Le Magasin d’antiquités – Tome I

Chapitre 20

 

Chaque jour, en revenant au logis, après avoirfait quelque nouvel effort pour trouver du travail, Kit levait sesyeux vers la fenêtre de la petite chambre où si souvent il avaitsalué Nelly, et il espérait y apercevoir quelque indice de saprésence. Ce vœu ardent, fortifié de l’assurance que lui avaitdonnée Quilp, lui persuadait que Nelly viendrait enfin réclamerl’asile qu’il lui avait offert : son espérance, éteinte chaquesoir, renaissait chaque matin.

« Mère, disait-il avec un soupir enposant son chapeau d’un air découragé, je pense qu’ils arriverontcertainement demain. Voilà bien une semaine qu’ils sont partis…Sûrement ils ne pourront rester loin de nous plus d’unesemaine ; ne le pensez-vous pas ? »

La mère secoua la tête et lui rappela combiendéjà il avait éprouvé de mécomptes à cet égard.

« Pour cela, dit Kit, vous avez bienraison, comme toujours, ma mère. Cependant, il me semble qu’unesemaine employée à errer partout, c’est bien assez long. Est-ce quevous ne le croyez pas ?

– C’est assez long, Kit, plus long même qu’ilne le faudrait. Pourtant ils ne sont pas revenus. »

Kit éprouva presque de l’humeur de cettecontradiction ; il ne pouvait pourtant pas se dissimuler quecette réflexion était parfaitement juste et qu’il l’avait faitedéjà lui-même. Mais ce mouvement de contrariété n’eut que la duréed’un moment ; et avant que le jeune homme eût fait le tour dela chambre, son regard fâché redevint doux et bon comme àl’ordinaire.

« Alors, demanda-t-il, ma mère, quepeut-il leur être arrivé ? Croyez-vous qu’ils se soientembarqués, par hasard ?

– Pas pour se faire mousses, toujours,répondit la mère avec un sourire. Cependant je ne puis m’empêcherd’imaginer qu’ils sont partis à l’étranger.

– Mère, s’écria Kit d’un ton lamentable, ne medites pas cela, je vous en prie.

– Je crains pourtant qu’ils ne l’aient fait,voilà la vérité. Tous les voisins le disent comme moi ; il yen a même qui affirment qu’on les a vus à bord d’un bâtiment et quivont jusqu’à dire vers quel lieu ils se dirigent. Quant à moi,c’est plus que je n’en pourrais dire : le nom même qu’ilsdonnent à ce pays est trop difficile à prononcer pour moi.

– Je ne crois pas cela. Je n’en crois pas unmot !… Un tas de chipies, de commères ! Qu’est-cequ’elles en peuvent savoir ?…

– Elles se trompent peut-être ; je nepuis pas dire non, quoiqu’il me semble qu’elles peuvent aussin’avoir pas tout à fait tort ; car le bruit court que levieillard a emporté une somme dont personne n’avait connaissance,pas même ce vilain petit homme dont vous m’avez parlé. Comment doncs’appelle-t-il ?… Quilp… On dit que miss Nell et songrand-père sont allés demeurer loin pour qu’on ne leur enlevâtpoint cet argent et qu’on les laissât tranquilles. Tout cela n’estpas si invraisemblable, qu’en dites-vous ? »

Kit se gratta tristement la tête, obligémalgré lui de reconnaître qu’il y avait bien là quelque apparencede vérité. Il grimpa ensuite jusqu’au vieux clou auquel étaitaccrochée la cage, la prit, la nettoya et donna à manger àl’oiseau. Sa pensée le ramena en ce moment au souvenir du petitvieillard qui lui avait donné un schelling ; il se rappelatout à coup que c’était le jour même, l’heure même à laquelle legentleman avait dit qu’il se trouverait de nouveau devant la maisondu notaire. Cette idée ne lui fut pas plutôt venue, qu’il se hâtade remettre la cage à son clou, et qu’expliquant rapidement à samère la raison de son départ précipité, il courut de toute lavitesse de ses jambes à son rendez-vous.

C’était à une distance considérable de chezlui : il n’y arriva que deux minutes après l’heurefixée ; mais, par un bonheur inespéré, le vieux petit monsieurne s’y trouvait pas encore ; du moins, aucune chaise atteléed’un poney n’était visible à l’œil nu et il n’y avait pas àprésumer que la voiture fût partie sitôt. Heureux de penser qu’iln’était pas arrivé trop tard, Kit s’appuya pour reprendre haleinecontre un lampadaire et attendit l’arrivée du poney et de sasociété.

