand son géantn’allait pas assez vite à son gré, il lui enfonçait des épinglesdans les mollets, ne pouvant pas atteindre plus haut. C’est un faitcertain, le vieux Maunders me l’a conté lui-même.

– Et les nains, que deviennent-ils lorsqu’ilssont vieux ? demanda l’aubergiste.

– Plus un nain est vieux, plus il a de prix.Un nain aux cheveux gris et bien ridé ne peut plus être soupçonnéde n’être qu’un enfant. Mais un géant faible sur ses jambes et quine se tient plus droit, gardez-le dans la caravane, mais ne lemontrez plus, à aucun prix ! »

Tandis que M. Vuffin et ses deux amisfumaient leur pipe et trompaient le temps par cette conversation,le personnage silencieux assis à l’un des coins de la cheminéeavalait ou semblait avaler une douzaine de petits sous, pours’entretenir la main ; il tenait en équilibre une plume surson nez, et se livrait à divers autres traits de dextérité sansaccorder la moindre attention à la compagnie qui, de son côté, nes’occupait pas davantage de lui. À la fin, Nelly, fatiguée, décidason grand-père à se retirer. Ils sortirent, laissant la compagnieassise autour du feu et les chiens endormis à quelque distance.

Après avoir souhaité le bonsoir au vieillard,Nelly venait de passer dans son misérable galetas ; mais àpeine en avait-elle fermé la porte, qu’elle y entendit frapper àpetits coups. Elle ouvrit et fut quelque peu surprise à la vue deM. Thomas Codlin qu’elle avait laissé en bas profondémentendormi, au moins en apparence.

– Qu’y a-t-il ? demanda l’enfant.

– Rien, ma chère, répondit le visiteur. Jesuis votre ami. Peut-être n’y aviez-vous pas songé ; maisc’est moi qui suis votre ami, et non pas lui.

– Qui, lui ?

– Short, ma chère. Je vous le dis, bien qu’ilait des façons câlines qui pourraient vous faire illusion ;c’est moi qui suis l’homme franc et loyal de l’association. J’ai lecœur sur la main. On ne le dirait pas, mais cela n’empêche pas quec’est la vérité. »

Nelly commençait à. se sentir effrayée, enpensant que l’ale avait produit trop d’effet sur M. Codlin, etque les louanges qu’il s’accordait devaient être une conséquence deses libations.

« Short, reprit le misanthrope, est sansdoute très-bien et paraît affectueux, mais il exagère lachose ; moi, c’est bien différent. »

Certes, si M. Codlin avait un défaut, enfait de tendresse de cœur, c’était plutôt d’en manquer que d’enavoir à revendre, à en juger par ses manières. Mais Nelly étaittrop préoccupée pour dire ce qu’elle pensait à cet égard.

« Suivez mes conseils, repritCodlin ; ne me demandez pas le pourquoi, maiscroyez-moi : tant que vous voyagerez avec nous, tenez-vous leplus près possible de moi. Ne proposez point de nous quitter (pourquelque raison que ce soit), mais attachez-vous toujours à moi, etdites que je suis votre ami. Voulez-vous, ma chère, vous bienmettre cela dans l’esprit, et me promettre de dire toujours quec’était moi qui étais votre ami ?

– Le dire à qui et quand ? demandanaïvement l’enfant.

– Oh ! à personne en particulier,répondit Codlin, un peu déconcerté par cette question. Je désireseulement que, dans l’occasion, vous puissiez dire que je suisvotre ami, et me rendre ce témoignage. Vous ne sauriez vousimaginer quel intérêt je vous porte. Pourquoi ne me conteriez-vouspas votre petite histoire, ce qui vous est arrivé à vous et aupauvre vieillard ? Je suis le meilleur conseiller que vouspuissiez prendre, et vous m’inspirez tant d’intérêt !…certainement bien plus qu’à Short. Il me semble qu’on montel’escalier. Il n’est pas nécessaire que vous parliez à Short dupetit entretien que nous avons eu ensemble. Bonsoir. Rappelez-vousvotre véritable ami. C’est Codlin qui est votre ami, ce n’est pasShort. Short est bon enfant dans ce qu’il est ; mais votrevéritable ami, c’est Codlin, et non pas Short. »

Appuyant cette protestation d’un grand nombrede regards affables et encourageants, et de gestes pleins d’ardeuramicale, Thomas Codlin se retira sur la pointe du pied, laissantl’enfant dans une profonde surprise. Nelly réfléchissait encore àcet étrange incident, quand les dalles de l’escalier vermoulucrièrent sous les pieds des autres voyageurs qui gagnaient leurschambres. Lorsqu’ils furent tous passés et que le bruit qu’ilsavaient fait se fut amorti, l’un d’eux revint sur ses pas, et,après quelque hésitation, après avoir tâtonné contre le mur commes’il ignorait à quelle porte il devait frapper, il heurta à cellede Nelly.

