Le Magasin d’antiquités – Tome I

Chapitre 4

 

M. et Mme Quilp demeuraient àTower-Hill ; et Mme Quilp était restée dans son pavillonde Tower-Hill, à gémir sur l’absence de son seigneur et maître,quand il l’avait quittée pour vaquer à l’affaire que nous l’avonsvu traiter.

On eût eu peine à définir de quel commerce, dequelle profession s’acquittait M. Quilp en particulier,quoique ses occupations fussent nombreuses et variées. Il touchaitles loyers de colonies entières, parquées dans des rues sales etdes ruelles au bord de l’eau ; il faisait des avances d’argentaux matelots et officiers subalternes de vaisseaux marchands :il avait une part dans les pacotilles de divers contre-maîtres debâtiments des Indes, fumait ses cigares de contrebande sous le nezmême des douaniers, et presque tous les jours avait des rendez-vousà la Bourse avec des individus à chapeau de toile cirée et jaquettede matelot. Sur le rivage de la Tamise, comté de Surrey, il y avaitun affreux chantier, infesté de rats, et nommé vulgairement« le quai de Quilp. » Là étaient un petit comptoir enbois, enfoncé tout de travers dans la poussière, comme s’il étaitentré dans le sol en tombant des nues, quelques débris d’ancresrouillées, plusieurs grands anneaux de fer, des piles de boispourri, et deux ou trois monceaux de vieilles feuilles de cuivre,tortillées, fendues et avariées. Dans son quai Daniel Quilp étaitun déchireur de bateaux, quoiqu’à en juger par tout ce qu’on voyaiton dût penser, ou qu’il déchirait les bateaux sur une fort petiteéchelle, ou qu’il les déchirait en morceaux si petits qu’on n’envoyait plus rien. Bien loin que ce lieu offrît une notableapparence de vie ou d’activité, la seule créature humaine quil’occupât était un jeune garçon amphibie, vêtu de toile à voiles,dont l’unique travail consistait à rester assis au haut d’une despiles de bois pour jeter des pierres dans la boue à la marée basse,ou à se tenir les mains dans ses poches en regardant avecinsouciance le mouvement et le choc des vagues à la maréehaute.

À Tower-Hill, l’appartement du naincomprenait, outre ce qui était nécessaire pour lui etMme Quilp, un petit cabinet avec un lit pour la mère de cettedame, qui vivait dans le ménage et soutenait contre Daniel uneguerre incessante ; et pourtant la dame avait une terriblepeur de son gendre. En effet, cet horrible personnage avait réusside manière ou d’autre, soit par sa laideur, soit par sa férocité,soit enfin par sa malice naturelle, peu importe, à inspirer unecrainte salutaire à la plupart de ceux qui se trouvaient chaquejour en rapport avec lui. Nul ne subissait plus complètement sadomination que Mme Quilp elle-même, une jolie petite femme audoux parler, aux yeux bleus, qui, s’étant unie au nain par lesliens du mariage dans un de ces moments d’aberration dont lesexemples sont loin d’être rares, faisait, tous les jours de la viebonne et solide pénitence de sa folie d’un jour.

Nous avons dit que Mme Quilp se désolaitdans son pavillon en l’absence de son mari. Elle était en effetdans son petit salon, mais elle n’y était pas seule ; car,indépendamment de la vieille Mme Jiniwin, sa mère, dont nousavons déjà parlé tout à l’heure, il y avait là une demi-douzaine aumoins de dames du voisinage, qu’un étrange hasard (concerté entreelles, je suppose) avait amenées l’une après l’autre juste àl’heure de prendre le thé. Le moment était propice à laconversation ; la chambre était fraîche et bien ombragée, unvéritable lieu de farniente : par la croisée ouverte, onvoyait des plantes qui interceptaient la poussière et qui formaientun délicieux rideau entre la table à thé au dedans et la vieilletour de Londres au dehors. Il n’y a donc pas sujet de s’étonner siles dames se sentirent une inclination secrète à causer et à perdrele temps, surtout si nous mettons en ligne de compte les charmesadditionnels du beurre frais, du pain tendre, des crevettes et ducresson de fontaine.