Justement, au bout de peu de temps, le poneyapparut tournant le coin de la rue, avec l’air aussi entêté quepeut l’avoir un poney, posant ses pieds avec précaution comme s’ilcherchait les places les plus propres afin d’éviter la poussière,et qu’il ne voulût pas se presser d’une manière inconvenante.Derrière le poney, était assis le vieux petit gentleman, auprèsduquel se trouvait la vieille petite dame, portant un aussi grosbouquet que la fois précédente.

Le vieux monsieur, la vieille dame, le poneyet la chaise descendirent la rue avec un ensemble parfait jusqu’aumoment où ils arrivèrent à une demi-douzaine de portes avant lamaison du notaire. Là, le poney, trompé par une plaque de cuivrequi se trouvait au-dessous du marteau d’un tailleur, fit halte, etsoutint par son silence obstiné que c’était bien là la maison oùl’on devait aller.

« Voyons, monsieur, dit le vieuxgentleman, voulez-vous avoir la bonté de continuer ? Ce n’estpas ici ! »

Le poney regarda très-attentivement le tampond’un conduit des eaux pour les pompes à incendie qui se trouvait àses pieds, et il eut l’air d’être absorbé tout entier dans cettecontemplation.

« Ah ! mon Dieu ! le méchantWhisker ! cria la vieille dame. Après avoir été d’abord sigentil et avoir été si loin et d’un si bon pas ! Je suisvraiment honteuse pour lui. Je ne sais ce que nous en pourronsfaire, en vérité, je n’en sais rien. »

Le poney s’étant complètement édifié sur lanature et les propriétés du tampon, regarda en l’air ses ennemiesnaturelles, les mouches, et, comme il arriva qu’il y en eut uneprécisément qui lui piqua l’oreille en ce moment, il secoua la têteet battit ses flancs avec sa queue ; après quoi, il parutavoir repris tout son bien-être et toute sa tranquillité. Cependantle vieux gentleman, ayant épuisé les moyens de persuasion, avaitmis pied à terre pour le conduire à la main, quand le poney, soitqu’il vît dans cette détermination de son maître une concessionsuffisante, soit parce qu’il avait aperçu l’autre plaque de cuivre,soit enfin qu’il éprouvât un accès de dépit, partit comme un traitavec la vieille dame et s’arrêta juste devant la maison, laissantle vieux monsieur le suivre tout essoufflé.

En ce moment, Kit se présenta à la tête duponey et souleva son chapeau en souriant.

« Eh ! Dieu me bénisse !s’écria le vieux monsieur, c’est bien le garçon de l’autrejour !… Voyez-vous, ma chère ?

– Je vous avais promis d’être ici, monsieur,dit Kit en caressant le cou de Whisker. J’espère que vous avez faitun bon voyage, monsieur. Vous avez là un joli petit poney.

– Ma chère, reprit le vieux monsieur, voilà ungarçon comme on n’en voit pas !… Ce doit être un brave garçon,j’en suis sûr.

– Oh ! oui, dit la vieille dame, un bravegarçon et sans doute aussi un bon fils. »

Kit les remercia de ces expressionsbienveillantes en soulevant à plusieurs reprises son chapeau et enrougissant jusqu’aux oreilles.

Le vieux monsieur offrit alors la main à lavieille dame pour l’aider à descendre. Après avoir tous deuxregardé Kit avec un sourire aimable, ils entrèrent dans la maison,sans doute en s’entretenant de lui, du moins ne put-il s’empêcherde le penser. M. Witherden vint, en respirant le gros bouquet,se pencher à la fenêtre et regarder Kit ; puis ce futM. Abel qui vint et le regarda ; puis ce furent le vieuxmonsieur et la vieille dame qui vinrent et le regardèrent denouveau ; puis ce fut tout le monde qui vint le regarder à lafois.

Kit, assez embarrassé de sa contenance,feignit de ne pas s’en apercevoir. Aussi se mit-il à redoubler decaresses envers le poney, familiarité qui sembla ne pas tropdéplaire à ce caractère indépendant.

Les visages venaient à peine de disparaître dela croisée, quand M. Chukster, dans sa tenue officielle, etavec son chapeau perché sur le côté de la tête et penché comme s’ilallait tomber de sa patère, descendit jusqu’au trottoir et annonçaau jeune homme qu’on le demandait.