« Qui est là ? dit l’enfant sansouvrir.

– Moi, Short, répondit celui-ci en se penchantvers le trou de la serrure. Je voulais seulement vous prévenir, machère que nous devons partir demain matin de très-bonne heure,parce que si nous ne prévenons les chiens et le faiseur de tours,les villages où nous passerons ne nous rapporteront pas un sou.Croyez-vous être debout assez tôt pour vous mettre en route avecnous ? Si vous voulez, je vous avertirai. »

L’enfant lui promit d’être prête, et lui ayantrendu son bonsoir, elle l’entendit s’éloigner. L’intérêt de cesdeux hommes lui causait un certain déplaisir, surtout quand elle serappelait leurs chuchotements dans la cuisine et le trouble qu’ilsavaient éprouvé en la voyant s’éveiller ; elle n’était doncpas sans songer avec méfiance qu’elle aurait pu rencontrer demeilleurs compagnons. Cependant, la fatigue finit par dominer lacrainte, et elle ne tarda pas à s’endormir.

Dès le lendemain, au point du jour, Shortremplit sa promesse ; il frappa doucement à la porte de Kelly,qu’il pria instamment de se lever tout de suite, attendu que lepropriétaire des chiens ronflait encore, et qu’il n’y avait pas unmoment à perdre pour prendre une bonne avance à la fois sur lui etsur le sorcier, qui parlait tout haut en dormant, et qui, d’aprèsce qu’on avait pu lui entendre dire, semblait, dans ses rêves,tenir un âne en équilibre sur son nez. Nelly sortit immédiatementde son lit et éveilla son grand-père avec tant de diligence, qu’ilsfurent tous deux aussitôt prêts que Short lui-même, qui en témoignatoute sa satisfaction.

Après un déjeuner sans cérémonie, expédié à lahâte, et dont les principaux éléments furent du lard, du pain et dela bière, ils prirent congé de l’aubergiste et franchirent la portedes Jolly-Sandboys. La matinée était belle et chaude, le sol fraispour les pieds après la pluie de la veille, les haies plus gaies etplus vertes, l’air pur ; tout, en un mot, respirait lafraîcheur et la santé. Sous cette douce influence, les voyageursmarchaient d’un bon pas.

Ils n’étaient pas bien loin encore, lorsquel’enfant fut frappée de nouveau du changement de manières deM. Thomas Codlin, qui, au lieu de se traîner tout seul engrommelant, ainsi qu’il l’avait fait jusqu’alors, se tenait toutprès d’elle, et, lorsqu’il saisissait l’occasion de la regarder àl’insu de son associé, l’avertissait, par certains signes à ladérobée, par certains mouvements de tête, de se défier de Short etde ne mettre sa confiance qu’en Codlin. Il ne se bornait pas auxregards et aux gestes ; car, lorsque Nelly et son grand-pèremarchaient auprès dudit Short, et que le petit homme parlait avecsa chaleur habituelle d’une quantité de sujets indifférents, ThomasCodlin témoignait sa jalousie et son déplaisir en suivant de prèsNelly, à qui il administrait de temps en temps sur les chevilles,en manière d’avertissement, des coups fort peu agréables avec lespieds de son théâtre.

Toutes ces façons d’agir rendirentnaturellement l’enfant plus prudente encore et plus réservéeBientôt elle remarqua que, toutes les fois qu’on s’arrêtait devantune taverne de village ou tout autre lieu pour y donner lespectacle, M. Codlin, tout en s’occupant de ses fonctions,tenait son regard soigneusement attaché sur elle et sur levieillard ; ou bien, avec des démonstrations d’amitié et derespect, invitait ce dernier à s’appuyer sur son bras, et lesurveillait ainsi de près jusqu’à ce que la représentation fûtterminée et qu’on fût reparti. Short lui-même semblait changé à cetégard. Lui aussi, il avait l’air de mêler à son caractère ouvert ledésir bien arrêté d’établir sur eux un système de surveillance.Toutes ces circonstances redoublèrent les soupçons de l’enfant etlui inspirèrent encore plus de défiance et d’anxiété.