Ces dames se trouvant réunies sous de telsauspices, il était naturel que la conversation tombât sur lepenchant des hommes à tyranniser le sexe faible, et sur le devoirqui incombe au sexe faible de résister à ce despotisme, et dedéfendre ses droits et sa dignité. C’était naturel pour quatreraisons : 1° Parce que Mme Quilp étant une jeunefemme notoirement en puissance de mari, il convenait de l’exciter àla révolte ; 2° parce que la mère de Mme Quilp étaithonorablement connue pour être absolue dans ses idées et disposée àrésister à l’autorité masculine, 3° parce que chacune des dames envisite n’était pas fâchée de montrer pour son propre compte combienelle l’emportait, à cet égard, sur la généralité de son sexe ;et 4° parce que la compagnie étant habituée à une médisanceréciproque quand elles étaient deux à deux, était privée de sonsujet de conversation ordinaire maintenant qu’elles étaient réuniestoutes ensemble, en petit comité d’amitié, et que par conséquent iln’y avait rien de mieux à faire que de se liguer contre l’ennemicommun.

En vertu de ces considérations, une grossedame ouvrit le feu en commençant par demander, d’un air d’intérêtsympathique, comment se portait M. Quilp ; à quoi labelle-mère répondit avec aigreur : « Oh ! très-bien.Vous pouvez être tranquille à son sujet : mauvaise herbeprospère toujours. »

Alors toutes les dames soupirèrent àl’unisson, secouèrent gravement la tête et regardèrentMme Quilp comme on regarderait une martyre.

« Ah ! dit la première qui avaitpris la parole, si vous pouviez lui communiquer un peu de votreexpérience, mistress Jiniwin !… Personne, mieux que vous, nesait ce que nous autres femmes nous nous devons à nous-mêmes.

– Ce que nous nous devons est bien dit,madame, répliqua mistress Jiniwin. Du vivant de mon pauvre mari,votre père, ma fille, s’il s’était jamais hasardé à prononcervis-à-vis de moi un mot de travers, j’aurais… »

La brave vieille dame n’acheva point laphrase, mais elle tordit la tête d’une crevette avec un air devengeance, qui semblait en quelque sorte la traduction de sonsilence. Ce geste éloquent fut parfaitement saisi et approuvé parla grosse dame, qui répliqua immédiatement :

« Vous entrez juste dans ma pensée,madame, et c’est exactement ce que je ferais moi-même.

– Mais rien ne vous y oblige, ditMme Jiniwin. Heureusement pour vous, ma chère, vous n’en avezpas plus occasion que je ne l’avais autrefois.

– Nulle femme n’en aurait jamais besoin, ditla grosse dame, si elle se respectait.

– Vous entendez, Betzy ? ditMme Jiniwin d’un ton sentencieux. Combien de fois ne vousai-je pas adressé les mêmes avis, en me mettant presque à vosgenoux pour vous prier de les suivre ! »

La pauvre mistress Quilp, qui promenait unregard de victime de visage en visage, pour y lire partout unsentiment de pitié, rougit, sourit et secoua la tête d’un air dedoute. Ce fut le signal d’une clameur générale, commençant par unmurmure confus, et bientôt s’agrandissant jusqu’à devenir uneexplosion violente où tout le monde parlait à la fois ; il n’yavait qu’une voix pour dire que mistress Quilp, étant trop jeunepour avoir le droit d’opposer son opinion à celle de personnesexpérimentées qui savaient bien qu’elle se trompait, ce serait fortmal à elle de ne pas écouter les conseils de gens qui ne voulaientque son bien ; que se conduire ainsi, c’était presque semontrer ingrate ; que, si elle ne se respectait pas elle-même,du moins devait-elle respecter les autres femmes que son humilitécompromettait toutes ensemble ; que, si elle manquait d’égardsenvers les autres femmes, un temps viendrait où les autres femmesen manqueraient pour elle, et qu’elle en aurait bien du regret,elle pouvait en être sûre. Après ce déluge d’avertissements, lesdames livrèrent un assaut plus vif encore que jamais au thé,mélangé de pain tendre, de beurre frais, de crevettes et de cressonde fontaine, disant qu’elles souffraient tellement de la voir seconduire ainsi, qu’à peine pouvaient-elles avaler une bouchée.

« Tout cela est bel et bon, ditMme Quilp avec beaucoup de simplicité ; mais celan’empêche pas que, si je venais à mourir, aujourd’hui pour demain,Quilp pourrait épouser qui bon lui semblerait ; il lepourrait, j’en suis sûre. »

Il y eut à cette idée un cri générald’indignation. Épouser qui bon lui semblerait ! Ellesvoudraient bien voir qu’il eût l’audace de faire à aucune d’ellesune proposition de ce genre ; elles voudraient bien voir qu’ilen fît seulement semblant ! Une dame (c’était une veuve)s’écria qu’elle était femme à le poignarder dès la premièreallusion à cette prétention insolente.

« À merveille, reprit mistress Quilp,balançant sa tête ; tout cela est bel et bon, comme je ledisais tout à l’heure ; mais je répète que je suis certaine demon fait, oui, certaine. Quilp sait si bien s’arranger quand ilveut, que la plus belle de vous ne le refuserait pas si j’étaismorte, qu’elle fût libre, et qu’il se mit dans la tête de lui fairela cour, allez ! »

Chacune se redressa devant cette affirmation,comme pour dire : « C’est moi dont vous voulezparler !… Eh bien ! qu’il y vienne : onverra ! » Et cependant, quelque raison cachée les animaittoutes contre la veuve ; pas une des dames qui ne murmurât àl’oreille de sa voisine, que cette veuve se figurait probablementêtre l’objet des allusions de Betzy… et que pourtant ce n’était pasle Pérou.

« Ma mère sait, ajouta mistress Quilp,que je ne me trompe pas. Elle-même m’a souvent tenu ce langageavant mon mariage. N’est-il pas vrai, maman ? »

Cette question directe embarrassasingulièrement mistress Jiniwin, dont la position devenait des plusdélicates ; car la respectable dame avait certainementtravaillé d’une manière active à marier sa fille àM. Quilp ; et d’ailleurs, son orgueil maternel n’eût pasvolontiers laissé s’accréditer l’idée qu’elle avait donné sa filleà un homme dont personne n’eût voulu. D’autre part, exagérer lesqualités séduisantes de son gendre, c’eût été affaiblir la cause dela révolte, cette cause qu’elle avait embrassée avec ardeur.Partagée entre ces considérations contraires, mistress Jiniwinvoulut bien reconnaître chez Quilp un esprit insinuant, mais ellelui refusa le droit de gouverner ; et, avec un compliment bienplacé à l’adresse de la grosse dame, elle ramena la discussion aupoint de départ.

« Oh ! mistress George a dit unechose fort juste, fort sensée Si les femmes savaient seulement serespecter elles-mêmes !… Mais Betzy ne s’en doute pas, etc’est bien dommage ; j’en suis honteuse pour elle.

– Plutôt que de permettre à un homme de memener comme Quilp la mène, dit mistress George, plutôt que detrembler devant un homme comme elle tremble devant lui, je… je metuerais, après avoir commencé par écrire une lettre où jedéclarerais que c’est lui qui m’a tuée ! »

Cette idée fut accueillie par un concertunanime d’approbations bruyantes. Alors une autre dame, desMinories, prit à son tour la parole en ces termes :

« M. Quilp peut être un hommetrès-séduisant, je le suppose, je n’en doute même pas, puisquemistress Quilp et mistress Jiniwin le disent : or, siquelqu’un doit le savoir, c’est elles, assurément. Mais il n’estpourtant pas ce qu’on appelle un joli garçon, encore moins un jeunehomme, ce qui pourrait au moins lui servir de circonstanceatténuante ; tandis que sa femme est jeune, agréable, etqu’enfin c’est une femme ; et c’est toutdire ! »

Ces dernières paroles, prononcées du ton leplus pathétique, excitèrent l’enthousiasme dans l’auditoire.Encouragée par son triomphe, la dame ajouta :

« Si un tel mari pouvait être bourru etdéraisonnable avec une telle femme, il faudrait…

– S’il l’est ! interrompit la mèreretournant sa tasse vide dans la soucoupe et secouant les miettesqui étaient tombées dans son giron, comme pour se préparer à unedéclaration solennelle ; s’il l’est !… C’est le plusgrand tyran qui ait jamais existé ; elle n’ose pas penser parelle-même ; il la fait trembler d’un geste, d’un regard, illui cause des frayeurs mortelles, sans qu’elle ait la force de luirépondre un mot, pas le plus petit mot ! »

Quoique ces griefs fussent bien notoires etbien établis chez toutes ces dames amateurs de thé, et qu’ilseussent depuis un an servi de texte et de commentaire dans toutesleurs réunions du voisinage, cette communication officielle n’eutpas été plutôt reçue, qu’elles se mirent toutes à parler à la fois,rivalisant entre elles de véhémence et de volubilité. MistressGeorge s’écria que tout le monde s’en entretenait ; quesouvent elle en avait entendu causer auparavant ; que mistressSimmons, qui avait vu quelques-unes de ces scènes, le lui avait ditvingt fois à elle-même, et qu’elle lui avait toujoursrépondu : « Non, ma chère Henriette Simmons, je n’ycroirai jamais, à moins que je ne le voie de mes propres yeux etque je ne l’entende de mes propres oreilles. »Mme Simmons corrobora ce témoignage en y ajoutant des détailsqui étaient à sa connaissance personnelle. La dame des Minoriesdonna la recette d’un traitement infaillible auquel elle avaitsoumis son mari, et grâce auquel ce monsieur, qui, trois semainesaprès son mariage, s’était mis à manifester des symptômes nonéquivoques d’un naturel de tigre, s’était apprivoisé et étaitdevenu doux comme un agneau. Une autre dame raconta la luttequ’elle avait eue à soutenir et son triomphe final, qu’elle n’avaitpas obtenu cependant sans être forcée d’appeler à son aide sa mèreet deux tantes, avec lesquelles elle avait pleuré nuit et jour,durant six semaines, sans discontinuer. Une troisième qui, dans laconfusion générale, n’avait pu trouver une autre personne pourl’écouter, s’accrocha à une jeune fille qui se trouvait là, et ellela conjura, au nom de sa tranquillité et de son bonheur, de mettreà profit cette circonstance solennelle pour éviter l’exemple defaiblesse donné par mistress Quilp, et pour songer uniquement, dèsce jour, à maîtriser et à dompter le caractère rebelle de son futurmari. Le bruit était à son comble, la moitié des dames en étaientvenues, non plus à parler, mais à crier à qui mieux mieux pourdominer la voix des autres, quand soudain on vit mistress Jiniwinchanger de couleur, et faire à la dérobée un signe du doigt, commepour engager la compagnie à se taire. Alors, mais alors seulement,on aperçut dans la chambre Daniel Quilp lui-même, la cause vivantede tout ce tapage, occupé à regarder et écouter tout avec la plusprofonde attention.

« Continuez, mesdames, continuez, ditDaniel. Mistress Quilp, veuillez engager ces dames à rester poursouper ; vous leur donnerez une couple de homards avec quelqueautre comestible léger et délicat.

– Je… je ne les avais pas invitées à prendrele thé, balbutia la jeune femme. C’est bien par hasard qu’elles sesont rencontrées.

– Tant mieux, mistress Quilp ; lesparties de plaisir imprévues sont toujours les meilleures, dit lenain en frottant ses mains avec tant de force qu’il semblaitfabriquer des boulettes pour servir de gargousses à des canonnièresd’enfant. Mais quoi ! vous ne partez pas, mesdames ? Vousne partez sûrement pas ? »

Ses belles ennemies agitèrent la tête d’un airmutin, tout en cherchant leurs chapeaux et leurs châles respectifs,mais elles laissèrent le soin de la résistance verbale à mistressJiniwin, qui, se trouvant désignée par sa position pour soutenir lalutte, simula quelques efforts afin de sauver l’honneur de sonrôle.

« Et pourquoi, dit-elle, ces dames neresteraient-elles pas à souper, si ma fille le voulait ?

– Certainement, répondit Daniel ;pourquoi pas ?

– Il n’y a rien d’inconvenant ni de déshonnêtedans un souper, j’espère, dit Mme Jiniwin.

– Comment donc ? répliqua le nain ;ni de malsain non plus, à moins qu’on n’y mange une salade dehomards ou des crevettes, car je me suis laissé dire que ce n’étaitpas bon pour la digestion.

– Et vous ne voudriez pas que votre femme ensouffrît, pas plus que de toute autre chose qui pourraitl’incommoder, n’est-ce pas ?

– Non, certainement, pour rien au monde !répondit le nain avec un rire grimaçant. Pas même pour toutes lesbelles-mères réunies !… quelque bonheur qu’on eût à posséderune telle collection.

– Ma fille est votre femme, monsieurQuilp, » dit la vieille dame avec un rire qu’elle s’efforça derendre badin et satirique ; et elle ajouta, comme s’il avaitbesoin qu’on lui rappelât cette circonstance : « Votrefemme légitime.

– Certainement, certainement, dit le nain.

– Et elle a le droit, j’espère, d’agir commeil lui plaît, Quilp, dit mistress Jiniwin, tremblant, en partie decolère, en partie de la crainte secrète que lui inspirait songendre diabolique.

– Vous espérez qu’elle en a le droit. Nesavez-vous pas qu’elle l’a ?

– Je sais qu’elle devrait l’avoir, si elleavait ma manière de voir.

– Ma chère, pourquoi n’avez-vous pas lamanière de voir de votre mère ? dit le nain se retournant pours’adresser à sa femme. Pourquoi, ma chère, n’imitez-vous pas entout constamment votre mère ? Elle est l’ornement de sonsexe ; votre père le disait chaque jour de sa vie, j’en suissûr.

– Son père était un heureux caractère, et quivalait vingt mille fois mieux que certaines gens ; quedis-je ? vingt millions de milliards de fois.

– J’eusse aimé à le connaître, repartit lenain. Il se peut qu’il fût une heureuse créature déjà à cetteépoque ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il l’estmaintenant. Doux repos pour un homme qui a, je crois, souffertlongtemps. »

La vieille dame fit un effort pour parler,mais elle resta sans voix. Quilp reprit, avec la même malice deregard et la même affectation de politesse moqueuse :

« Vous ne paraissez pas à votre aise,mistress Jiniwin ; vous vous êtes trop surexcitée peut-être àparler, car c’est là votre faible. Allez vous coucher, allez vouscoucher.

– J’irai me coucher quand il me plaira, Quilp,et pas avant.

– Si cela pouvait vous plaire en cemoment ! Allez donc vous coucher, s’il vous plaît. »

Mistress Jiniwin le regarda avec colère ;mais elle recula en le voyant s’avancer, et, lui tournant le dospour s’en aller, elle l’entendit fermer la porte sur elle,l’envoyant ainsi rejoindre les invitées qui se pressaient surl’escalier.

Resté seul avec sa femme qui s’était assisedans un coin, toute tremblante et les yeux fixés à terre, le petithomme vint se planter à quelque distance devant elle, les brascroisés, et la contempla fixement durant quelque temps sansparler.

« Ah ! bonne pièce ! dit-il enrompant le silence, faisant claquer ses lèvres, comme si ce n’étaitpas une simple figure de rhétorique, et qu’il vînt en effet dedéguster un bon morceau. Ah ! mon cher petit cœur !ah ! charmante enchanteresse ! »

Mme Quilp sanglota, et, comme elleconnaissait le caractère de son aimable seigneur et maître, elle nese montra guère moins alarmée de ces compliments que s’il s’étaitporté à des actes de la plus extrême violence.

« Quel bijou ! continua le nain avecune grimace de possédé ; quel diamant, quelle perle, quelrubis, quel écrin du plus pur métal, enchâssé des plus richesjoyaux ! quel trésor ! aussi comme jel’aime ! »

La pauvre petite femme tremblait des pieds àla tête : elle jetait vers lui des yeux suppliants qu’ellebaissait ensuite vers la terre avec de nouveaux sanglots.

« Mais ce qu’elle a de mieux, ajouta-t-ilen s’avançant avec une espèce de bond que ses jambes crochues, saface hideuse, son air moqueur rendaient tout à fait diabolique, cequ’elle a de mieux, c’est sa douceur, sa soumission, qui ne luipermet pas d’avoir une volonté à elle, et surtout c’est l’avantagequ’elle a de posséder une mère si persuasive ! »

Il prononça ces dernières paroles d’un ton demalice mielleuse dont rien n’approche ; après quoi il plantases deux mains sur ses genoux, et écartant ses jambes toutesgrandes, il se baissa, baissa, baissa tout doucement jusqu’à cequ’il n’eût plus besoin que de donner un tour de vis à sa tête d’uncôté pour se trouver juste entre le parquet et les yeux de safemme.

« Madame Quilp !

– Oui, Quilp.

– N’est-ce pas que je suis gentil ?N’est-ce pas que je serai, la plus jolie créature du monde, sij’avais seulement des moustaches ? mais bah ! ça nem’empêche pas d’être un beau petit homme pour une femme, n’est-cepas, madame Quilp ? »

Mme Quilp répliqua en femme bienapprise : « Oui, Quilp » et, fascinée par sonregard, continua à fixer sur lui ses yeux timides, pendant qu’il larégalait d’une foule de grimaces dont il n’y avait que lui ou lecauchemar qui pussent posséder le secret. Et durant toute cettepantomime qui ne finit pas de sitôt, il garda un silenceabsolu ; excepté chaque fois qu’il faisait trembler et reculersa femme en renouvelant un de ses bonds inattendus, car alors ellene pouvait s’empêcher de pousser un cri d’effroi, ce qui le faisaitrire aux éclats.

« Mistress Quilp ! dit-il enfin.

– Oui, Quilp, » répondit-elle avecsoumission.

Au lieu de poursuivre son idée, Quilp se leva,croisa de nouveau ses bras et fixa sur sa femme des yeux encoreplus sévères, tandis qu’elle détournait les siens et les tenaitattachés sur le parquet.

« Mistress Quilp !

– Oui, Quilp.

– S’il vous arrive encore d’écouter cessorcières, je vous pincerai. »

Après cette menace laconique, accompagnée d’ungrognement qui la fit paraître très-sérieuse, M. Quilp ordonnaà Betzy d’enlever le plateau et de lui apporter le rhum. Ayantdevant lui la liqueur dans un grand coffre qui avait l’air deprovenir de quelque armoire de vaisseau, il demanda de l’eaufraîche avec sa boîte à cigares ; quand il n’eut plus rien àdemander, il s’établit dans un fauteuil, appuyant en arrière sagrosse tête, et ses petites jambes plantées sur la table.

« Maintenant, dit-il, mistress Quilp, mevoilà en disposition de fumer. Je passerai sans doute ainsi toutela nuit. Restez où vous êtes, s’il vous plaît, dans le cas oùj’aurais besoin de vous. »

La jeune femme ne trouva pas autre chose àrépondre que ses mots habituels : « Oui, Quilp. »Son seigneur et maître prit son premier cigare et apprêta sonpremier verre de grog. Le soleil se coucha, les étoilesparurent ; la Tour passa de sa teinte ordinaire au gris, puisau noir ; la chambre devint tout à fait sombre, tandis que lebout du cigare était flamboyant. M. Quilp demeurait cependantdans la même position, fumant et buvant tour à tour, regardant d’unair d’insouciance par la fenêtre, avec un sourire de dogue sur leslèvres, excepté quand mistress Quilp ne pouvait réprimer unmouvement d’impatience ou de fatigue ; car alors ce sourire semétamorphosait en une grimace de plaisir.

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