« Entrez, dit-il ; pendant ce tempsje garderai la chaise. »

Tout en lui donnant cet ordre,M. Chukster fit la remarque qu’il faudrait être bien malinpour savoir si Kit, avec ses airs innocents, était un novice ou unroué, mais son mouvement de tête plein de méfiance indiquait assezqu’il le rangeait plutôt dans la dernière catégorie.

Kit entra tout tremblant dans l’office ;car le pauvre garçon n’avait pas l’habitude de se trouver ensociété de dames et de messieurs inconnus ; et, de plus, lesboîtes de fer-blanc et les liasses de papiers poudreux avaient àses yeux quelque chose de si terrible et de si vénérable !M. Witherden était, d’ailleurs, un personnage bruyant quiparlait haut et vite, et puis tous les regards étaient fixés sur lepauvre garçon qui pensait à ses habits râpés.

« Eh bien ! mon garçon, ditM. Witherden, vous êtes venu pour achever de gagner votreschelling de l’autre jour, mais non pas pour en gagner un autre,n’est-ce pas ?

– Non certes, monsieur, répondit Kit, trouvantle courage de lever les yeux. Je n’en ai seulement pas eul’idée.

– Votre père est-il vivant ? demanda lenotaire.

– Il est mort, monsieur.

– Vous avez votre mère ?

– Oui, monsieur.

– Remariée, hein ? »

Kit répondit, non sans indignation, que samère était restée veuve avec trois enfants ; et que, si legentleman la connaissait, il ne ferait pas une pareille question. Àcette réplique, M. Witherden replongea son nez dans lesfleurs, et, par derrière le bouquet, il insinua à voix basse auvieux monsieur que ce garçon lui avait l’air d’un honnêtegarçon.

« Voyons, dit M. Garland, aprèsqu’on eut adressé à Kit diverses questions, je ne vais rien vousdonner aujourd’hui.

– Merci, monsieur, dit Kit d’un ton sérieux etse sentant soulagé du soupçon que les premières paroles du notaireavaient semblé exprimer.

– Mais, reprit le vieux monsieur, peut-êtreaurais-je besoin d’autres renseignements sur votre compte. Ainsi,indiquez-moi votre adresse ; je vais l’écrire sur monagenda. »

Kit donna l’adresse que M. Garlandécrivit au crayon. À peine était-ce fait qu’une grande rumeurs’éleva dans la rue ; la vieille dame ayant couru à lafenêtre, s’écria que Whisker venait de se sauver. Aussitôt Kits’élança dehors pour le rattraper, et tous les autres s’élancèrentaprès Kit.

Il paraît que M. Chukster s’était tenuprès du poney, les mains dans ses poches, exerçant mal sasurveillance, et même insultant ce caractère ombrageux par desinjonctions de ce genre : « Restez immobile ! Soyeztranquille ! Woa-a-a ! » et autres malhonnêtetésqu’un poney qui se respecte ne saurait supporter. En conséquence leponey, sans être retenu par aucune considération de devoir oud’obéissance, ni par aucune crainte de l’œil impertinent qu’ilvoyait ouvert sur lui, avait pris sa course, et faisait en cemoment retentir le pavé de la rue. M. Chukster, la tête nue,une plume en travers sur l’oreille, s’accrochait à l’arrière-trainde la chaise et faisait d’inutiles efforts pour la retenir, auxgrands éclats de rire de tous les passants. Whisker, cependant,fantasque jusque dans son escapade, ne fut pas plutôt à quelquedistance qu’il s’arrêta tout à coup, et, sans qu’il fût besoind’aide pour le ramener, il revint d’un pas aussi vif à la placequ’il avait quittée. Ce qui fit que M. Chukster revint à laremorque derrière le train de la voiture jusqu’à son bureau, d’unefaçon peu glorieuse pour lui, et rentra épuisé et déconfit.

Alors la vieille dame s’installa sur soncoussin, et M. Abel, qu’on était venu chercher, s’assit sur sabanquette. Le vieux monsieur, après avoir adressé au poney quelquesreprésentations sur l’extrême inconvenance de sa conduite et avoirfait de son mieux des excuses à M. Chukster, prit également saplace dans la voiture. Ils partirent en souhaitant le bonjour aunotaire et à son clerc, et en faisant de la main un signe amical àKit qui était resté dans la rue à les suivre du regard.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer