Le Magasin d’antiquités – Tome I

Chapitre 24

 

Ce ne fut que lorsqu’ils se sentirent épuisésde fatigue et hors d’état de continuer à marcher comme ilsl’avaient fait depuis le champ de courses, que le vieillard etl’enfant se hasardèrent à s’arrêter et à s’asseoir sur la limited’un petit bois. Là, bien que l’arène fût cachée à leur vue, ilspouvaient percevoir encore le bruit affaibli des cris éloignés, lebrouhaha des voix et le roulement des tambours. Gravissantl’éminence qui les séparait de ces lieux, l’enfant put reconnaîtreles drapeaux flottants et les blancs pavillons des baraques ;mais personne ne venait de leur côté, et l’endroit où ils sereposaient était solitaire et paisible.

Il se passa quelque temps avant que Nelly pûtrassurer son compagnon craintif et lui rendre le calme nécessaire.L’imagination désordonnée du vieillard lui représentait une foulede gens se glissant jusqu’à lui et sa petite-fille dans l’ombre desbuissons, s’embusquant dans chaque fossé et les épiant derrièrechaque branche des arbres agités. Il était obsédé de la crainted’être jeté dans quelque cabanon obscur où on l’enchaînerait et lefouetterait ; pis que cela, où Nelly ne serait jamais admise àle voir, sinon à travers des barreaux de fer et des grillesscellées à la muraille. Ses terreurs gagnaient l’enfant. Êtreséparée de son grand-père, c’était le plus cruel supplice qu’elleput redouter ; et pensant que dans l’avenir, partout où ilsiraient, ils étaient exposés à être ainsi traqués et poursuivissans pouvoir espérer de salut qu’à la condition de rester cachés,elle sentit son cœur se briser et son courage faiblir.

Cet accablement d’esprit n’avait rien desurprenant chez un être si jeune et si peu habitué aux scènes parmilesquelles il lui avait fallu vivre depuis quelque temps. Maissouvent la nature place de nobles et généreux cœurs dans de faiblespoitrines, – très-souvent, Dieu merci ! dans des poitrines defemme ; – et quand l’enfant, attachant sur le vieillard sesyeux mouillés de larmes, se rappela combien il était débile, etcombien il serait abandonné et sans ressources si elle venait à luimanquer, son cœur se ranima et se trouva rempli d’une force etd’une constance nouvelles.

« Nous voici à l’abri de tout danger etnous n’avons plus rien à craindre, mon cher grand-papa,dit-elle.

– Rien à craindre !… répéta le vieillard.Rien à craindre, et s’ils m’arrachaient d’auprès de toi ! Rienà craindre, et s’ils nous séparaient ! Je ne crois pluspersonne : pas même Nell !

– Oh ! ne parlez pas ainsi !répliqua l’enfant. Car si jamais quelqu’un vous fut fidèle etdévoué, c’est moi. Et je sais bien que vous n’en doutez pas.

– Comment alors, dit le vieillard, regardantd’un air craintif autour de lui, pouvez-vous avoir le cœur de medire que nous sommes en sûreté lorsqu’on me cherche de tous côtés,lorsqu’on peut venir ici, se glisser vers nous, au moment même oùnous parlons !

– Parce que je suis bien sûre que nous n’avonspas été suivis. Jugez-en par vous-même, cher grand-papa ;regardez autour de vous, et voyez combien tout est calme. Noussommes seuls ensemble, et libres d’aller où il nous plaira Vousdites que vous n’êtes pas en sûreté ! Pourrais-je donc être sitranquille, et le serais-je si vous aviez à craindre quelquedanger ?

– Oh ! oui ! oh ! oui !dit-il en lui pressant la main, mais sans cesser de regarder auloin avec anxiété. – Quel est ce bruit ?

