Le Magasin d’antiquités – Tome I

Chapitre 8

 

L’affaire étant ainsi arrangée, Swivellersentit, à des avertissements intérieurs, que l’heure de son dînerapprochait, et, de peur de compromettre sa santé par une troplongue abstinence, il envoya au plus proche restaurant demanderimmédiatement un renfort de bœuf bouilli et de choux verts pourdeux. Le restaurateur, édifié par expérience sur sa pratique,refusa net, en répondant, comme un grossier qu’il était, que siM. Swiveller voulait du bœuf, il eût la complaisance de venirà la maison le manger sur place, en ayant soin d’apporter, pour leremettre avant le bénédicité, le montant de certain petit compteque depuis longtemps il avait négligé de solder. Sans se laisserdécourager par cette rebuffade, mais au contraire se sentant plusque jamais en verve d’appétit, Swiveller envoya de nouveau chez unautre restaurateur qui demeurait plus loin. Il eut soin de fairedire par son messager que, s’il s’adressait à un établissementaussi éloigné, c’était non-seulement à cause de la hauteréputation, de la popularité que la qualité de son bœuf avaitacquise à cette maison, mais encore parce que le précédentfournisseur du gentleman, le traiteur inflexible, donnait de laviande tellement dure qu’elle était indigne de servir de nourritureà des gens comme il faut, et même à toute créature humaine.L’excellent effet de cette démarche politique fut démontré parl’arrivée presque immédiate d’une petite pyramide culinaire enétain, dont l’architecture curieuse était composée de platsrecouverts : le bœuf bouilli en formait la base, et un pot debière écumante en était le couronnement. Lorsque l’on eut décomposécet édifice, ses différentes parties constitutives présentaienttous les éléments désirés d’un repas appétissant, auquel Swivelleret son ami se mirent joyeusement en devoir de faire largementhonneur.

« Puissions-nous, s’écria Richard enpiquant sa fourchette dans les flancs d’une grosse pomme de terrerissolée, puissions-nous ne jamais connaître de pire moment quecelui-ci ! J’aime cette manière d’envoyer les pommes de terreavec leur peau ; il y a quelque chose d’agréable à tirer cetubercule de son élément natif, si je puis employer cetteexpression, et c’est un plaisir que ne connaissent pas les richeset les puissants de ce monde. Ah ! l’homme ici-bas a besoin debien peu de chose, et il n’en a pas longtemps besoin ! Commec’est vrai cela… après dîner !

– J’espère que le restaurateur a besoin de peude chose, dit Frédéric ; et j’espère aussi pour lui que ce peude chose, il n’en aura pas besoin longtemps. Je ne vous crois pasen état de payer la dépense.

– Je vais passer chez ce restaurateur et jeréglerai avec lui, répondit Swiveller en clignant de l’œil d’unemanière significative. Le garçon n’a aucun recours contrenous : voilà les provisions consommées, Fred ; tout estabsorbé. »

De fait, le garçon parut s’accommoder de cettevérité ; car, lorsqu’il revint chercher les plats et lesassiettes vides, et que Swiveller lui dit d’un ton d’insouciantedignité qu’il passerait bientôt chez son maître pour régler, legarçon montra d’abord quelque trouble et marmotta entre ses dentsquelques mots, comme : « Payement au comptant, pas decrédit, » et autres balivernes ; mais, après tout, il serésigna facilement et demanda seulement à quelle heure il plairaità monsieur de venir payer, disant que, comme il étaitpersonnellement responsable pour le bœuf, les légumes, etc., ilfallait qu’il se trouvât là. Swiveller, après s’être donné l’air decalculer mentalement ses nombreux engagements d’un bout à l’autre,répondit qu’il serait au restaurant entre six heures moins deuxminutes et six heures sept. Le garçon dut sortir avec cettegarantie peu rassurante ; alors Swiveller tira de sa poche uncarnet tout graisseux et y traça une marque.

« C’est sans doute pour vous rappeler letraiteur, dit Trent en ricanant, dans le cas où vous pourriezl’oublier par mégarde ?

