Le Magasin d’antiquités – Tome I

Chapitre 27

 

Quand on eut fait assez lentement un peu dechemin, Nelly se hasarda à jeter un regard sur l’intérieur de lacaravane et à l’examiner plus attentivement. Le premiercompartiment, celui où la propriétaire s’était installée, étaitgarni d’un tapis et divisé en cloisons de façon à offrir pour lesommeil une place disposée comme une case dans un vaisseau. Cetteespèce de chambre à coucher était protégée, de même que les petitescroisées, par de beaux rideaux blancs et paraissait assezconfortable, bien que, pour s’y installer, la dame fût obligée sansdoute de se livrer à un exercice gymnastique qui était unimpénétrable mystère. L’autre compartiment servait de cuisine, etil était garni d’un fourneau dont le tuyau passait à travers letoit. Il contenait aussi un cabinet ou office, plusieurs caisses,une grande cruche d’eau, quelques ustensiles de cuisine et de lavaisselle de faïence. La plupart de ces objets étaient suspendusaux parois qui, dans la partie de la voiture consacrée à lamaîtresse, avaient reçu des ornements plus gais et plus splendides,tels qu’un triangle et deux tambourins bien frottés par lespouces.

La dame était assise à sa fenêtre, dans toutl’orgueil et la poésie des instruments de musique ; la petiteNell et son grand-père se tenaient, au contraire, de l’autre côté,dans l’humble sphère du chaudron et des casseroles, tandis que levéhicule allait cahin-caha et perçait lentement l’obscurité de laroute. D’abord les deux voyageurs parlèrent peu et se bornèrent àchuchoter ; mais, se familiarisant avec le lieu où ils setrouvaient, ils s’enhardirent à causer plus librement, ets’entretinrent du pays qu’ils traversaient et des divers objets quis’offraient à leur vue. Le vieillard finit par s’endormir. La dames’en aperçut ; elle invita alors Nelly à venir s’asseoirauprès d’elle.

« Eh bien ! mon enfant, dit-elle,comment trouvez-vous cette manière de voyager ?

– Fort agréable, madame, répondit Nelly.

– Oui, reprit la dame, pour des gens qui onttoutes leurs forces. Quant à moi, j’éprouve parfois des faiblessesqui exigent un stimulant perpétuel. »

Le stimulant dont elle parlait, letrouvait-elle dans la bouteille suspecte que nous avons signalée,ou bien ailleurs ? C’est ce qu’elle ne dit pas.

« Vous êtes bien heureux, vous autresjeunesses, reprit-elle ! Vous ne savez pas ce que c’est quedes faiblesses. Vous jouissez toujours d’un bon appétit, et c’estbien agréable. »

Nelly pensa que, pour sa part, elle feraitaussi bien de se passer parfois d’avoir trop bon appétit ; et,d’un autre côté, rien dans l’extérieur de la dame, ou dans samanière de prendre le thé, ne portait à croire qu’elle n’éprouvâtplus de plaisir à boire et à manger. Elle se borna à s’inclinersilencieusement, en manière d’adhésion polie, et attendit que ladame reprit la parole.

Cependant, au lieu de parler, celle-ciconsidéra longtemps l’enfant en silence. Se levant ensuite, ellealla prendre dans un coin un grand rouleau de toile, large d’uneaune environ, et l’étendit sur le parquet en le déroulant avec sonpied jusqu’à ce qu’il touchât d’une extrémité à l’autre de lacaravane.

« Lisez-moi cela, dit-elle, monenfant. »

Nelly se promena tout le long du rouleau,lisant à haute voix l’inscription suivante tracée en énormeslettres noires :

« FIGURES DE CIRE DE JARLEY.

– Relisez-le, dit la dame qui paraissait yprendre goût.

– Figures de cire de Jarley, répétaNelly.

– C’est moi, dit la dame. Je suis mistressJarley. »

Elle donna à l’enfant un regardd’encouragement, et chercha à la rassurer et à lui faire comprendreque, bien qu’elle fût en face de mistress Jarley en personne, ellene devait pas se laisser éblouir et terrasser par sa glorieuseprésence. La dame déroula ensuite un autre tableau portant cetteinscription :

« Cent figures de grandeurnaturelle. »

Un troisième tableau, avec cetteinscription :

« La plus merveilleuse collection defigures vivantes en cire qu’il y ait dans le mondeentier. »

Puis plusieurs tableaux plus petits, avec desinscriptions telles que celles-ci :

« Ouverture de l’Exposition – Lavéritable et unique Jarley. – Collection sans rivale de Jarley –Jarley fait les déliées de la grande et de la petite noblesse. –Jarley est sous le patronage de la Famille Royale . »

Quand elle eut bien montré à l’enfantstupéfaite ces léviathans de l’annonce, elle lui fit voir desprospectus qui n’étaient plus auprès que du fretin sous forme debillets, quelques-uns tournés en parodies sur des airs populaires,comme :

Crois-moi, les figures de cire

De Jarley, que chacun admire…

Ou bien :

J’ai vu ton précieux ouvrage

Exposé dans la fleur de l’âge.

Ou bien encore :

Gué, passons l’eau,

Allons chez Jarley, ma chère ;

Gué, passons l’eau,

On n’peut rien voir de plus beau.

Car, pour satisfaire tous les goûts, il y enavait qui étaient composés dans un esprit léger et facétieux.C’était, par exemple, la parodie sur l’air populaire :« Si j’avais un âne. » Elle commençaitainsi :

Si j’avais un âne assez bête

Pour se mettre dans la tête

De ne point aller chez Jarley,

Je rentrais mon baudet.

Et vite, et vite, s’il vous plaît.

Accourez tous chez Jarley.

En outre, il y avait diverses compositions enprose, entre autres un dialogue entre l’empereur de la Chine et unehuître, ou l’archevêque de Cantorbéry et un dissident au sujet desdroits d’église. Tous ces écrits se terminaient par la même morale,à savoir que le lecteur devait se hâter d’aller voir l’expositionde Jarley, et que les enfants et les domestiques y étaient admis àmoitié prix. Après avoir suffisamment exhibé, pour éblouirl’enfant, tous ces témoignages de sa haute position dans lasociété, mistress Jarley les roula, les remit soigneusement enplace, s’assit de nouveau et regarda Nelly d’un air triomphant.

« Et j’espère, dit-elle, que vous n’irezplus en compagnie d’un sale Polichinelle, dorénavant !

– Jamais, madame, je n’ai vu de figures decire. Est-ce que c’est plus drôle que Polichinelle ?

– Plus drôle !… répéta mistress Jarleyd’une voix perçante. Ce n’est pas drôle du tout.

– Oh !… murmura Nelly avec une parfaitehumilité.

– Ce n’est pas du tout drôle ; c’est unspectacle calme, un spectacle… quoi donc encore ?…critique ?… non… classique, voilà le mot. Un spectacle calmeet classique. On n’y voit pas des batteries et des querellescrapuleuses, des coups de bâton, des farces, des hurlements commedans vos fameuses parades de Polichinelle ; mais toujours lamême chose, toujours des figures remarquables par leur immobilitéfroide et distinguée ; enfin une image si frappante de la vie,que, si les figures de cire parlaient et marchaient, vous n’yverriez pas de différence. Je n’irai pas jusqu’à vous dire que j’aivu des figures de cire exactement semblables à des personnes envie, mais j’ai certainement vu des personnes en vie exactementsemblables à des figures de cire.

– Sont-elles ici, madame ? demanda Nellydont cette description avait éveillé la curiosité.

– Quoi ici, mon enfant ?

– Les figures de cire, madame.

– Juste ciel ! mon enfant, ypensez-vous ? comment pouvez vous vous imaginer qu’une tellecollection tiendrait ici où vous voyez tout ce qu’il y a, exceptél’intérieur d’un petit buffet et de quelques coffres ! Macollection est partie dans d’autres caravanes pour les sallesd’exposition, et elle y sera livrée au public après-demain. Puisquevous allez dans la même ville, vous verrez, j’espère, macollection ; c’est bien naturel, vous ne pouvez pas vous endispenser, et je ne doute pas que vous n’en ayez envie, comme toutle monde. Je suppose que vous ne quitteriez pas la ville sans vousêtre donné ce plaisir.

– Je ne resterai pas, je pense, dans la ville,madame.

– Vous n’y resterez pas !… s’écriamistress Jarley. Alors où donc allez-vous ?

– Je… je ne le sais pas bien. Je ne suis pasfixée.

– Voulez-vous dire par là que vous voyagez àtravers le pays sans savoir où vous allez ?… En vérité, vousêtes de singulières gens ! Quelle est donc votreprofession ? Quand je vous ai vue aux courses, mon enfant,vous m’aviez l’air de n’être pas dans votre élément, et d’êtretombée là par pur accident.

– Nous y étions en effet par accident,répondit Nelly intimidée par ces questions à brûle-pourpoint. Noussommes pauvres, madame, et nous errons au hasard. Nous n’avons rienà faire ; je voudrais bien que nous fussionsoccupés !

– Vous m’étonnez de plus en plus, dit encoreMme Jarley après être restée quelque temps aussi muette queses figures de cire. Eh bien, alors, quel titre prenez-vousdonc ? Vous ne seriez pas des mendiants, par hasard ?

– En vérité, madame, je ne crois pas que noussoyons autre chose.

– Bonté du ciel ! je n’ai jamais entendurien de semblable. Qui jamais aurait cru cela ?… »

Après cette exclamation, la dame garda silongtemps le silence que Nelly se demanda avec crainte si elle nejugeait pas que sa dignité fût compromise à jamais pour avoiraccordé sa protection à une créature si misérable, et s’êtreoubliée jusqu’à converser avec elle. Cette idée ne se trouva quetrop confirmée par l’accent avec lequel la dame rompit le silenceet dit :

« Et cependant vous savez lire, etpeut-être même écrire ?

– Oui, madame, dit timidement Nelly, craignantde l’offenser de nouveau par cet aveu.

– Eh bien ! moi, je ne sais ni l’un nil’autre.

– Vraiment ?… » dit Nelly d’un tonqui semblait indiquer ou qu’elle était justement surprise de voirdépourvue de connaissances si vulgaires la véritable et uniqueJarley, les délices de la grande et de la petite noblesse, lafavorite particulière de la famille royale, ou qu’elle présumaitqu’une si grande dame pouvait bien se passer de notions de cegenre.

De quelque manière que Mme Jarley eûtpris la réponse, elle n’en fit pas un texte de nouvellesquestions ; mais elle retomba dans un silence méditatif. Cesilence dura assez pour que Nelly jugeât à propos de regagnerl’autre fenêtre et de reprendre sa place à côté de son grand-père,qui venait de s’éveiller.

Enfin la maîtresse de la caravane sortit deson accès de méditation ; et, ayant invité Georges à venirsous la fenêtre près de laquelle elle était assise, elle eut aveclui un long entretien à voix basse, comme si elle lui demandait sonavis sur un point important, et qu’elle eût à discuter le pour etle contre dans une grave affaire. Cette conférence étant terminée,la dame retourna la tête et fit signe à Nelly de s’approcher.

« Et le vieux monsieur aussi, ditmistress Jarley, car j’ai besoin de m’entendre avec lui. Maître,voudriez-vous d’une bonne position pour votre petite-fille ?Si cela vous est agréable, je puis la mettre à même d’en trouverune. Qu’est-ce que vous dites de çà ?

– Je ne puis la quitter, répondit levieillard. Nous ne pouvons nous séparer. Que deviendrais-je, sanselle ?

– J’aurais cru que vous étiez en âge deprendre soin de vous-même, maintenant ou jamais, dit aigrement ladame.