Cependant ils approchaient de la ville où lescourses devaient commencer le lendemain : ils n’en pouvaientdouter ; car en passant à travers des troupes nombreuses debohémiens et de vagabonds qui suivaient la même route dans ladirection de la ville et sortaient de tous les chemins de traverse,de toutes les ruelles de la campagne, ils tombèrent au milieu d’unefoule de gens, les uns voyageant dans des charrettes couvertes, lesautres à cheval, ceux-ci sur des ânes, ceux-là chargés de lourdsfardeaux, et tous tendant vers le même but. Les cabarets situés surle bord de la route avaient cessé d’être vides et silencieux commeceux qui se trouvaient plus éloignés ; maintenant il s’enéchappait des cris tumultueux et des nuages de fumée ; àtravers les fenêtres noires, on voyait des groupes de grosses facesrubicondes regarder sur la route. Sur chaque emplacement de terraininculte ou communal, quelque jeu de hasard étalait son industriebruyante et invitait les passants désœuvrés à s’arrêter pour tenterla chance ; la foule devenait de plus en plus compacte ;le pain d’épice doré exposait ses splendeurs à la poussière dansdes baraques en toile ; et parfois une voiture à quatrechevaux, lancée au galop, passait rapidement en soulevant un nuagequi couvrait tout et laissait les gens ahuris et aveuglés parderrière.

Il était tard quand nos voyageurs arrivèrent àla ville même ; les derniers milles qu’ils avaient eus à faireavaient été longs et pénibles. Dans cette ville, tout était tumulteet confusion ; les rues étaient pleines de monde : on ypouvait distinguer bien des étrangers, aux regards curieux qu’ilsjetaient autour d’eux, les cloches des églises faisaient retentirleur bruyant carillon ; les pavillons flottaient aux fenêtreset au sommet des toits. Dans les grandes cours d’auberge, lesgarçons couraient de tous côtés, se heurtant l’un l’autre ;les chevaux frappaient du pied sur les dalles raboteuses ; onentendait résonner les roues des voitures qu’on remisait ; etles fumets désagréables de nombreuses tables couvertes de dîneurs,apportaient à l’odorat leur lourde et tiède émanation. Dans de plushumbles auberges, les violons criards grinçaient, hors du ton et dela mesure, pour soutenir le pas vacillant des danseurs ; deshommes ivres, oubliant le refrain de leurs chansons, unissaientleurs voix dans un hurlement frénétique qui couvrait jusqu’au sondes cloches, véritables sauvages qui ne demandaient qu’àboire ; devant les portes, stationnaient des groupes deflâneurs, pour voir danser quelque traîneuse et joindre le vacarmede leurs clameurs au flageolet aigu et au tambourassourdissant.

À travers cette scène de vertige, l’enfant,effrayée et dégoûtée de tout ce qu’elle voyait, entraînait songrand-père charmé ; elle serrait de près son guide ; elletremblait d’être séparée du vieillard par la foule et d’avoir àretrouver son chemin toute seule. Grâce à leurs efforts pour sedégager du bruit et du mouvement, ils finirent par traverser lesrues et arriver au champ de courses, lande ouverte, située sur unehauteur, à un bon mille des dernières limites de la ville.

Bien qu’il s’y trouvât quantité de gensencore, et pas des plus cossus ni des plus élégants, occupés àdresser des tentes en toute hâte, à enfoncer des pieux en terre, àcourir de çà et de là, les pieds pleins de poussière, en poussantd’affreux jurons bien qu’il y eût là des enfants fatigués qu’onavait couchés sur des tas de paille entre les roues des charrettes,et qui pleuraient pour s’endormir ; sans compter de pauvreschevaux maigres et des ânes en liberté, paissant parmi les hommeset les femmes, parmi les pots et les chaudrons, parmi les feux àdemi allumés et les bouts de chandelles qui brillaient et coulaientçà et là ; malgré tout cela, Nelly avait plaisir à sentirqu’elle n’était plus dans la ville, et respirait plus à l’aise.Après un souper chétif, dont les frais mirent si bas sesressources, qu’il lui resta à peine quelques sous pour le déjeunerdu lendemain, elle alla avec son grand-père chercher un peu derepos au coin d’une tente, où ils s’endormirent, malgré lesbruyants préparatifs qu’on fit autour d’eux durant toute lanuit.