– Un oiseau, dit l’enfant ; un oiseau quivoltige à travers le bois et nous indique le chemin que nous avonsà suivre. Vous vous rappelez quand nous disions que nous irions parles bois et les champs et le long du bord des rivières, et que nousserions bien heureux… Vous vous le rappelez ?… Mais ici,tandis que le soleil brille au-dessus de nos têtes, et que tout estlumière et bonheur, nous restons tristement assis, à perdre notretemps ! – Voyez, quel joli sentier ! l’oiseau nous ymène, – le même oiseau ; – le voilà qui se pose sur un autrearbre et qui s’arrête pour chanter. Venez ! »

Lorsqu’ils se levèrent et prirent l’alléeombreuse qui devait les conduire à travers les bois, Nelly s’élançaen avant ; imprimant ses petits pieds sur la mousse qui serelevait après, souple et élastique sous ces pieds légers, gardantpourtant l’empreinte de ses pieds mignons comme une glace fidèle.Puis alors elle appela le vieillard de ce côté, tant du regard quede son geste gai et pressant. Elle lui montrait d’un signe furtifquelque oiseau solitaire se balançant et gazouillant sur unebranche qui s’égarait au-dessus de l’allée ; ou bien, elles’arrêtait pour écouter les chants qui rompaient l’heureuxsilence ; ou bien elle contemplait le rayon de soleil quitremblait parmi les feuilles, et, se glissant le long des troncsénormes des vieux chênes couverts de lierre, projetait au loin destraits lumineux. Comme ils cheminaient en avant, écartant lesbuissons qui bordaient l’allée, la sérénité que Nelly avait feintd’éprouver d’abord pénétra véritablement dans son cœur ; levieillard cessa de jeter derrière lui des regards d’effroi, ilmontra même plus d’assurance et de gaieté : car plus ilss’enfonçaient dans le sein de l’ombre verte, plus ils sentaient quel’esprit de Dieu était là et répandait la paix sur eux.

Enfin le sentier devint plus clair ; lamarche, plus libre ; ils atteignirent la limite du bois et setrouvèrent sur une grande route. Ils la suivirent quelque temps etentrèrent bientôt dans une ruelle ombragée par deux rangéesd’arbres si serrés et si touffus que leurs cimes se rejoignaient enberceau et formaient une arcade au-dessus de l’étroit sentier. Unpoteau mutilé indiquait que cette ruelle menait à un village situéà trois milles, et ce fut là que les voyageurs résolurent dediriger leurs pas.

Le trajet leur parut si long qu’ils crurentparfois s’être égarés. Mais enfin, à leur grande joie, le cheminaboutit à une descente rapide avec une double chaussée sur laquelleétaient pratiqués des trottoirs ; et les maisons du villageleur apparurent groupées et étagées du fond de leur ceintureboisée.

C’était un lieu modeste. Les hommes et lesenfants s’amusaient à jouer au cricket[9] sur legazon. Les regards s’attachèrent sur Nelly et le vieillard quierraient en se demandant où ils chercheraient un humble asile. Dansun petit jardin, devant sa chaumière, se trouvait tout seul unhomme âgé. Les voyageurs éprouvaient un certain embarras àl’aborder, car c’était le maître d’école, et au-dessus de safenêtre le mot École était tracé en lettres noires sur un écriteaublanc. C’était un homme pâle, d’un extérieur simple ; ilportait un habit usé et étriqué, et se tenait assis parmi sesfleurs et ses ruches, fumant sa pipe, sous le petit portique devantsa porte.

« Parle-lui, ma chère, dit tout bas levieillard.

– J’ai peur de le déranger, dit timidementl’enfant : il n’a pas l’air de nous apercevoir. Peut-être, sinous attendons un peu, regardera-t-il de notre côté. »

Ils attendirent, mais le maître d’école neregardait pas de leur côté et restait sous son petit portique,pensif et silencieux. Il paraissait bon. Son habillement, toutnoir, faisait ressortir encore son teint pâle et sa maigreur. Ilstrouvèrent aussi à sa personne, à sa maison, un air de solitude etd’isolement qui venait peut-être de ce que les autres étaientréunis sur la pelouse à se donner du plaisir. Il n’y avait que luiqui fût resté seul dans tout le village.

Cependant le vieillard et sa compagne étaientbien las. Nelly se serait peut-être senti le courage de s’adressermême à un maître d’école ; mais elle hésitait, parce que laphysionomie de cet homme révélait la tristesse ou le malheur.

Tandis qu’ils étaient là, incertains, à peu dedistance, ils le virent de temps en temps demeurer plongé chaquefois dans une sombre méditation, puis poser sa pipe de côté etfaire deux ou trois tours dans son jardin ; s’approcherensuite de la porte et regarder du côté de la pelouse, puisreprendre sa pipe en soupirant et s’asseoir de nouveau dans la mêmeattitude pensive.

Comme aucune autre personne ne paraissait etque la nuit commençait à tomber, Nelly s’arma enfin derésolution ; et lorsque le maître d’école eut repris sa pipeet son siège, elle s’aventura à s’approcher en tenant songrand-père par la main. Le bruit qu’ils firent en levant le loquetde la porte, attira l’attention du maître d’école. Il les considéraavec bienveillance, mais cependant comme un homme désappointé, etagita doucement la tête.

Nelly fit une révérence et lui dit qu’ilsétaient de pauvres voyageurs qui cherchaient pour la nuit un abriqu’ils payeraient volontiers, selon leurs faibles moyens. Le maîtred’école la regarda avec attention pendant qu’elle parlait ; ilmit sa pipe de côté et se leva aussitôt.

« Si vous pouviez nous indiquer unendroit, dit l’enfant, nous vous en serions bienreconnaissants.

– Vous venez de faire un long chemin ?dit le maître d’école.

– Très-long, répéta Nelly.

– Vous commencez de bonne heure à voyager, monenfant, dit-il en posant amicalement la main sur la tête de Nelly.C’est votre petite-fille, mon brave homme ?

– Oui, monsieur, s’écria le vieillard ;c’est l’appui et la consolation de ma vie.

– Entrez ici, » dit le maîtred’école.

Sans autres préliminaires, il les mena dansune petite classe qui servait indifféremment de salle à manger etde cuisine, en leur disant qu’ils étaient les bienvenus etpourraient rester chez lui jusqu’au lendemain matin. Avant mêmequ’ils l’eussent remercié, il étendit sur la table une grosse nappebien blanche, y posa des couteaux et des assiettes ; etmettant sur la table du pain, de la viande froide et un pot debière, il les invita à manger et à boire.

L’enfant jeta un regard autour d’elle tout ens’asseyant. Il y avait deux bancs entaillés et tout tachésd’encre ; une petite chaire perchée sur ses quatre pieds, oùsans doute le maître était assis pendant la classe ; quelqueslivres rangés sur une tablette haute, avec des coins au haut despages ; en outre, une collection bigarrée de toupies, deballes, de cerfs-volants, de lignes à pêcher, de billes, detrognons de pommes et autres objets confisqués aux paresseux del’école. Accrochés à la muraille, on voyait se carrer dans touteleur majesté terrifique, sur deux supports, la canne et lemartinet ; et près de là, sur une petite planchette adhoc le bonnet d’âne, fait de vieux journaux et décoré d’unequantité de pains à cacheter des plus larges et des plus apparents.Mais le principal ornement des murs consistait en des sentencesmorales parfaitement transcrites en belle écriture ronde, en uncertain nombre d’additions et de multiplications fort bienchiffrées : tout cela venait évidemment de la même main, etces tableaux se trouvaient disposés tout autour de la salle dans ledouble but, très-évident, d’offrir un témoignage de l’excellentenseignement de l’école et d’exciter l’émulation dans le cœur desécoliers.

« Eh bien ! dit le vieux maîtred’école, remarquant que l’attention de Nelly était absorbée par cesspécimens, voilà une belle écriture ! n’est-ce pas, ma chèrepetite ?

– Très-belle, monsieur, répondit-ellemodestement. Est-ce la vôtre ?

– La mienne ! s’écria-t-il, tirant seslunettes et les mettant sur son nez pour jouir mieux d’un triomphetoujours cher à son cœur. Oh ! non, je ne pourrais pas écrireaujourd’hui comme cela. Non ! tous ces tableaux sont de lamême main, une petite main, plus jeune que la vôtre, mais pourtanttrès-habile. »

En parlant ainsi, le maître d’école s’aperçutqu’une légère tache d’encre avait été jetée sur un des tableaux. Iltira de sa poche un canif, et, s’approchant du mur, il grattasoigneusement la tache. Cette besogne achevée, il alla lentement àreculons contempler l’exemple d’écriture avec admiration, comme onpourrait contempler la plus belle peinture. Mais, dans sa voix,dans son geste, il y avait quelque chose de triste qui émutprofondément Nelly, bien qu’elle en ignorât la cause.

« Oh ! oui, une petite main !…dit le pauvre maître d’école. Un enfant bien supérieur à tous sescamarades, à l’étude comme au jeu. Comment se fait-il qu’il se soittant attaché à moi ? Que je l’aime, il n’y a rien d’étonnant àcela ; mais qu’il m’aime ainsi, lui !…»

Ici, le maître d’école s’arrêta ; ilretira ses lunettes pour les essuyer, car les verres s’en étaientobscurcis.

« J’espère que vous n’avez aucun motifd’être inquiet pour lui, monsieur, dit Nelly avec anxiété.

– Non, pas précisément, ma chère. Je comptaisle voir ce soir sur la pelouse. Il était toujours le premier àprendre sa part du cricket. Mais il y sera sans doute demain.

– Est-ce qu’il a été malade ? demandal’enfant avec la sympathie de son âge.

– Malade ! oui, un peu indisposé. On ditqu’il a eu du délire hier, ce cher enfant, et aussi laveille ; mais c’est inévitable avec ce genre de maladie :ce n’est pas un mauvais symptôme ; il n’y a pas là de mauvaissymptôme. »

L’enfant se tut. Le maître d’école alla à laporte et regarda attentivement dehors. Les ombres de la nuits’épaississaient, et tout était tranquille.

« S’il pouvait trouver quelqu’un pour luidonner le bras, il viendrait ici, bien sûr, dit-il en rentrant dansla chambre. Il ne manque jamais de venir au jardin me souhaiter lebonsoir. Mais peut-être sa maladie ne fait-elle que de prendremeilleure tournure, et il est sans doute trop tard pour qu’ilvienne ; car il y a beaucoup d’humidité, et la rosée esttrès-abondante. Il vaut mieux qu’il ne vienne pas cesoir. »

Le maître d’école alluma une chandelle,assujettit le contrevent de la croisée et ferma la porte. Mais,après avoir pris ces soins et s’être assis en silence, au bout dequelques instants il décrocha son chapeau et dit à Nelly qu’ilavait besoin de sortir pour aller aux nouvelles, qu’ellel’obligerait si elle voulait bien rester là jusqu’à ce qu’il fût deretour. L’enfant le lui promit, et le brave homme sortit.

Nelly resta assise et immobile durant unedemi-heure et même davantage, toute seule, toute seule ; carelle avait déterminé son grand-père à aller se coucher, et ellen’entendait que le tic tac d’une vieille horloge et le sifflementdu vent à travers les arbres.

Lorsque le maître d’école revint, il reprit saplace au coin de la cheminée, mais demeura silencieux pendantlongtemps. Enfin il se tourna vers Nelly, et, d’une voix douce, ill’invita à vouloir bien, cette nuit, faire une prière pour unenfant malade.

« Mon élève favori ! dit le pauvremaître d’école, fumant sa pipe qu’il avait oublié d’allumer, et,regardant tristement les exemples collés sur les murs oui c’est sapetite main qui a fait tout cela… et tout amaigrie par lamaladie ! Pauvre petite, petite main !… »

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