– Il ne le peut plus, dit tout basl’enfant ; je crains qu’il ne le puisse plus jamais… Je vousen prie, ne lui parlez pas durement. »

Puis elle ajouta à haute voix :

« Nous vous sommestrès-reconnaissants ; mais nous ne nous séparerions pas l’unde l’autre, quand on nous donnerait à nous partager toutes lesrichesses du monde. »

L’accueil fait à sa proposition déconcerta unpeu Mme Jarley. Le vieillard avait pris tendrement la main deNelly et la tenait dans les siennes. Mme Jarley le regardad’un air qui signifiait qu’elle se fût parfaitement passée de sacompagnie et qu’elle se souciait même très-peu de son existence.Après une pause pénible pour tous, elle mit encore une fois sa têteà la fenêtre et eut avec Georges une conférence sur un point pourlequel ils parurent moins facilement s’entendre que pour lepremier ; mais ils finirent par tomber d’accord, etMme Jarley s’adressa de nouveau en ces termes auvieillard :

« Si vous êtes réellement disposé àtravailler, on trouverait aisément à vous employer à épousseter lesfigures, à recevoir les contre-marques, et ainsi de suite. Ce queje demande à votre petite-fille, c’est de montrer les figures aupublic ; elle ne tardera pas à les connaître. Elle a desmanières qui ne seront pas désagréables, bien qu’elle ait ledésavantage de venir après moi ; car j’ai toujours conduitmoi-même les visiteurs, et je continuerais de le faire si mesfaiblesses d’estomac ne m’obligeaient à prendre un peu de repos quim’est absolument nécessaire. Ce n’est pas là une propositionordinaire, soyez-en persuadé, ajouta la dame, prenant le ton élevéet le geste dont elle se servait habituellement vis-à-vis dupublic ; il s’agit des figures de cire de Jarley, n’oubliezpas cela. La besogne est d’ailleurs très-facile et mêmeagréable ; la compagnie choisie ; l’exposition a lieudans des salons de réunion, dans les hôtels de ville, de grandessalles d’auberge ou des galeries d’enchère. Chez Mme Jarley,rien qui ressemble à votre vie de vagabondage, songez-y ; chezMme Jarley, pas de tente goudronnée, pas de sciure de boissous les pieds dans la baraque, rappelez-vous ça. Toutes lespromesses faites dans mes programmes sont tenues fidèlement, et monexposition a dans son ensemble un éclat imposant, qui jusqu’àprésent n’a pas eu de rival dans ce royaume. Rappelez-vous que leprix d’entrée n’est pas au-dessous de cinquante centimes, et que jevous offre une occasion que vous ne retrouverez peut-êtrejamais. »

Descendant du sublime où elle était montée auxdétails de la vie ordinaire, Mme Jarley dit que, pour lesalaire, elle ne s’engageait pas à rien déterminer jusqu’à cequ’elle eût pu suffisamment juger du savoir-faire de Nelly et sefaire une juste idée de la manière dont la jeune filles’acquitterait de ses fonctions. Mais elle promit de leur fournir àtous deux la nourriture et le logement, et, en outre, donna saparole que la nourriture serait aussi bonne de qualité qu’abondantepour la quantité.

Nelly et son grand-père se consultèrent ;pendant ce temps, Mme Jarley, les mains croisées par derrière,arpentait la caravane, du même pas qu’elle avait marché sur laroute après avoir pris son thé ; son attitude indiquait unedignité rare et une haute estime d’elle-même. Ce mince détail n’estpas si indigne qu’on pourrait le croire d’être mis sous les yeux dulecteur, s’il veut bien se rappeler que, pendant tout ce temps-là,la caravane avait repris son mouvement rude et heurté, et qu’il n’yavait qu’une personne pleine de majesté naturelle et de grâcesaccomplies qui pût se hasarder à supporter cette oscillation sanstrébucher.

« Eh bien ! mon enfant ?s’écria Mme Jarley, qui s’arrêta en voyant Nelly se tournervers elle.