Et maintenant, le temps approchait où ilsallaient être forcés de mendier leur pain. Dès le lever du soleil,Nelly sortit de la tente et se rendit dans les champs voisins, oùelle cueillit des roses sauvages et d’autres petites fleurs, seproposant d’en faire des bouquets qu’elle offrirait aux dames envoiture, quand le beau monde arriverait. Sa pensée n’était pas nonplus inactive pendant que sa main travaillait ainsi. Lorsqu’ellefut de retour et se fut assise près du vieillard dans le coin de latente, à arranger ses fleurs en bouquet, elle profita de ce que lesdeux hommes dormaient encore à l’extrémité opposée, tira songrand-père par la manche, le regarda doucement, et lui dit à voixbasse :

« Grand-papa, ne tournez pas les yeuxvers les gens dont je vais vous parler, et n’ayez l’air de vousoccuper que de ce que je fais en ce moment. Que me disiez-vousavant notre départ de la vieille maison ? Que si l’on savaitce que nous allions faire, on dirait que vous étiez fou, et quel’on nous séparerait ? »

Le vieillard se tourna vers elle avec uneexpression de terreur hagarde ; mais elle le contint par unregard, et le priant de tenir les fleurs pendant qu’elle lesattacherait, elle ajouta en approchant ses lèvres de l’oreille deson grand-père :

« C’était là ce que vous me disiez, je lesais. Vous n’avez pas besoin de parler. Je m’en souviens bien, etje ne pouvais pas l’oublier. Mon grand-papa, ces hommes soupçonnentque nous avons secrètement quitté notre famille, ils projettent denous livrer secrètement à quelque magistrat, pour nous fairerenvoyer d’où nous venons. Si votre main tremble ainsi, nous nepourrons jamais leur échapper ; mais si vous voulez seulementvous tenir tranquille, nous y réussirons aisément.

– Comment cela ? murmura le vieillard.Chère Nell, comment cela ? Ils m’enfermeront dans un cachot depierre, noir et froid ; ils m’enchaîneront à la muraille, ô maNell ! ils me fouetteront jusqu’au sang, et ne me laisserontplus jamais te voir !

– Voilà que vous tremblez encore ! ditl’enfant. Tenez-vous auprès de moi toute la journée. Ne faites pasattention à eux ; ne les regardez pas, ne regardez que moi. Jetrouverai un moment favorable pour nous échapper. Quand je leferai, imitez-moi ; ne dites pas un mot, ne vous arrêtez pasun instant… Chut !… c’est assez !

– Ho ! hé ! qu’est-ce que vousfaites donc, ma chère ? » dit M Codlin soulevant sa têteet bâillant.

Puis, remarquant que son associé était encoreendormi, il ajouta vivement et à voix basse :

« C’est Codlin qui est votre ami, et nonpas Short, souvenez-vous-en.

– Je fais quelques bouquets, réponditl’enfant ; j’essayerai de les vendre pendant les trois joursde courses. En voulez-vous un ? Bien entendu que c’est unpetit cadeau que je vous offre. »

M. Codlin se disposait à se lever pourrecevoir le bouquet, mais Nelly s’élança vers lui et le lui mitdans la main. Il le plaça à sa boutonnière avec un air desatisfaction remarquable pour un misanthrope, et, lançant un coupd’œil de défi et de triomphe à Short qui ne s’en doutait guère, ildit en s’étendant de nouveau :

« C’est Tom Codlin qui est votre ami,goddam ! »

Dès que la matinée fut un peu avancée, lestentes prirent un aspect plus gai et plus brillant ; delongues files d’équipages roulèrent doucement sur le gazon. Deshommes qui avaient passé toute la nuit en blouse, avec des guêtresde cuir, se montrèrent en vestes de soie avec des chapeaux àplumes, dans leur rôle de jongleurs ou de saltimbanques ; ouen livrée superbe, comme les domestiques doucereux attachés auxmaisons de jeu ; ou enfin, avec d’honnêtes costumes de bonsfermiers, pour amorcer le public et l’entraîner aux jeux illicites.De jeunes bohémiennes aux yeux noirs, coiffées de mouchoirs auxcouleurs écarlate, se répandaient partout pour dire la bonneaventure, et de pauvres femmes maigres et pâles erraient sur lespas des ventriloques et des sorciers leurs compères, comptant d’unregard avide les pièces de dix sous avant même qu’elles fussentgagnées. Il y avait entre les ânes, les chariots et les chevaux,autant d’enfants entassés que l’étroit espace pouvait en contenir,et ils étaient tous sales et pauvres ; quant à ceux qu’onn’avait pu y laisser, ils couraient à droite et à gauche dans lesendroits où il y avait le plus de monde, se faufilaient entre lesjambes des promeneurs, entre les roues des voitures, et jusque sousles pieds des chevaux, sans qu’il leur arrivât le moindre accident.Les chiens dansants, les faiseurs de tours montés sur des échelles,la naine et le géant, et toutes les autres merveilles flanquéesd’orgues et d’orchestres sans nombre, sortaient des trous et desrecoins où ils avaient passé la nuit, et florissaient en pleinsoleil.