– Non, Fred, répondit gravement Richard encontinuant d’écrire comme un homme très-affairé ; ce n’est pastout à fait cela. Je note dans ce petit livre les noms des rues oùil m’est interdit de passer, tant que les boutiques en sontouvertes. Notre dîner d’aujourd’hui me ferme Long-Acre. La semainedernière, j’ai acheté une paire de bottes dans Great-Queen-Street,et je ne puis plus aller par là. Maintenant, si je veux me rendreau Strand, il n’y a plus pour moi qu’un chemin, et encorefaudra-t-il que je me le ferme en y achetant ce soir une paire degants. Toutes les issues sont si bien bouchées que si, d’ici à unmois, ma tante ne m’envoie de l’argent, je serai forcé d’allerm’établir à trois ou quatre milles de Londres pour pouvoir circuleravec sécurité.

– Mais ne craignez-vous pas qu’à la longueelle ne se fatigue ?

– J’espère que non ; cependant le nombrede lettres que j’ai à lui écrire d’ordinaire pour l’attendrir estde six, et cette fois nous ne lui en avons pas envoyé moins de huitsans obtenir aucun effet. Demain matin, je lui écrirai de nouveau.Je compte faire beaucoup de pâtés et arroser ma lettre de larmesque je verserai du flacon à l’essence de poivre pour leur donner unair plus sombre et plus pénitent. « Ma chère tante, je suisdans un état d’esprit tel, que je sais à peine ce que j’écris. – Unpâté. – Si vous pouviez me voir en ce moment versant des pleursamers sur les fautes de mon passé !… – Poivrière. – Quand j’ypense, ma main tremble… » – Encore un pâté. – Ma foi, si celane produit rien, tout est fini. »

En parlant ainsi, Swiveller avait achevé detracer sa note ; il replaça le crayon dans son petit étui etferma le carnet d’un air parfaitement calme et sérieux. Frédéricsongea alors qu’il avait un engagement qui l’appelait dehors, etlaissa Richard en compagnie du vin rosé et de ses méditations surmiss Sophie Wackles.

« C’est un peu subit, se dit Richard,secouant la tête avec un regard profond et jetant en désordre deslambeaux de poésies à travers ses réflexions, comme de la vileprose, habitude qu’on lui connaît : si le cœur de l’homme estaccablé de crainte, ce brouillard se dissipe quand miss Wacklesapparaît : miss Wackles, cette délicieuse créature !…C’est la rose vermeille qui éclôt sous les rayons de juin. On nepeut nier qu’elle ne soit aussi, comme une douce mélodie jouée surun instrument harmonieux. C’est réellement un peu subit.Assurément, il n’est pas urgent de rompre immédiatement avec elle,à cause de la petite sœur de Fred ; mais il vaut mieux ne pasaller trop loin. Si je dois lui battre froid, il sera bon de lefaire tout de suite. Il y aurait lieu à une action judiciaire pourrupture de promesse, premier point. Sophie pourra trouver un autremari, second point. Il est probable que… Non, cela n’est pasprobable ; mais, en tout cas, il vaut mieux se tenir sur sesgardes. »

Cette chance, qu’il n’avait pas développée etsur laquelle il s’était arrêté tout court, c’était la possibilité,qu’il ne cherchait pas à se dissimuler à lui-même, qu’il ne fût pasencore parfaitement à l’épreuve des charmes de miss Wackles et lacrainte que, s’il venait à lier son sort à celui de cette jeunefille dans un moment d’abandon, il ne s’enlevât à lui-même le moyende poursuivre le beau plan d’avenir qu’il avait accueilli avec tantde chaleur de la bouche de son ami. Toutes ces raisons réunies ledécidèrent à chercher querelle à miss Wackles sans perdre de tempset à la planter là sous un prétexte en l’air de jalousie malfondée. Fixé sur ce point important, il fit passer plusieurs foisle verre de sa droite à sa gauche, et de sa gauche à sa droite,avec une assez notable dextérité, pour se mettre en état de remplirson rôle en homme prudent ; puis, après avoir donné quelquessoins à sa toilette, il sortit et se dirigea vers le lien poétisépar le charmant objet de ses méditations.

C’était à Chelsea. Miss Sophie Wackles ydemeurait avec sa mère, qui était veuve, et deux sœurs ; ellestenaient ensemble un modeste externat pour les petitesfilles : ce qu’indiquait aux passants un cadre ovale placéau-dessus d’une fenêtre du premier étage et où on lisait au milieude magnifiques parafes : Pensionnat de jeunesdemoiselles. Le fait prenait chaque matin plus de certitudeencore lorsque, de neuf heures et demie à dix, on voyait arriverquelque enfant d’âge encore tendre, élève isolée et solitaire qui,se posant sur le décrottoir et se levant sur la pointe de sespieds, faisait de pénibles efforts pour atteindre le marteau avecson abécédaire. Voici comment étaient réparties dans cetétablissement les diverses fonctions des institutrices :grammaire anglaise, composition, géographie, exercice gymnastiquedes haltères, par miss Mélissa Wackles ; écriture,arithmétique, danse, musique, arts d’agrément en général, par missSophie Wackles ; travaux d’aiguille, modèles sur le canevaspour apprendre à marquer, par miss Jane Wackles ; punitionscorporelles, pain sec et autres châtiments et tortures composant ledépartement de la terreur, par mistress Wackles. Miss Mélissa étaitla fille aînée ; miss Sophie, la cadette, et miss Jane ladernière. Miss Mélissa avait vu trente-cinq printemps, ou à peuprès, et elle s’acheminait vers l’automne ; miss Sophie étaitune jeune fille de vingt ans, fraîche, avenante et gaie ;quant à miss Jane, à peine comptait-elle seize années. MistressWackles était une personne de soixante ans, excellente peut-être,mais d’humeur acariâtre.

C’est vers ce « pensionnat de jeunesdemoiselles » que Richard Swiveller se dirigeait en toute hâteavec des projets hostiles au repos de la belle Sophie. Celle-ci,vêtue de blanc comme une vierge, et n’ayant pour tout ornementqu’une rose rouge, reçut le jeune homme à son arrivée, au milieu dedispositions fort élégantes, pour ne pas dire brillantes. Ainsi, lesalon avait été décoré de ces petits pots de fleurs qui d’ordinaireétaient placés sur le bord extérieur de la croisée, à moins qu’onne les mît dans la cour du sous-sol, quand il faisait trop de vent.Ainsi on avait invité à embellir la fête de leur présencequelques-unes des élèves de l’externat. Ainsi encore miss JaneWackles, pour disposer en boucles ses cheveux qui n’y étaient pointaccoutumés, avait gardé sa tête, toute la journée précédente,étroitement serrée dans une grande affiche de théâtre, dont elleavait composé ses papillotes jaunes : joignez à tant de fraisla politesse solennelle et le port majestueux de la vieille dame etde sa fille aînée. Swiveller s’aperçut bien qu’il y avait dans toutcela de l’extraordinaire, mais il ne fut pas impressionné.

Le fait est, et, comme on ne saurait disputerdes goûts (un goût aussi étrange que celui-ci peut être cité sansqu’on nous accuse d’invention méchamment préméditée), le fait estque ni mistress Wackles, ni sa fille aînée, n’avaient jamais vud’un œil favorable les assiduités de M. Swiveller ; ellesavaient coutume de le traiter sans conséquence « comme unjeune homme léger, » et elles soupiraient et secouaient latête en signe de fâcheux augure toutes les fois que son nom venaità être prononcé devant elles. Miss Sophie elle-même, qui jugeaitque la conduite de M. Swiveller, vis-à-vis d’elle, avait cecaractère vague et dilatoire qui n’annonce point des intentionsmatrimoniales bien déterminées, avait fini par désirer fortementune conclusion dans un sens ou dans l’autre. Elle avait doncconsenti enfin à opposer à Richard un jardinier pépiniériste qui sedéclarerait sur le moindre encouragement ; et, comme cetteoccasion avait été choisie dans ce but, on concevra aisément queSophie appelât de tous ses vœux la présence de Swiveller à laréunion, et que même elle lui eût écrit pour cela et porté lalettre dont nous avons parlé. « S’il a, disait mistressWackles à sa fille aînée, quelques espérances ou quelque moyend’entretenir convenablement une femme, il nous les fera connaîtremaintenant ou jamais. – S’il m’aime réellement, pensait de son côtéSophie, il faudra bien qu’il me le dise ce soir. »

Mais comme Swiveller ne savait absolument riende ce qui se faisait, se disait, se pensait à la maison, il n’enétait pas le moins du monde troublé. Il cherchait dans son espritquelle était la meilleure manière de devenir jaloux ; et ilaurait souhaité intérieurement que Sophie fût, pour cette occasionseulement, bien moins jolie que d’habitude, ou même qu’elle fût sapropre sœur, ce qui eût aussi bien servi ses projets. Les invitésentrèrent en ce moment, et parmi eux se trouvait M. Cheggs, lejardinier. M. Cheggs avait eu soin de ne pas se présenter seulet sans appui ; mais, en homme prudent, il avait amené sa sœurmiss Cheggs, qui prit chaleureusement les mains de Sophie,l’embrassa sur les deux joues et lui dit : « J’espère quenous n’arrivons pas trop tôt.

– Assurément non, répondit Sophie.

– Oh ! ma chère, ajouta miss Cheggs dumême ton, j’ai été si tourmentée, si ennuyée ! C’est unmiracle si nous n’avons pas été ici à quatre heures del’après-midi. Alick était horriblement impatient de vous voir.Croiriez-vous qu’il était tout habillé avant le dîner, et quedepuis il n’a cessé d’aller regarder à chaque instant la pendulepour m’ennuyer de ses instances !… Aussi tout cela c’est votrefaute, méchante ! »

Cette confidence publique fit rougir missSophie. M. Cheggs, qui, de sa nature, était fort timide devantles dames, rougit également ; et la mère et les sœurs de missSophie, pour épargner à M. Cheggs l’embarras de rougirdavantage, lui prodiguèrent les politesses et les attentions.Richard Swiveller se trouva abandonné à lui-même. C’était tout cequ’il souhaitait, un bon motif pour paraître fondé en droit et enraison dans sa future colère ; mais, précisément au moment oùil tenait ce motif fondé en droit et en raison, qu’il était venuchercher tout exprès, sans avoir l’espérance d’y réussir, Richardse sentit très-sérieusement en colère et s’étonna de l’impudence dece diable de Cheggs.

Cependant M. Swiveller avait engagé missSophie pour le premier quadrille : notez qu’on avait proscritrigoureusement les contredanses, comme n’étant pas d’assez bongenre. Ici c’était un premier avantage sur son rival qui, assistristement dans un coin, contemplait la forme ravissante de lajeune fille passant avec grâce à travers les méandres de la danse.Mais ce ne fut pas là le seul triomphe que Swiveller remporta surle jardinier ; car, pour montrer à la famille quel homme onavait négligé d’abord, et sans doute aussi sous l’influence de sesprécédentes libations, il se livra à des hauts faits d’agilité sibrillants, et accomplit tant de pirouettes et d’entrechats, qu’ilremplit de surprise la société tout entière, et, qu’en particulier,un grand monsieur, qui dansait avec une toute petite écolière,resta comme pétrifié d’étonnement et d’admiration. Mistress Wackleselle-même oublia un moment de gourmander trois enfants qui sepermettaient de s’amuser, et elle ne put s’empêcher de penser quece serait un honneur pour la famille de posséder un semblabledanseur.

Dans cet instant critique, miss Cheggs semontra pour son frère une alliée énergique et utile. Sans se bornerà témoigner par des sourires méprisants le dédain qu’elle éprouvaitpour les prouesses de M. Swiveller, elle trouva moyen deglisser à l’oreille de miss Sophie quelques mots de sympathiquecondoléance de lui voir un cavalier si ridicule ; déclarantqu’elle tremblait qu’il ne prît envie à Alick de tomber sur cepersonnage et de passer sur lui sa colère : miss Sophien’avait qu’à voir combien l’amour et la fureur brillaient dans lesyeux dudit Alick ; et en effet ces passions, nous devons ledire, débordaient de ses yeux jusque sur son nez auquel ellesdonnaient un éclat rubicond.

« Il faut que vous dansiez maintenantavec miss Cheggs, » dit Sophie à Dick Swiveller après avoirdansé elle-même deux fois avec M. Cheggs, en ayant l’aird’encourager fortement ses galanteries. Elle ajouta :« C’est une aimable personne, et son frère est un hommecharmant.

– Charmant ! murmura Dick. Vous pourriezdire aussi charmé, à en juger par la manière dont il regarde de cecôté. »

Ici miss Jane, à qui l’on avait fait sa leçon,intervint avec ses longues boucles de cheveux et glissa quelquesmots à l’oreille de sa sœur pour lui faire remarquer l’air dejalousie de M. Cheggs.

« Lui, jaloux !… s’écria Swiveller.J’admire son impudence.

– Son impudence ?… répéta miss Jane ensecouant la tête. Prenez garde qu’il ne vous entende ; carvous pourriez en avoir du regret.

– Oh ! Jane, je vous en prie…, dit missSophie.

– Allons donc ! reprit la sœur ;pourquoi M. Cheggs ne serait-il pas jaloux, si cela luiplaît ? J’aime bien cela vraiment ! M. Cheggs aautant le droit d’être jaloux que qui que ce soit ici, et peut-êtrebientôt en aura-t-il plus le droit encore qu’il ne l’a en cemoment. Vous, Sophie, vous en savez quelque chose ! »

Quoique ce plan, concerté entre Sophie et sasœur, s’appuyât sur les meilleures intentions et eût pour objet dedécider enfin M. Swiveller à se déclarer, il échouacomplètement. Car miss Jane étant une de ces jeunes filles qui sontprématurément aigres et acariâtres, donna à son intervention uneimportance si déplacée que Richard se retira de mauvaise humeur,abandonnant sa maîtresse à M. Cheggs, et lançant à celui-ci unregard de défi auquel le jardinier répondit avec indignation.

« Est-ce que vous avez à me parler,monsieur ? lui demanda M. Cheggs le suivant dans un coin.Ayez la complaisance de sourire, monsieur, afin qu’on ne soupçonnerien… Est-ce que vous voulez me parler, monsieur ? »

Swiveller regarda avec un sourire dédaigneuxles pieds de M. Cheggs ; puis ses chevilles, puis sontibia, puis son genou, et ainsi graduellement le long de la jambedroite, jusqu’à ce qu’il arrivât au gilet ; là il alla debouton en bouton jusqu’à ce qu’il atteignît le menton ; puis,passant juste au milieu du nez, il s’arrêta aux yeux, et alors ildit brusquement :

« Non, monsieur.

– Hum ! fit M. Cheggs jetant un coupd’œil par-dessus son épaule ; ayez la bonté de sourire encoreun peu, monsieur… Peut-être désirez-vous me parler,monsieur ?

– Non, monsieur ; du tout.

– Peut-être, monsieur, n’avez-vous rien à medire en ce moment, » ajouta M. Cheggs en appuyant sur cesderniers mots.

Ici Richard Swiveller détacha ses yeux duvisage de M. Cheggs et fit descendre son regard du nez, dugilet et de la jambe droite de son rival jusqu’à ses pieds, qu’ilparut considérer avec soin ; après quoi il releva ses yeux,suivit en remontant la ligne de la jambe gauche, celle du gilet,et, revenu en plein visage de Cheggs, il répondit :

« Non, monsieur ; rien du tout.

– Vraiment, monsieur ? Je suis charméd’apprendre cela. Je suppose, monsieur, que vous savez où metrouver dans le cas où vous auriez quelque chose à medire ?

– Il ne me sera pas difficile de le demanderquand j’aurai besoin de le savoir.

– C’est bien ; nous n’avons rien de plusà nous dire, je pense, monsieur.

– Rien de plus, monsieur. »

Ainsi se termina ce terrible dialogue d’où lesdeux interlocuteurs se retirèrent fronçant également le sourcil.M. Cheggs s’empressa d’offrir la main à miss Sophie, tandisque M. Swiveller s’asseyait tout morose dans un coin.

Tout près de là étaient assises mistressWackles et miss Mélissa occupées à regarder la danse. Miss Cheggss’avança vers elles pendant que son cavalier était engagé dans unpas, et jeta quelques remarques qui furent du fiel et de l’absinthepour le cœur de Richard Swiveller. Sur une couple de mauvaistabourets se tenaient tant bien que mal deux des élèves del’externat, cherchant un encouragement à leur gaieté dans les yeuxde mistress et miss Wackles ; or, en voyant mistress Wacklessourire et miss Wackles sourire aussi, les deux fillettes crurentdevoir, pour se mettre dans leurs bonnes grâces, sourireégalement : pour reconnaître cette attention, la vieille dameprit un air sévère et leur dit que, si elles osaient se permettreencore pareille impertinence, elles seraient immédiatementreconduites chez elles. L’une des deux élèves, qui était d’unenature timide et d’un tempérament nerveux, ne put réprimer seslarmes devant cette menace rigoureuse ; et pour cette offensetoutes deux furent aussitôt renvoyées, ce qui porta la terreur dansl’âme de toutes les élèves.

Cependant miss Cheggs dit en s’approchantdavantage : « J’ai de bonnes nouvelles à vous apprendre.Vous savez ce qu’Alick a dit à Sophie ? Sur ma parole, lachose est sérieuse, c’est clair.

– Qu’est-ce qu’il a donc dit, ma chère ?demanda mistress Wackles.

– Toute sorte de choses ; vous ne sauriezvous imaginer comme il a parlé franchement. »

Richard jugea qu’il n’était pas nécessairepour lui d’en entendre plus long. Il profita d’un temps d’arrêtdans la danse, et du moment où M. Cheggs était venu faire sacour à la vieille dame, et se dirigea la tête haute vers la porte,en affectant soigneusement la plus extrême insouciance lorsqu’ilpassa près de miss Jane Wackles, qui, dans toute la gloire de sesboucles de cheveux, faisait des frais de coquetterie, utile manièred’employer le temps faute de mieux, avec un vieux gentleman galant,locataire du parloir du rez-de-chaussée. Miss Sophie était assiseprès de la porte, encore émue et toute confuse des attentionsmarquées de M. Cheggs ; Richard Swiveller s’arrêta uninstant pour échanger quelques mots avec elle avant son départ.

« Mon navire est sur la côte et machaloupe est à la mer… Mais avant de franchir cette porte, il fautque je t’adresse mes adieux. »

Il accompagna ces paroles d’un regardmélancolique.

« Est-ce que vous partez ? demandamiss Sophie se sentant troublée jusqu’au fond du cœur par le succèsde sa ruse, mais affectant les dehors de l’indifférence.

– Si je pars !… répéta Richard avecamertume. Oui, je pars. Eh bien ! après ?…

– Rien, sinon qu’il n’est pas tard. Mais vousêtes maître après tout de faire ce que vous voulez.

– Plût à Dieu que j’eusse été aussi mamaîtresse et que je n’eusse jamais pensé à vous ! MissWackles, je vous ai crue sincère, et j’étais heureux dans macrédulité ; mais maintenant je gémis d’avoir connu une jeunefille si belle, il est vrai, mais si trompeuse !… »

Miss Sophie se mordit les lèvres et affecta deregarder avec un vif intérêt M. Cheggs qui, à quelquedistance, absorbait à longs traits un verre de limonade.

« Je suis venu ici, dit Richard, oubliantun peu le dessein qui l’avait réellement amené, je suis venu avecle cœur épanoui, dilaté, avec des sentiments conformes à cettedisposition. Je sors avec des pensées qui peuvent se concevoir,mais qui ne sauraient s’exprimer ; j’emporte la convictiondésolante que mes plus chères affections ont reçu ce soir le coupde grâce.

– Assurément, je ne vous comprends pas,monsieur Swiveller, dit miss Sophie, les yeux baissés ; jeregrette que…

– Des regrets, madame ! ditRichard ; des regrets, quand vous restez en possession d’unM. Cheggs ! Mais je vous souhaite une bonne nuit. En meretirant, je me bornerai à vous faire une petite confidence :il existe une toute jeune fille, qu’on élève à la brochette en cemoment pour moi ; elle possède non-seulement de grandscharmes, mais encore une grande fortune ; elle a prié son plusproche parent de solliciter mon alliance ; et, parconsidération pour plusieurs membres de sa famille, j’y aiconsenti. Je suis certain que vous apprendrez avec plaisir ce faitconsolant, qu’une jeune et aimable personne n’attend que le momentd’être femme pour s’unir à moi, et se dépêche de grandir chaquejour pour hâter cet heureux moment. J’ai cru devoir vous en direquelque chose. Il ne me reste plus qu’à m’excuser d’avoir abusé silongtemps de votre attention. Bonsoir. »

« Tout ceci aura d’excellentesconséquences, se dit Richard Swiveller quand il fut rentré chezlui, tout en posant l’éteignoir sur sa chandelle ; ainsi, jeme lance de cœur et d’âme, tête baissée, avec Fred, dans son projetà l’endroit de la petite Nelly ; il sera charmé de me trouversi ardent à le seconder. Demain il saura tout ; en attendant,comme il est un peu tard, je vais tâcher de demander au sommeille baume de mes peines. »

Le baume de ses peines ne se fit pasattendre. Au bout de quelques minutes, Swiveller était endormi, etil rêvait qu’il avait épousé Nelly Trent, qu’il était maître de safortune, et que, pour premier acte d’autorité, il avait dévasté etconverti en un four à chaux la pépinière de M. Cheggs.

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