– Nous vous sommes très-obligés, madame, ditNelly, et nous acceptons votre offre de grand cœur.

– Et vous n’en aurez pas de regret, repartitmistress Jarley ; j’en suis bien sûre. Maintenant que tout estarrangé, nous allons manger un morceau, voilà l’heure dusouper. »

Cependant la caravane avait continué d’avanceren vacillant, comme si elle avait fait de même que ses habitants etqu’elle eût bu de forte bière qui l’eût assoupie. Enfin elle arrivaaux portes d’une ville dont les rues étaient paisibles etsolitaires ; car minuit allait sonner, et tout le monde étaitau lit. Comme il était trop tard pour se rendre à la salled’exposition, les voyageurs détournèrent vers un grand terrain nu,qui était contigu à la vieille porte de la ville, et ils sedisposèrent à y passer la nuit près d’une autre caravane, quiportait bien sur son panneau officiel le grand nom de Jarley, carelle était employée à mener de place en place les figures de cirequi faisaient l’orgueil du pays, mais elle portait aussi au bas del’estampille : « Wagon des théâtres forains » sousle n° 7100, tout comme si sa précieuse cargaison n’était composéeque de sacs de charbon ou de farine.

Cette voiture, traitée avec si peu d’égardspar la police, étant vide (car elle avait déposé son chargement aulieu de l’exposition et elle stationnait là jusqu’à ce que sesservices fussent requis de nouveau), elle fut assignée au vieillardpour lui servir de chambre à coucher cette nuit : et c’estdans ses murs de bois que Nelly fit à son grand-père le meilleurlit possible avec tout ce qu’elle trouva sous sa main. Quant àelle, Mme Jarley lui offrit sa propre voiture de voyage, commeune marque signalée de la faveur et de la confiance de sabourgeoise.

Nelly avait pris congé de son grand-père etrevenait à l’autre caravane lorsqu’elle se sentit tentée par lafraîcheur de la nuit de se promener quelques instants en plein air.La lune brillait au-dessus de la vieille porte de la ville,laissant dans l’ombre l’arche basse et cintrée. Ce fut avec unmélange de curiosité et de crainte que Nelly s’approcha de la porteet resta à la contempler, s’étonnant de la voir si noire, sivieille et si triste.

Il y avait au-dessus du porche une niche videmaintenant, autrefois ornée de quelque statue que l’on avaitrenversée ou enlevée depuis des centaines d’années. L’enfantréfléchissait à l’air étrange que cette figure-là devait avoirlorsqu’elle était debout, elle songeait aux combats qui s’étaientlivrés en ce lieu, aux meurtres qui avaient été commis sans douteen cet endroit maintenant silencieux. Soudain un homme sortit del’immense obscurité du porche. Il ne lui eut pas plutôt apparu, queNelly le reconnut. Il n’était pas facile de méconnaître dans cemonstre l’abominable Quilp.

La rue qui s’étendait au delà était siétroite, et l’ombre des maisons qui bordaient un des côtés duchemin tellement épaisse, que Quilp avait l’air d’être sorti deterre ; mais enfin c’était bien lui. L’enfant se retira dansun angle sombre, et elle vit le nain passer tout près d’elle. Ilavait un bâton à la main, et lorsqu’il eut traversé l’obscurité dela vieille porte, il s’appuya sur ce bâton, regarda en arrièrejuste du côté où se trouvait Nelly, et fit un signe.

Un signe à Nelly ? Oh. ! non, grâceà Dieu, pas à Nelly ; car tandis qu’elle restait clouée par lapeur, ne sachant si elle devait appeler à son secours ou bienquitter la place où elle s’était cachée et s’enfuir avant que Quilps’approchât davantage, une autre figure sortit lentement de laporte. C’était un jeune garçon qui avait une malle sur le dos.