Au milieu de ce brouhaha, Short priténergiquement son parti. Il sonna de sa trompette de cuivre, et fitretentir bruyamment l’appel de Polichinelle. Derrière lui venaitThomas Codlin portant le théâtre comme de coutume, les yeux fixéssur Nelly et son grand-père, qui marchaient à l’arrière-garde.

L’enfant tenait à la main son panier plein defleurs, et temps en temps elle s’arrêtait, d’un air timide etmodeste, pour offrir ses bouquets aux personnes qui se trouvaientdans les belles voitures. Mais, hélas ! il y avait là bien desmendiants plus hardis qu’elle, des bohémiennes qui prédisaient desmaris, et une foule d’autres vagabonds experts dans cetteindustrie ; et, bien que plusieurs dames eussent sourigracieusement en refusant les bouquets par un mouvement de tête,bien que d’autres eussent dit aux messieurs assis devantelles : « Voyez quelle jolie figure ! » elleslaissaient passer la jolie figure, et ne s’inquiétaient pas desavoir si Nelly se mourait de faim et de fatigue.

Il n’y eut qu’une dame qui sembla comprendreNelly. Elle était assise seule dans un riche équipage, tandis quedeux jeunes gens en brillant costume, qui venaient de descendre dela voiture, parlaient et riaient très-haut à peu de distance, et nesongeaient certes pas à l’enfant. Près de là se trouvaient biend’autres belles dames ; mais elles tournaient le dos à Nelly,ou portaient ailleurs leurs regards, assez probablement sur lesdeux jeunes élégants, et nulle ne faisait attention à la jeunefille. Mais la dame dont nous avons parlé repoussa une bohémiennequi offrait de lui dire sa bonne aventure, en répondant qu’on lalui avait dite déjà, et qu’elle en avait pour plusieursannées ; puis appelant Nelly et lui prenant un bouquet, ellelui mit quelque argent dans sa main qui tremblait, et luirecommanda de retourner chez elle et d’y rester, dans l’intérêt deson salut et de son honneur.

Plus d’une fois, Codlin, Short et leurscompagnons passèrent entre les longues, longues files de lamultitude, voyant tout, excepté la seule chose qu’il y eût à voir,la course des chevaux Lorsque la cloche sonna pour donner le signald’évacuer le champ de courses, ils revinrent se reposer parmi lescharrettes et les ânes, attendant que la grande chaleur fût passée,pour se montrer de nouveau. Polichinelle avait, à maintes reprises,déployé tout l’éclat de sa belle humeur ; mais durant chacunedes représentations, l’œil de Thomas Codlin était resté fixé surNelly et le vieillard, et tenter de fuir sans être aperçus, eût étéchose impraticable.

Enfin, au moment où le jour tombait,M. Codlin dressa le théâtre dans un bon endroit, et lesspectateurs furent bientôt sous le charme. L’enfant, assise à cotédu vieillard, trouvait en elle-même bien étrange que les chevaux,ces honnêtes créatures, semblassent faire autant de vagabonds detous les gens qu’ils attiraient, lorsqu’un rire éclatant, produitsans doute par quelque saillie improvisée de M. Short, quelqueallusion ingénieuse à la fête du jour, tira Nelly de sesréflexions, et lui fit jeter un regard autour d’elle.

S’il y avait possibilité de fuir sans êtrevus, c’était bien le moment. Short était en train de maniervigoureusement le bâton pour faire le moulinet et d’en cogner lesfigures de bois, dans la chaleur du combat, contre les parois duthéâtre ; les spectateurs suivaient en riant ces évolutions,et M. Codlin lui-même se laissait aller à un sourire aussilaid que lui, tandis que son regard scrutateur épiait le mouvementdes mains qui se plongeaient dans les poches des gilets et ycherchaient discrètement les pièces de dix sous. S’il y avaitpossibilité de fuir sans être vus, c’était bien le moment. Nelly etson grand-père saisirent l’occasion et s’enfuirent.

Ils se faufilèrent à travers les baraques, lesvoitures et la multitude, sans s’arrêter un instant pour retournerla tête. La cloche tintait, et le champ de courses était librelorsqu’ils atteignirent la corde ; ils la franchirent sansprendre garde aux cris et aux réclamations qui s’élevaient detoutes parts contre la liberté qu’ils prenaient de violer lasainteté de cette barrière, et, gagnant d’un pas rapide le sommetde la colline, ils se trouvèrent en rase campagne.

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