« Plus vite, coquin ! dit Quilp, lesregards tournés vers la vieille porte, et se montrant au clair dela lune comme quelque figure de marmouset qui serait descendue desa niche et qui se retournerait pour revoir son anciennedemeure ; plus vite !

– C’est que la malle est horriblement lourde,monsieur, répondit le jeune garçon pour s’excuser ; je suisvenu bien vite tout de même.

– Vous êtes venu vite tout de même ?répondit Quilp. Vous vous traînez, au contraire, vous rampez, chienque vous êtes ! vous ne faites pas plus de chemin qu’unemisérable chenille. Entendez-vous sonner minuit etdemi ? »

Il s’arrêta pour écouter, puis se tournantvers le jeune garçon avec une brusquerie et un air féroce qui lefirent tressaillir, il lui demanda quand la diligence de Londrespassait au détour de la route.

« À une heure, répondit le jeunegarçon.

– En ce cas, venez donc alors, dit Quilp, oubien j’arriverai trop tard. Plus vite ! M’entendez-vous ?Plus vite ! »

Le jeune garçon marcha du mieux qu’il lui futpossible. Quilp le précédait, se retournant sans cesse pour lemenacer et lui faire presser le pas.

Nelly n’osa remuer jusqu’à ce qu’elle les eûtperdus de vue et que le bruit de leurs voix n’arrivât plus jusqu’àelle. Alors elle se hâta d’aller rejoindre son grand-père, toutinquiète pour lui, comme si le voisinage du nain avait dû remplir,en passant, le vieillard de terreur. Mais celui-ci dormait d’unsommeil paisible, et Nelly se retira doucement.

En allant se mettre au lit, elle résolut de nerien dire de son aventure. Quant au motif qui avait pu attirer lenain de ce côté, Nelly craignait que ce ne fût pour les poursuivre,et comme il était évident, d’après la question de Quilprelativement à la diligence de Londres, que cet homme retournaitchez lui, et comme il n’avait fait que traverser la place, il étaitraisonnable de penser qu’en restant dans la ville, on y serait plusque partout ailleurs à l’abri de ses recherches. Cependant cesréflexions ne dissipaient pas les alarmes de Nelly ; car elleavait été trop profondément effrayée pour pouvoir se remettre siaisément. Il lui semblait qu’elle était environnée d’une légion deQuilps et que l’air lui-même en était rempli.

Les délices de la grande et de la petitenoblesse, la favorite de la famille royale, Mme Jarley, en unmot, s’était, par un procédé de raccourci connu d’elle seule,couchée dans son lit de voyage et elle y ronflait paisiblement,tandis que son vaste chapeau, soigneusement posé sur le tambour,étalait sa magnificence, à la clarté douteuse d’une lampe quiveillait dans le compartiment. Le lit de l’enfant était déjà toutprêt sur le plancher de la voiture. Ce fut pour Nelly une grandesatisfaction d’entendre relever le marchepied aussitôt qu’elle futentrée dans la caravane, et de penser que par là toutecommunication avait cessé entre les gens du dehors et le marteau decuivre. Certains sons gutturaux et certain bruissement de paille,qui de temps en temps montaient à travers le plancher de lavoiture, apprirent à Nelly que le conducteur était couché dans lesous-sol, et redoublèrent sa sécurité.

Cependant, malgré la protection qu’elletrouvait autour d’elle, elle ne put goûter, pendant toute la nuit,qu’un sommeil intermittent, rempli d’agitation et de fièvre. Dansses rêves pénibles, Quilp se confondait avec les figures de cire,ou plutôt il était lui-même une figure de cire ; tantôtc’était Mme Jarley qu’il représentait en figure de cire,tantôt il reparaissait sous sa propre forme et Mme Jarleydevenait figure de cire à son tour, jusqu’à ce qu’ils seconfondirent ensemble en un orgue de barbarie. Enfin, vers le pointdu jour, elle tomba dans ce profond sommeil qui succède àl’accablement et à l’insomnie, et dans lequel on ne sent plus rienque le bienfait d’un repos complet, d’un calme réparateur.

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